Quand Mme de M. s'absente, elle ôte le cadran de l'appareil, afin qu'on puisse répondre sans pouvoir appeler. Cela n'émeut nullement ses locataires. L'astucieuse Savannah, de Géorgie, étudiante en informatique passant plus de temps en boîtes de nuit que devant son ordinateur, rebranche un poste soudoyé à la concierge dès que la vicomtesse part en courses.


Hunter est une jeune fille sage. Contrairement à Savannah, elle sort peu. Elle a un petit ami, Evan, resté à Boston pour suivre des études de médecine, à qui elle écrit une lettre par semaine. La photo d'Evan est sur sa table de nuit. C'est un garçon blond, à la dentition parfaite, au regard sérieux. Hunter pense qu'elle l'épousera. Sur la cheminée, se déploie la famille des Hunter : ses parents, Jeff et Brooke, sa sœur cadette, Holly, son frère, Thorn, et Inky, le labrador.

Parfois, le soir, avant de s'endormir, yeux au plafond, elle écoute le grondement incessant du trafic de l'avenue Marceau, et la grande maison familiale de Carlton Street qu'elle n'avait jamais quittée, lui paraît si loin qu'elle en a le cœur serré. Dans ces moments d'angoisse, il lui arrive de remonter l'interminable couloir, dont le parquet grince, jusqu'au grand salon poussiéreux où les meubles sont couverts de draps blancs. Hunter ouvre les persiennes rouillées d'une des cinq fenêtres et sort sur le balcon qui fait le tour de l'immeuble. Là, en contemplant la ville, la place de l'Étoile, le flux et le reflux des voitures, elle se sent mieux.

Une nuit, alors qu'elle s'enivrait de cette indéfinissable odeur de Paris, elle sursauta lorsqu'une main osseuse se posa sur son épaule.

— Que faites-vous ici ? siffla Mme de M., vêtue d'un peignoir usé.

Hunter sourit.

— J'admire votre ville, dit-elle dans son français teinté d'accent américain.

La vieille dame l'observa quelques instants. Puis un sourire vint adoucir son regard.

— Tu as raison, murmura-t-elle, et Hunter s'étonna de ce tutoiement subit. Profites-en.

Elle s'en alla, laissant la jeune fille seule avec ses pensées.


Hunter ne parvenait pas à s'habituer, depuis qu'elle vivait à Paris, à l'intérêt qu'elle semblait inspirer aux Parisiens. Savannah eut beau lui expliquer que tous les Français étaient obsédés par les femmes, que c'était là une réalité mondialement connue qu'il fallait accepter, elle était mal à l'aise face à ces regards insistants, ces paroles murmurées sans équivoque, et il lui était déjà arrivé de piquer un sprint pour fuir les avances d'un promeneur solitaire, en plein jardin du Luxembourg. Même l'hiver, emmitouflée dans une doudoune, on trouvait encore le moyen de l'aborder. Au début, c'était flatteur. À la fin, cela devenait inquiétant.

Dès que le soleil eut pointé le bout de son nez, les mâles de Paris semblèrent perdre la raison. Assis à la terrasse des cafés, ils passaient la journée à regarder les femmes. Surtout sur la rive gauche, nota Hunter. Il suffisait d'un genou dénudé boulevard Saint-Germain pour les affoler. Aux beaux jours, Savannah et une bande d'Américaines plus délurées que Hunter régnaient devant Les Deux Magots. Des hommes plus très jeunes, bronzés, aux tempes grisonnantes, qui roulaient en décapotable, leur proposaient des week-ends à Deauville, à Saint-Tropez, des bouts d'essai pour un film, la couverture d'un magazine.

Hunter, elle, rentrait avenue Marceau lire Un amour de Swann pour les cours de littérature française, donnés par le jeune professeur Jérôme D. à la faculté.


Hunter elle-même n'aurait pu nier le charme du professeur Jérôme D. Il devait avoir une petite trentaine, ses yeux étaient noisette, ses cheveux bruns. Très grand, il se tenait un peu voûté. Il portait des chemises blanches au col déboutonné et des lunettes rondes qu'il enlevait de temps en temps pour se frotter l'arête du nez. Il portait aussi une alliance.

Hunter avait remarqué qu'une jeune femme brune l'attendait souvent en voiture à la fin des cours. Parfois, on voyait à l'arrière deux fillettes. Le professeur pliait son mètre quatre-vingt-douze, s'asseyait au côté de son épouse et l'embrassait, ainsi que les enfants. Ce spectacle ne manquait pas de toucher Hunter, lui rappelant son propre père et les baisers affectueux qu'il distribuait à la famille, en rentrant le soir à Carlton Street.

