Angelo Pisani se contenta de baisser la tête, ce qui était une réponse suffisante. Anna-Maria s’en mêla :
– Vous continuerez aussi bien cette explication assis ! Reprenez votre verre, Angelo et toi, Aldo, je te sers ! Où en es-tu ?
– Je te le dirai après, fit Morosini en acceptant le verre de Cinzano qu’elle lui offrait. Laisse-moi en finir avec Pisani ! Décoincez-vous, mon vieux ! ajouta-t-il à l’adresse du jeune homme. Reprenez votre siège, buvez un peu et répondez-moi.
– Que voulez-vous savoir ?
– Cecina que j’ai eue au téléphone... juste avant la catastrophe, j’imagine, m’a dit que lady Ferrals – pour lui donner son vrai nom ! – était chez moi continuellement. Qu’y faisait-elle ?
– Pas grand mal ! Elle ne cessait d’admirer le contenu du magasin, elle me demandait des renseignements, des histoires...
– Et... le contenu des coffres ? A-t-elle demandé à le voir ?
– Oui. A plusieurs reprises, bien que je lui aie répété ne pas disposer des clefs puisque c’est M. Buteau qui les a, mais, en admettant que je les aie eues, je vous donne ma parole que je n’aurais jamais ouvert pour elle. C’eût été trahir votre confiance ! ...
– C’est bien. A toi maintenant, Anna-Maria ! Comment est-elle partie de chez toi ?
– Le plus simplement du monde. Il y a deux jours, un homme hésitant entre la cinquantaine et la soixantaine, portant monocle, un peu l’allure d’un officier prussien en civil mais fort distingué, est venu voir « miss Campbell » en demandant qu’on veuille bien lui passer un petit mot. Elle est arrivée tout de suite, ils sont tombés dans les bras l’un de l’autre après quoi elle est montée faire ses bagages tandis qu’il réglait la note en annonçant qu’il allait revenir la chercher. Le programme a été exécuté en tous points puis elle m’a dit un « au revoir » chaleureux en me remerciant de mes soins, lui m’a baisé la main et ils sont partis à bord d’un motoscaffo. J’avoue n’avoir pas très bien compris, étant donné ce que tu m’avais confié.
– Oh, c’est fort simple ! Cet homme, qui se dit un ami personnel de Mussolini et semble avoir à sa dévotion tout le Fascio de Venise, est allé s’installer chez moi, a fait enlever Cecina et Zaccaria par les Chemises noires et, dès mon retour, m’a annoncé que si je voulais revoir mes chers vieux serviteurs vivants, je devais, dans cinq jours, épouser sa fille. J’ajoute que ce Solmanski est un criminel déjà recherché par la police autrichienne et, très probablement, par Scotland Yard. Il a, à ma connaissance, au moins quatre morts récentes sur la conscience, sans compter d’autres plus anciennes. Je suppose qu’il a dû tremper aussi dans le meurtre d’Eric Ferrals...
– Et il veut que tu épouses sa fille ? Mais pourquoi ?
– Pour me tenir dans sa main. Nous sommes engagés, l’un et l’autre, dans une affaire gravissime et il pense sans doute avoir désormais barre sur moi.
– Si vous le permettez, prince, coupa Angelo, votre collection de joyaux anciens l’intéresse aussi. Anny... je veux dire lady Ferrals m’en a trop souvent parlé pour qu’il en soit autrement.
– Je n’en doute pas un seul instant, mon ami. Cet homme-là aime les pierres tout autant que moi mais pas de la même façon.
La signora Moretti servit de nouveau ses hôtes et revint à la charge :
– Mais c’est affreux ! Tu ne vas pas accepter ces gens-là dans l’une des premières familles de Venise ?
– Tu veux dire épouser ? A moins d’un raz de marée qui nous emporterait tous, je ne vois pas, hélas, d’autre moyen de sauver Cecina et Zaccaria. Sauf, peut-être, si tu peux m’aider ? Ne m’as-tu pas dit que le chef du Fascio local te mangeait dans la main ?
– Fabiani ? Je l’ai dit, c’est vrai, mais ça l’est beaucoup moins à présent.
– Pourquoi ?
– La main ne lui suffisait plus...
– Oh, alors oublie tout ce que je viens de dire ! Tu dois songer à ta propre protection et j’essaierai de t’aider... Je vous ramène chez vous, Pisani ?
– Non merci. Je voudrais marcher un peu. Quelques pas dans Venise apportent souvent un peu de paix. Elle est si belle !
– Et lyrique avec ça ! En tout cas, soyez au travail à l’heure, demain matin ! Il est grand temps qu’on s’y remette !
