Maria et un vieil ami d’Aldo !

Lorsqu’il lui offrit le bras pour quitter la chapelle et remonter vers le salon des laques où une collation était préparée – tradition d’hospitalité oblige ! – il sentit trembler la main qu’elle y posait :

– Avez-vous froid ? demanda-t-il.

– Non... mais ne m’accorderez-vous même pas un sourire au soir de nos noces ?

– Pardonnez-moi ! Les circonstances sont telles que je ne crois pas pouvoir y arriver.

– Et vous disiez naguère que vous m’aimiez ? soupira-t-elle. Vous étiez prêt à n’importe quelle folie pour moi...

– Naguère ? Il me semble à moi que c’était jadis... il y a très longtemps ! Quand on veut garder l’amour d’un homme, il y a des moyens qu’il vaut mieux ne pas employer.

– C’est mon père qui en est responsable et...

– Je vous en prie : ne me prenez pas pour un imbécile. Tout était réglé entre vous et il ne serait pas ici si vous ne l’aviez pas appelé.

– Ne pouvez-vous comprendre que je vous aime et que je voulais devenir votre épouse ? Tous les moyens sont bons pour atteindre son but quand on est une vraie femme...

– Pas ceux-là ! Mais, si vous le voulez bien, nous allons nous consacrer à nos invités ! Ensuite, nous aurons le temps de mettre au point le modus vivendi que j’ai décidé pour nous.

Ils étaient arrivés dans la pièce où un buffet était disposé sous la surveillance de Zaccaria qui déjà présentait des coupes de Champagne sur un plateau. Aldo en offrit une à sa femme, attendit que tous soient servis, prit la sienne et déclara :

– Vous voudrez bien nous pardonner, mes amis, le côté sommaire de cette cérémonie, mais nous n’avons pas eu beaucoup de temps pour la préparer. D’ailleurs, je n’aurais pas souhaité qu’il en fût autrement. Je tiens cependant à vous remercier. Pas de votre amitié parce que je la connais depuis longtemps, qu’elle ne m’a jamais fait défaut et que vous venez de me la prouver une fois de plus en étant présents ce soir. Il y aura désormais ici une jeune femme qui, je l’espère, saura la conquérir aussi. Je vous propose de boire à la nouvelle princesse Morosini !

– C’est cela ! s’écria Fabiani. Buvons à la princesse et au bonheur de son époux ! Quel homme ne souhaiterait être à sa place ? En ce qui me concerne je suis heureux d’apporter ici les vœux du Duce et son vif désir de recevoir prochainement à Rome un couple d’autant plus cher à son cœur qu’il a été réuni par les tendres soins de son vieil ami, le comte Roman Solmanski, que je veux associer à ce toast en l’honneur de ses enfants !

Si Aldo espérait que l’intéressé s’abstiendrait d’assister à la petite réception, il se trompait. Il s’était fait discret sans doute durant l’office nuptial mais, à présent, un sourire de triomphe aux lèvres, il s’avançait vers son complice qui lui donna l’accolade en lui tapant dans le dos. Puis, se dégageant, il prit la parole :

– Merci, mon cher ami, merci du fond du cœur ! Et merci aussi au grand homme qui a bien voulu distraire un instant de son temps précieux pour adresser un message aussi chaleureux à mes chers enfants ! Il peut être certain qu’avant peu nous nous rendrons avec joie à son invitation et que...

Ses « chers enfants » ? Confondu par tant d’impudence et persuadé que Solmanski avait menti une fois de plus et comptait s’incruster dans sa vie, Morosini allait donner libre cours à sa colère en se lançant dans une furieuse apostrophe quand une voix glaciale, pourvue d’un furieux accent britannique, vint couper la parole à ce beau-père trop affectueux :

– Si j’étais vous, Solmanski, je réviserais mes projets de voyage. Vous allez devoir renoncer au château Saint-Ange au bénéfice de la Tour de Londres !

Plus ptérodactyle que jamais dans son mac-farlane pisseux et sa casquette à deux visières, genre Sherlock Holmes, le superintendant Gordon Warren se tenait au seuil du salon, accompagné du commissaire Salviati de la police de Venise. Voyant qu’il y avait là des dames, il se découvrit mais n’en avança pas moins jusqu’à son objectif. Devenu blême, celui-ci tenta de le prendre de haut :

– Qu’est-ce que cela signifie et que venez-vous faire ici ?

– Vous arrêter en vertu du mandat international que je détiens et au nom du roi George V ainsi qu’au nom du président de la République fédérale d’Autriche qui m’en a donné pouvoir. Vous êtes inculpé...