— Il est beau, ce type, avait murmuré une étudiante, qui, comme Hunter, regardait la voiture s'éloigner.


La meilleure amie de Hunter à Paris suivait les mêmes cours qu'elle. Elle venait du Connecticut, s'appelait Taylor. C'était une grande brune un peu massive. Son visage était beau, aux pommettes hautes, à la bouche charnue. Elle avait d'étonnants yeux verts.

Taylor se disait amoureuse du professeur. Dans la chambre de bonne qu'elle louait rue de l'Université, elle était capable de parler la nuit entière des mains de Jérôme D., de ses cils, de ses yeux.

— Il est marié, répétait Hunter.

— Je sais, répondait Taylor. Et sa femme est belle.

— La brune dans la voiture.

— Oui, la brune dans la voiture avec les deux fillettes. Une famille parfaite.

— Il faut laisser les familles tranquilles.

— Tu es si américaine, Hunter, que parfois tu me désoles. Nous sommes à Paris. Ici, les maris font des bêtises. Chez nous, ils ont trop peur. Moi, je veux bien être une bêtise du professeur.

— Et sa femme ? Et ses filles ?

— Je m'en tape, de sa femme et de ses filles.

— Et après ?

— Et après, rien. Je rentre chez moi et j'épouse un bon gros Ricain qui me fera quatre gosses. Et j'aurai connu mon french lover.

— C'est horrible ce que tu racontes.

— Quand on est beau comme il l'est, on ne peut pas être réservé à sa seule femme. Elle n'avait qu'à y penser, Mme D., quand elle l'a épousé.


Hunter, de sa cachette, détaille le visage de Mme D. Un catogan brun, un front haut, un visage harmonieux. Taylor avait raison, Mme D. est belle. Belle comme on peut l'être à trente ans, belle de ce mélange d'une nouvelle maturité avec une jeunesse encore tangible. Elle est élégante, vêtue d'un tailleur beige et d'escarpins à talons bobine. Une vraie Parisienne.

Dissimulée derrière un arbre, Hunter est assez près de la femme du professeur pour voir qu'elle semble soucieuse. De légères rides barrent son front. Elle soupire. Adossée à sa voiture, elle mordille son porte-clefs. Aujourd'hui, les petites filles sont absentes.

Des étudiants sortent du bâtiment et se regroupent sur le trottoir. Au loin, le professeur dépasse la cohue d'une tête. Sa femme l'aperçoit, ouvre la portière et s'installe au volant. Il la rejoint. Elle ne le regarde pas. Hunter note qu'ils ne s'embrassent pas. La voiture démarre en trombe.

Hunter attend Taylor.

— Tu as séché ? demande celle-ci en arrivant.

— Non, je suis arrivée trop en retard. Je t'attendais.

Taylor jubilait.

— Tu sais quoi ? Le professeur est un cavaleur.

— Comment le sais-tu ?

— J'ai rencontré une fille qui a couché avec lui. Figure-toi qu'il est célèbre pour ça… Il suffit d'aller dans son bureau, le chauffer un peu, et hop !

Hunter reste silencieuse. Elle pense aux fillettes à l'arrière de la voiture, puis au visage sombre de Mme D. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle a envie de pleurer.

— Mademoiselle Logan ?

Elle se retourne, reçoit en plein visage le sourire charmeur du professeur.

— Vous habitez par ici ? demande-t-il en montrant la place Saint-Sulpice d'un geste de la main.

Elle se lève.

— Non, j'habite avenue Marceau.

Il s'assied, elle fait de même.

— Alors vous devez loger chez la vicomtesse de M.

— Oui, répond Hunter, un peu intimidée.

La fontaine devant eux fait un joli bruit musical.

— Je viens souvent me promener au Luxembourg, dit-elle. Avec Proust.

— C'est une bonne idée.

Elle sent son regard mordoré sur ses joues, son front, ses lèvres.

— D'ailleurs, votre dernière dissertation était excellente, si mes souvenirs sont exacts.

— Merci.

— Vous n'avez pas à me remercier. C'était un bon devoir.

Elle lève les yeux, rougissant un peu. Il dit :

— Si vous voulez, nous pouvons aller prendre un verre.

Elle n'entend plus la fontaine, juste le son de sa voix.

— Il y a un café, là derrière, qui est agréable. Qu'en dites-vous ?

Elle remarque qu'il porte un gros classeur.

— Vous savez ce que c'est ? dit-il.