– Justement, fit Angelo soudain volubile, nous avons à dix heures un client important : le prince Massimo qui doit arriver de Rome ce soir. C’est une vraie chance que vous soyez rentré ! M. Buteau n’aime pas beaucoup le prince...
– Il n’en aime aucun ! Le seul qu’il supporte c’est moi... et encore parce qu’il m’a élevé !
– Il y a aussi le senor Garabanchel, de Barcelone, qui doit...
La joie qu’éprouvait le jeune homme à se retremper dans un poste qu’il croyait perdu était touchante. Pourtant Morosini coupa court en disant qu’il était inutile de fatiguer la signora Moretti avec des histoires de boutique, et prit congé là-dessus.
Tandis que Zian le ramenait chez lui, Aldo profita de cet instant de paix pour essayer de trouver un moyen d’échapper au piège tendu par Solmanski et sa fille. Comment croire à la fuite d’Anielka loin des siens alors que son père était venu directement chez Anna-Maria dès son arrivée à Venise ? Ils étaient de mèche et maintenant ils jouaient sur le velours : des institutions officielles muselées par un pouvoir qui n’avait plus rien d’occulte, une police impuissante à défendre les honnêtes gens... Le roi ? Mais Victor-Emmanuel III ne ferait rien contre un ami du redoutable Mussolini. Et pas davantage la reine Hélène, même si, un temps, la belle Monténégrine avait entretenu d’aimables relations avec la princesse Isabelle Morosini. Et puis tous deux étaient à Rome qui paraissait au bout du monde. Et pour une excellente raison : surveillé comme il l’était sans doute, Aldo n’arriverait même pas à quitter Venise... Alors, à qui s’adresser ? A Dieu ?
– Conduis-moi à la Salute ! ordonna soudain Morosini. J’ai besoin de prier !
– Il y a des églises plus proches et il est déjà tard !
– C’est celle-là que je veux. Il y a la peste chez moi, Zian, et la Salute a été bâtie pour remercier la Madone d’avoir chassé la peste de Venise. Elle fera peut-être quelque chose pour moi !
La brève escale qu’il fit à Santa Maria, au pied de l’admirable Descente de Croix de Titien, apaisa un peu Aldo. Il était tard, mais c’était l’heure des dernières prières de la journée et la grande église ronde, à peine éclairée par quelques cierges et la lampe de chœur, était calme et rassurante...
Peu dévot jusqu’à présent, le prince Morosini en vint à penser qu’il avait tort, sans doute, de négliger les plus simples devoirs chrétiens. Une prière ne fait jamais de mal et il arrive même qu’elle soit entendue ! Ce fut donc dans des dispositions d’esprit plus sereines qu’il regagna son palais, décidé à discuter pied à pied avec l’envahisseur. Il serait peut-être contraint d’épouser Anielka mais il ne voulait à aucun prix que Solmanski s’incruste chez lui.
Comme au départ, il rencontra Livia dans l’escalier et, cette fois, la jeune fille descendait avec une pile de serviette destinées au magasin. – Donna Adriana vient d’arriver, confia-t-elle à son maître. Elle est dans la bibliothèque avec le comte... machin. Je n’arrive pas à retenir son nom. – C’est sans importance ! Qu’est-ce qu’elle fait avec lui ?
– Je ne sais pas mais c’est lui qu’elle a demandé en arrivant...
Ça, c’était la meilleure ! D’où diable ! Adriana pouvait-elle connaître ce rufian de Solmanski ? ... Mais comme il serait plus intéressant de surprendre leur conversation que de se poser des questions stériles, Aldo grimpa l’escalier quatre à quatre, puis parcourut le portego sans faire plus de bruit qu’un chat en s’efforçant surtout de refréner le début de colère qui lui venait à l’idée que « l’autre » osait s’installer dans « sa » bibliothèque considérée comme une sorte de sanctuaire.
Parvenu à destination, il s’aplatit contre la porte qu’il savait pouvoir ouvrir sans faire entendre même un grincement. La voix de sa cousine lui parvint aussitôt. Tendue, implorante, ce qu’elle disait était plus qu’étrange :
– Comment ne comprends-tu pas que ta présence ici est pour moi une chance inespérée ? Je suis ruinée, Roman, complètement ruinée... à la côte ! Il me reste ma maison et le peu qu’il y a encore dedans ! Alors quand je suis venue ici, avant-hier, et que je t’ai aperçu avec ta fille, je n’osais pas en croire mes yeux. J’ai compris que tout allait changer pour moi...
– Je n’en vois pas la raison ! Et ta visite est une folie.
– Aldo n’est pas là. C’est sans importance !
– Que tu crois ! Il est rentré tout à l’heure et tu aurais pu tomber sur lui.
– Je ne vois pas où serait le mal ? Il est mon cousin, je l’ai presque élevé et il m’aime beaucoup Rien de plus normal que ma visite !
