– Naturellement.
– Essayez de savoir ce qu’Adalbert fait ici Même si je n’étais pas obligé de partir, je ne peux pas monter la garde jour et nuit devant le palais Adlerstein en attendant qu’il sorte.
– Vous allez tout à fait dans le sens de mes intentions. Je m’en occupe. Partez tranquille !
Cependant, il était écrit quelque part qu’Aldo ne prendrait pas le train de Salzbourg. En rentrant chez Sacher, il trouva un télégramme que l’on venait juste d’apporter.
« Vous supplie de m’excuser mais vous demande de revenir immédiatement. Suis confronté à une situation dont il m’est impossible de décider. D’autant que Cecina menace de rendre son tablier. Affectueusement. Guy Buteau. »
Plus que contrarié, Aldo fourra le papier bleu dans sa poche, décrocha le téléphone intérieur avec l’intention d’appeler chez lui mais se contenta, après un instant de réflexion, de demander qu’on lui retienne un sleeping dans le train de nuit pour Venise. Si Buteau, qui connaissait aussi bien que lui les vertus du téléphone, avait choisi le télégraphe, ce n’était pas sans une bonne raison. Ce que la nouvelle pouvait être, par exemple, Morosini n’en avait pas la moindre idée mais pour qu’elle ait mis Buteau dans l’embarras et Cecina hors d’elle, il fallait qu’elle fût très désagréable.
Après avoir sonné un valet pour qu’il fasse ses bagages, Morosini demanda le numéro du palais Rothschild mais ne put obtenir le baron Palmer : celui-ci venait de s’absenter.
– Veuillez lui transmettre un message : dites-lui que le prince Morosini est rappelé à Venise d’urgence et qu’il reviendra dès que possible.
Une heure plus tard, un taxi le conduisait à la Kaiserin Elisabeth Bahnhof où l’attendait le train pour Venise.
CHAPITRE 3 UNE BONNE SURPRISE
Quand le motoscaffo coupa ses gaz pour glisser sur son erre et aborder les marches du palazzo Morosini, Cecina surgit du grand vestibule, semblable à une Erinye rondouillarde dont le vaste tablier immaculé avait de plus en plus de mal à faire le tour. Ce matin, les rubans multicolores flottant habituellement sur la coiffe napolitaine qu’elle ne quittait jamais étaient devenus rouges, comme si le génie familier des Morosini arborait, à la manière des corsaires et des pirates d’autrefois, le « Sans quartiers », la longue et redoutable flamme écarlate indiquant à l’ennemi qu’il ne serait pas fait de prisonniers. Et son visage déterminé était si fermé qu’Aldo, inquiet cette fois, se demanda quelle catastrophe venait de frapper sa maison.
Mais il n’eut même pas le temps d’articuler une parole. A peine eut-il posé le pied sur l’escalier que Cecina s’emparait de son bras pour l’entraîner à l’intérieur comme si elle avait l’intention de le mettre aux fers. Naturellement, il essaya de se dégager mais elle le tenait bien et, déstabilisé par la surprise, il réussit tout juste à lancer un vague bonjour à Zaccaria qui regardait la scène d’un air accablé avant de traverser le cortile à une allure de courant d’air. Un instant plus tard, la cavalcade vengeresse de Cecina prenait fin dans la cuisine où la grosse femme consentit à lâcher son maître, avec tant de précision qu’il se retrouva assis sur un escabeau. Le choc lui rendit la parole :
– En voilà un accueil ? Qu’est-ce qui te prend de me traîner ainsi à ta remorque sans me laisser seulement le temps de dire « ouf » ?
– C’était le seul moyen si je voulais que tu me parles à moi avant qui que ce soit d’autre.
– Parler de quoi, s’il te plaît ? Tu pourrais au moins me laisser le temps d’arriver et me servir une tasse de café. Tu sais quelle heure il est ?
Les cloches de Venise sonnant l’angélus du matin dispensèrent Cecina de répondre. Elle les accueillit d’un ample signe de croix avant d’aller prendre la cafetière mise au chaud sur le coin d’un fourneau, de revenir se planter de l’autre côté de la grande table de chêne ciré et d’y emplir une tasse déjà disposée auprès d’un sucrier.
– Je sais, dit-elle, et j’espérais bien que tu débarquerais du train du matin. A cette heure-ci, tout le monde dort et on peut causer. Quant au café, c’est bien parce que je t’aime encore que je l’ai préparé à ton intention mais un gros dissimulé comme toi ne le mérite pas !