— Non.

— Devinez.

— Le prochain cours.

— Perdu ! C'est un livre.

— Sur Proust ?

Il éclate de rire.

— Ah non, Proust, j'ai déjà donné ! C'est un roman. Mon premier roman.

— Vous avez trouvé un éditeur ?

— Oui. Ce gros classeur, ce sont les épreuves. Je les corrige en ce moment. J'allais chez mon éditeur lorsque je vous ai rencontrée.

— Il sera publié bientôt ?

— Après l'été.

— Et il parle de quoi ?

— Il parle d'amour.

Hunter se sent rougir de nouveau.

Le professeur la regarde en souriant. Puis il lui caresse la joue.

— Comme vous êtes jolie, mademoiselle Hunter Logan. Et comme je vous fais peur.

— Non, dit-elle, en se redressant. Je n'ai pas peur de vous.

— Pourtant, vous tremblez…

Il prend sa main dans la sienne. Il a raison. Elle tremble.

— Je ne vais pas vous manger.

— S'il vous plaît…

Le professeur lâche sa main.

— Détendez-vous.

Elle ne dit rien.

— Allons marcher au Luxembourg. Juste nous trois, vous, moi et Marcel.


Hunter aurait voulu que l'immense baignoire jaunâtre aux griffes d'animal, dans laquelle elle s'était échouée, l'avalât d'une gorgée. L'eau n'était plus tiède, mais froide.

Savannah vint marteler la porte.

— Hé, Boston Mass., tu t'es noyée, ou quoi ? Ta copine Taylor a déjà appelé trois fois.

— J'arrive ! marmonna Hunter.

Elle sortit du bain et s'enveloppa d'une serviette. Puis elle s'allongea sur le sol, les pieds surélevés sur le bidet. Elle redoutait d'appeler Taylor. Celle-ci devinerait qu'elle lui cachait quelque chose.

Tout avait commencé hier, au Luxembourg. Ils marchaient tous les deux sous les marronniers. Le temps était magnifique. Autour d'eux, on jouait au tennis, on courait, on prenait le soleil. Jérôme D. parlait de son livre. Elle l'écoutait comme dans un rêve. Il lui avait pris la main. Elle ne s'y était pas opposée. Elle trouvait qu'on les regardait avec gentillesse, comme s'ils étaient deux amoureux, et cela la grisait.

Puis il l'avait embrassée. Elle accepta son baiser, enivrée. Pendant un court instant, le visage triste de Mme D. et ses petites filles traversèrent son esprit. Puis celui d'Evan. Elle les chassa. Un baiser, ce n'était rien de mal…

Mais le baiser se prolongeait, devenait moins innocent. À l'ombre d'un marronnier, Jérôme D. s'encanaillait. Ses mains frôlaient la poitrine, les hanches de la jeune fille. Il se frottait contre elle, buvait sa bouche.

— J'ai un pied-à-terre, rue de Vaugirard, murmura-t-il contre ses cheveux. Tu viens ? On y sera bien.

Hunter, alors, se raidit.

— Qu'est-ce qu'il y a ? chuchota Jérôme D.

Hunter se dégagea.

— Vous êtes marié.

Il rit aux éclats.

— Et alors ?

Elle le regarda, ahurie.

— Mais… balbutia-t-elle.

Il l'attira de nouveau vers lui.

— Ma femme ignore tout.

Hunter le repoussa.

— Qu'en savez-vous ?

Surpris, il la scruta.

— J'en suis sûr.

Hunter recula de quelques pas.

— Moi, je trouve que votre femme a l'air triste. Elle sait que vous la trompez.

Il rit encore.

— Un baiser, comme ça, par un bel après-midi, c'est tromper, d'après toi ? Tu avais l'air d'aimer ça…

— On raconte, à la faculté, que vous avez des aventures avec vos élèves.

Il sourit, moqueur.

— C'est donc ma terrible réputation qui t'angoisse ?

— Je n'ai pas peur, ni de vous, ni de votre réputation. Je vous méprise. J'aurais honte, si vous étiez mon mari, honte si vous étiez mon père.

Jérôme D. la regarda avec ironie.

— Pauvre Américaine mal baisée, siffla-t-il. Il haussa les épaules, rajusta le col de sa chemise, et s'en alla.


Le livre de Jérôme D. était sorti. On le voyait dans les librairies et la photo de l'auteur s'étalait dans les journaux. La faculté avait organisé une signature qui eut un grand succès. Hunter était bien la seule élève de la classe qui ne désirait pas acheter le roman du professeur.