– Il est parti je ne sais où mais il peut revenir d’un instant à l’autre.
– Et après ! Tu es chez lui, j’y arrive, nous venons de nous rencontrer et nous causons : rien que de très naturel ! ... Roman, je t’en prie, il faut que tu fasses quelque chose pour moi ! Souviens-toi ! Tu m’aimais autrefois ! As-tu donc oublié Locarno ?
– C’est toi qui l’as oublié ! Quand je t’ai envoyé Spiridion pour t’aider dans ta tâche, je n’imaginais pas un seul instant que tu allais en faire ton amant.
– Je sais, j’ai été folle... mais j’en suis tellement punie ! Il faut me comprendre ! Il possède une voix merveilleuse et j’étais sûre d’arriver à en faire l’un de nos plus grands chanteurs. S’il avait seulement accepté d’être raisonnable... de travailler, mais il est incapable de s’astreindre à la moindre discipline, la plus petite contrainte ! Boire... boire et courir les filles et, surtout, ne rien faire ! Voilà le genre de vie qui lui plaît. C’est un monstre !
Le rire sec de Solmanski se fit entendre :
– Pourquoi ? Parce qu’il t’a dit qu’il t’aimait et que tu as eu la sottise de le croire ?
– Pourquoi ne l’aurais-je pas cru ? s’indigna Adriana. Il savait si bien me le prouver !
– Dans un lit je n’en doute pas ! Et... où est-il à présent ?
– Je ne sais pas... Il m’a... abandonnée à Bruxelles où j’ai dû vendre mes perles pour payer l’hôtel et avoir de quoi rentrer ! Aide-moi, Roman, je t’en prie ! Tu me dois bien cela !
– Pour ce que tu as fait ici ? Tu as été payée, il me semble ? Et bien payée...
Le dialogue se poursuivait, suppliant d’un côté, de plus en plus sec de l’autre, mais Morosini avait dû chercher l’appui d’une des consoles tant était brutal et cruel le choc éprouvé. Ainsi, c’était Solmanski, le R. de la lettre trouvée chez Adriana et dont Aldo n’avait pu se résoudre à la remettre en place ! Tout y était : le heu de rencontre, la relation amoureuse qui avait fait de la sage comtesse Orseolo un outil prêt à n’importe quoi pour assouvir la passion que cet homme lui avait inspirée et son perpétuel besoin d’argent. Et ce n’importe quoi n’était à présent que trop facile à deviner : pour offrir à son amant le saphir des Morosini, Adriana, que la princesse Isabelle aimait cependant comme une jeune sœur, n’avait pas hésité à l’assassiner !
Ce qu’éprouvait Aldo n’était pas vraiment de la surprise : en lisant et relisant le mystérieux billet dont il connaissait chaque mot par cœur – « Tu dois accomplir ce que la cause attend de toi plus encore que celui dont tu es toute la vie. Spiridion t’aidera... » – il n’avait cessé de craindre d’être trop clairvoyant. Cela lui semblait monstrueux ! Mais maintenant que le dernier doute était levé, une vague écœurante de dégoût et de chagrin ravivé submergeait le fils d’Isabelle, partagé entre l’envie de fuir et celle de foncer dans la bibliothèque pour y étrangler de ses mains la meurtrière. Ne s’était-il pas juré, en renonçant à prévenir la police, de faire justice lui-même comme l’aurait fait n’importe lequel de ses ancêtres ?
Il restait là, écoutant son cœur cogner lourdement dans sa poitrine, cherchant l’air qui se refusait à lui, quand il entendit Solmanski, plus méprisant que jamais, lancer :
– En voilà assez ! Je ne ferai rien pour toi et je te conseille même de m’éviter à l’avenir parce que tu risques de gêner mes plans. Si tu as besoin d’aide, adresse-toi donc à ton beau cousin : il est assez riche pour ça !
Adriana n’eut pas le temps de répondre : Morosini venait de se dresser au seuil de la porte et il devait y avoir sur sa personne quelque chose d’effrayant car le cri poussé à sa vue par la visiteuse fut un cri de terreur et elle courut vers son complice dans l’intention puérile de chercher sa protection.
Pourtant Aldo n’avança pas. Il restait là, debout sous le chambranle doré qui l’encadrait, les mains au fond des poches de son manteau au col relevé, aussi hautain et froid que les portraits de la galerie, toute émotion intérieure réfugiée dans ses yeux étincelants devenus d’un vert inquiétant. Il regardait les deux autres, content malgré tout de constater que l’arrogant Solmanski paraissait soudain mal à l’aise. Il le dédaigna provisoirement pour transpercer de son regard implacable la femme terrifiée qui tremblait devant lui.
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