– Un instant, un instant ! coupa Fabiani. C’est une histoire de fous ? Nous sommes ici en Italie et aucun mandat anglais, autrichien ou même international ne saurait être accepté. Nous avons, grâce à Dieu, un pouvoir puissant qui ne s’en laisse pas compter par le premier venu ! Et vous, Salviati, votre présence ici va vous valoir de gros ennuis...

Le commissaire se contenta d’un mouvement d’épaules et d’une moue traduisant bien que la menace ne l’inquiétait guère. D’ailleurs Warren coupait court à ces protestations, s’adressant, cette fois, au pompeux personnage qui avait posé sur l’épaule de Solmanski une main tutélaire :

– Vous êtes le commendatore Fabiani ?

– Bien entendu.

– J’ai une lettre pour vous. Elle est de la main même du Duce que j’ai vu ce matin après ma réception par Sa Majesté le roi Victor-Emmanuel III à qui j’ai remis une lettre de mon souverain. Mis au fait des exploits de votre protégé, M. Mussolini n’a pas jugé bon de lui renouveler une amitié aussi préjudiciable à l’image d’un chef d’État...

Fabiani parcourut le message, devint très rouge mais rectifia la position, claqua les talons et s’inclina :

– Dans ces conditions, je serais mal venu de m’opposer à la justice de mon Duce ! Salviati, vous allez conduire cet homme aux Prigioni criminali dont il ne sortira que pour suivre le superintendant Warren en Angleterre. Vous donnerez à celui-ci toute l’assistance nécessaire afin que le transfert s’effectue de façon satisfaisante... Prince Morosini, je suis infiniment flatté d’avoir pu assister à cette fête familiale... mais je vous plains de tout mon cœur !

Et sans un regard pour celui qu’il accolait si affectueusement un instant plus tôt, le commendatore tourna les talons et se dirigea vers la sortie aussi rapidement que possible, laissant les assistants stupéfaits d’une si complète volte-face.

Solmanski cependant écumait de fureur :

– Eh bien, allez au diable, vous et votre Duce ! Est-ce ainsi que l’on reconnaît les services que j’ai rendus ? Et d’abord, je voudrais savoir de quoi je suis accusé ?

– Vous ne vous en souvenez plus ? ironisa Warren qui avait pris le temps de serrer la main de Morosini. C’est ce qui s’appelle avoir une mémoire accommodante ! Vous êtes accusé d’avoir, le 27 novembre 1922, assassiné à Whitechapel l’homme connu sous le nom de Ladislas Wosinski...

– Ridicule ! Il s’est pendu après avoir écrit une confession touchant la mort de sir Eric Ferrals, mon gendre !

– Non. Vous l’avez pendu ! Le malheur pour vous est qu’il y eut un témoin, un fripier juif, qui habitait la même maison et qui vous avait déjà vu à l’œuvre lors d’un pogrom en Ukraine où vous avez fait merveille au temps où vous vous appeliez Ortschakoff. Ce malheureux a eu tellement peur qu’il a d’abord jugé plus prudent de se taire mais il a tout déballé lorsque je lui ai montré une photographie de vous prise au moment du procès de votre fille. De plus, vous êtes accusé d’avoir, en octobre dernier, fait voler à la Tour de Londres le diamant connu sous le nom de la Rose d’York. Vous avez payé généreusement vos deux complices, malheureusement ils n’ont pas pu se mettre d’accord sur le partage de vos libéralités. Une dispute a été entendue ; on les a arrêtés et ils ont passé des aveux complets. La suite de vos forfaits regarde surtout la police autrichienne mais...

– Aldo ! s’écria Franco Guardini en se précipitant vers Anielka, ta femme se trouve mal !

Avec un faible cri, elle venait en effet de glisser sans connaissance sur le tapis. Morosini rejoignit son ami, enleva le mince corps et l’emporta en appelant Livia pour qu’elle lui donne les soins nécessaires.

– Je m’en charge, si tu veux, proposa Guardini qui le suivait.

– Avec plaisir, mon vieux ! Je te remercie car il faut que je retourne là-bas !

– Quelle histoire ! Cette pauvre petite n’est pas près d’oublier son mariage !