La surprise et l’incompréhension remontèrent les sourcils du prince d’un bon centimètre :
– Je suis un gros dissimulé ? Et tu m’aimes « encore » ? Qu’est-ce que tout ça signifie ?
De ses deux poings, Cecina s’appuya au bois ciré de la table et darda sur l’arrivant un noir et fulgurant regard.
– Et comment tu appelles un homme qui a des secrets pour celle qui s’est occupée de lui depuis son premier braillement ? Je croyais compter un peu plus pour toi. Mais non ! Maintenant que je suis vieille, je ne compte plus pour Son Excellence ! Son Excellence a quelque part une fiancée et elle ne me juge même pas digne de le savoir. C’est vrai aussi qu’il y a pas de quoi être fier ! Et même, si j’étais toi, j’aurais plutôt honte !
– Moi ? J’ai une fiancée ? articula Morosini suffoqué. Mais où vas-tu chercher ça ?
– Oh, pas loin ! Dans la chambre aux chimères, c’est-à-dire la moins agréable de la maison. C’est là que je l’ai installée. Tu n’aurais pas voulu que je la mette chez toi tout de même ? Ou pourquoi donc pas chez ta pauvre mère puisqu’elle a l’audace de vouloir prendre sa place ? Ces filles de maintenant ça n’a pas de vergogne et il faudra bien qu’elle s’en contente... jusqu’à ce soir ! Ce serait par trop inconvenant qu’une demoiselle couche sous le même toit que son futur époux. Il est vrai que les convenances et cette créature, ça n’a pas l’air d’aller très bien ensemble. Et comme elle est sûrement assez riche pour aller à l’hôtel, fiancée ou pas, si elle reste, c’est moi qui m’en vais !
Cecina s’arrêta pour reprendre haleine. Aldo savait depuis toujours que, lorsqu’elle était lancée, il était impossible d’arrêter le flot et que la sagesse conseillait de patienter. Mais comme elle ouvrait déjà la bouche pour reprendre sa philippique, il se leva, fonça sur elle, l’attrapa aux épaules et l’obligea à s’asseoir.
– Si tu ne me laisses pas placer un mot, on ne s’en sortira pas. Et, tout d’abord, dis-moi comme elle s’appelle ma... fiancée ?
– Ne me prends pas pour une idiote ! Tu le sais mieux que moi !
– C’est ce qui te trompe. Je découvre et j’ai hâte de savoir.
– Je crois qu’il vaudrait mieux que ce soit moi qui explique, fit la voix douce de Guy Buteau qui venait de se glisser dans la cuisine en achevant de nouer la ceinture de sa robe de chambre. Et d’abord, je vous dois des excuses, mon cher Aldo. Je voulais aller vous attendre à la gare avec Zian et le motoscaffo mais j’ai dormi d’un sommeil de plomb et je n’ai même pas entendu mon réveil, ajouta-t-il en passant sur son visage non rasé une main qui essayait d’effacer les traces du sommeil. Pourtant ça ne m’arrive jamais !
– Ne vous excusez pas, mon vieux ! fit Aldo en serrant les deux mains de son ancien précepteur. Les pannes de réveil, ça arrive à tout le monde. Une bonne tasse de café va vous remettre d’aplomb très vite, ajouta-t-il en se tournant vers Cecina assez prestement pour surprendre sur son large visage ivoirin un fugitif sourire de satisfaction. Dis-moi, toi, tu ne lui aurais pas servi une tisane hier soir ?
S’il espérait déstabiliser sa cuisinière-gouvernante, il se trompait. Elle releva le nez et carra ses poings sur l’emplacement normal de ses hanches :
– Bien sûr que je lui ai donné une tisane : un délicieux mélange de fleur d’oranger, de tilleul et d’aubépine avec un soupçon de valériane. C’était un vrai paquet de nerfs. Il fallait qu’il dorme... et qu’il ne se mêle pas de me couper l’herbe sous les pieds. Moi, je voulais te voir seule et la première.
– Eh bien, c’est réussi, Cecina ! soupira Aldo en s’installant à table. A présent, si tu nous servais un vrai petit déjeuner pendant que nous causerons. Au moins, tu ne m’accuserais pas d’essayer de te tenir à l’écart.
– Je n’ai jamais rien dit de pareil...
Elle allait remonter sur un autre cheval de bataille quand, assenant un grand coup de poing sur la table, Aldo, exaspéré, se mit à crier :
– Est-ce que l’un de vous va se décider enfin à m’apprendre qui est en train de dormir dans la chambre aux chimères ?
– Lady Ferrals ! fit Guy en sucrant son café avec générosité.