– Moi non plus, figure-toi ! lança Aldo qui ne savait plus très bien s’il était plus soulagé que navré. Soulagé que son détestable beau-père soit sur le chemin du châtiment mais navré que le superintendant et son mandat d’arrêt ne fussent pas arrivés une heure plus tôt... A peine soixante minutes et il échappait à ce mariage qui l’exaspérait ! Maintenant, il allait devoir passer sa vie auprès d’une femme qu’il n’aimait plus et que, par-dessus le marché, il devrait consoler ! Sans compter l’agréable perspective d’avoir pour beau-père un criminel sous les pieds duquel s’ouvrirait un matin la trappe du gibet de Pentonville !

En regagnant le salon, il trouva Anna-Maria sur le seuil, l’air perplexe :

– Veux-tu que j’aille m’occuper d’elle ?

– C’est selon. As-tu lié amitié quand elle était chez toi ?

– Non. J’étais pour elle une hôtelière.

– En ce cas, inutile d’en faire plus ! Merci d’être venue, ajouta-t-il en se penchant pour l’embrasser. J’irai te voir bientôt. Zaccaria va te raccompagner à ta gondole !

Lorsqu’il pénétra de nouveau dans le salon, Solmanski avait les menottes aux mains et deux carabiniers s’apprêtaient à l’emmener sous la direction du commissaire Salviati. Au moment où il croisa Morosini, le prisonnier eut un méchant sourire :

– N’allez pas croire que vous en avez fini avec moi... mon gendre ! Je ne suis pas encore pendu et je laisse auprès de vous quelqu’un qui saura perpétuer mon souvenir !

– Ne soyez pas trop optimiste, Solmanski ! conseilla Warren. Je suis comme les dogues de mon pays : quand je tiens un os, je ne lâche plus...

– Nous verrons bien... Sans adieu, Morosini ! Le superintendant s’apprêtait à suivre le cortège quand Aldo le retint :

– J’imagine que vous ne repartez pas dans l’instant pour Londres, mon cher Warren, et j’espère que vous m’accorderez le plaisir de vous offrir l’hospitalité !

L’ombre d’un sourire passa sur le visage fatigué du policier.

– J’accepterais volontiers mais je craindrais, un soir comme celui-là, d’être importun ?

– Importun, vous ? Je regrette seulement que vous ne soyez pas arrivé plus tôt. Je ne me retrouverais pas à cette heure marié de force et à moitié déshonoré. Restez, superintendant ! Nous allons souper ensemble et nous causerons. Nous avons, je crois, beaucoup de choses à nous dire !

– All right ! Je rejoins Salviati pour reprendre ma valise que j’ai laissée au commissariat et je reviens !

Tandis qu’il disparaissait, Aldo donna des ordres pour qu’on prépare une chambre et que l’on remplace le buffet servi par une table pour trois personnes puis il se rendit chez la nouvelle épousée afin de prendre de ses nouvelles mais, dans la galerie qui desservait les chambres, il trouva Cecina.

– Le Seigneur et la Madone ont entendu mes prières, lança-t-elle du plus loin qu’elle aperçut Aldo. Le maudit va connaître son châtiment et toi, toi mon petit, tu es libéré !

– Libéré ? De quoi parles-tu, Cecina ? Je suis marié... et devant Dieu, hélas !

– Ton mariage n’est pas valable ! J’ai entendu ce qu’a dit l’Anglais : le démon ne s’appelle pas Solmanski mais Or... je ne me souviens plus. En tout cas, elle, tu vas pouvoir la jeter dehors ! ajouta-t-elle en tendant un bras vengeur vers la chambre d’Anielka.

– J’ai pensé à ça, mais il ne faut pas rêver. Cet homme n’est pas de ceux qui laissent au hasard une chose pareille : il a bel et bien acquis pour lui et ses descendants le nom polonais et la nationalité qui va avec. Seul le pape pourrait me démarier.

Sur la figure mobile de Cecina, la déception fit aussitôt place à une farouche résolution :

– Par San Gennaro, il faudra bien qu’il le fasse ! J’irai le lui demander moi-même ! Et tu viendras avec moi !

Morosini ne répondit pas. Il avait lancé le nom du Saint-Père dans le feu de la conversation et presque comme une plaisanterie mais, après tout, pourquoi pas ? Un mariage conclu dans de telles conditions et non consommé devait pouvoir se plaider devant le redoutable Saint-Office ?

– Ce n’est peut-être pas une mauvaise idée, Cecina, mais autant que tu le saches : on se marie en cinq minutes mais pour obtenir l’annulation c’est beaucoup plus long ! Cela peut prendre des années ! Alors prépare-toi à la patience et, en attendant, il faudra traiter la princesse – et il appuya sur le mot – selon son rang, la servir et s’occuper d’elle. Une dernière fois, je te propose...