– Répétez-moi ça, fit Aldo qui crut avoir mal compris.
– Croyez-vous que ce soit utile ? C’est bien lady Ferrals qui nous est arrivée hier matin en s’annonçant comme votre future – et proche ! – épouse et en exigeant presque qu’on lui donne l’hospitalité.
– Pas presque ! rectifia Cecina ? Elle a exigé en disant que tu serais furieux à ton retour si on la laissait s’installer ailleurs que chez nous.
– C’est insensé ! Et elle arrivait d’où ?
– Du Havre où elle a débarqué voici peu du paquebot France. Elle est venue directement ici.
J’ajoute qu’elle semblait inquiète, nerveuse, et qu’elle a été fort déçue de votre absence. Elle paraissait ne pas douter un seul instant que vous l’attendiez.
– Vraiment ? Je ne l’ai pas vue depuis... Londres, et elle trouve bizarre que je ne sois pas là quand elle décide d’apparaître ? C’est un peu excessif, non ?
– Il me semble aussi mais que pouvais-je faire ? C’est pourquoi j’ai télégraphié.
– Vous avez eu raison et je vais tirer tout cela au clair.
– Moi, ce que je voudrais bien tirer au clair c’est ce qu’il y a de vrai. Elle est ta fiancée oui ou non ?
– Non. J’admets lui avoir proposé, l’année dernière, de devenir ma femme mais ce projet n’a pas eu l’air de retenir son attention. Aussi tu n’as guère de raisons, Cecina, de faire tes bagages... Prépare-moi plutôt des scampis pour le déjeuner...
Quittant la cuisine, Morosini se dirigea vers l’escalier dans l’intention d’aller faire un peu de toilette. Il trouva d’ailleurs Zaccaria dans sa chambre, occupé à lui préparer un bain comme il en avait l’habitude à chacun de ses retours :
– Zaccaria, je voudrais que tu ailles saluer lady Ferrals de ma part et que tu lui dises de bien vouloir venir me rejoindre à dix heures dans la bibliothèque. Compris ?
– C’est très clair, il me semble ! Un peu solennel peut-être ?
La commission n’enchantait pas le vieux majordome qui, contrairement à son épouse, ne discutait jamais un ordre. Il s’acquitta de celui-là puis revint dire que c’était d’accord, sans autre commentaire.
Immergé dans sa baignoire, Aldo essaya de jouir pleinement du moment qu’il préférait dans la journée : tremper dans de l’eau chaude parfumée à la lavande en fumant une cigarette : c’était toujours là qu’il réfléchissait le mieux...
Durant tous ces mois écoulés, il avait bien souvent pensé à Anielka. Avec une irritation grandissante d’ailleurs. Le silence où elle avait choisi de disparaître après son acquittement par le tribunal d’Old Bailey était d’abord apparu à Morosini comme surprenant – il s’était donné assez de mal pour mériter au moins un mot de remerciement ! – puis blessant et, enfin, franchement offensant. Et voilà que la belle Polonaise tombait chez lui telle la foudre, sans se soucier le moins du monde des dégâts qu’elle pourrait causer en osant se déclarer sa fiancée.
– Et si je vivais avec quelqu’un, moi ? s’indigna Morosini en s’octroyant une seconde dose de tabac anglais. C’est un coup à briser un ménage... ou un embryon de ménage !
Sa colère, qu’il nourrissait, lui tint compagnie tandis qu’il achevait de se laver puis s’introduisait dans une chemise d’un bleu léger et dans un costume de flanelle tout aussi anglais que son tabac. Il brossa ses épais cheveux bruns que la quarantaine argentait légèrement aux tempes, ce qui ajoutait un charme supplémentaire à son brun visage où la nonchalance du sourire à belles dents blanches tempérait l’arrogance du nez et l’éclat des yeux d’un bleu d’acier facilement moqueurs. Il ne jeta qu’un regard distrait à son image et descendit enfin à la bibliothèque pour y rencontrer celle dont il ne savait plus trop quel effet elle allait lui produire.
Comme il n’était pas encore dix heures, il pensait arriver avant elle. Pourtant, elle était déjà là. S’il en fut contrarié, ce ne fut qu’un instant : son entrée n’ayant fait aucun bruit, il put s’accorder le loisir de contempler cette jeune femme qui, à vingt ans, tout juste, trouvait le moyen d’avoir derrière elle un passé déjà chargé et l’ombre tragique de deux hommes : son mari, sir Eric Ferrals, le richissime marchand de canons, assassiné par empoisonnement, et son amant Ladislas Wosinski, suicidé par pendaison.
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