Jérôme D. la dégoûtait depuis l'épisode du Luxembourg, et le fait qu'il coucha peu de temps après avec Taylor accentua son aversion. Taylor devina vite l'existence d'un incident entre Hunter et le professeur. Lorsque celui-ci attribua une note plus que médiocre à Hunter, elle comprit ce qui s'était passé.
— Tu n'aurais pas dû refuser.
— Il fallait dire oui, et se faire sauter dans son lupanar rue de Vaugirard pour obtenir de bonnes notes ?
Étonnée par un vocabulaire aussi cru dans la bouche de Hunter, d'habitude plus modérée, Taylor se tut, gênée.
Hunter guettait le professeur D. dans un couloir. Lorsqu'il sortit d'une salle de cours, elle le harponna.
— Cela veut dire quoi, cette note ? demanda-t-elle en brandissant sa dissertation.
Jérôme D., agacé, pressé, aboya presque :
— Cela signifie, mademoiselle Logan, que votre devoir n'est pas bon.
Sans se démonter, Hunter se planta devant lui.
— Puis-je le montrer à d'autres professeurs de la faculté ? Je voudrais savoir s'ils le trouvent aussi mauvais que vous.
Jérôme D. hésita.
Hunter embraya.
— Je ne peux pas rentrer aux États-Unis avec une telle note sur mon dossier, qui met ma mention en péril. C'est inacceptable. Vous savez bien que j'ai travaillé. Vous savez aussi pourquoi vous m'avez attribué cette note. Je veux que vous recorrigiez mon devoir. Sinon, je porterai plainte contre vous.
Jérôme D. montra ses dents blanches.
— M'accuseriez-vous de ce terme qui fait fureur chez vous, le sexual harassment ? Vous allez raconter ce bobard à mes collègues ?
— Certainement.
— Croyez-moi, en France, ce genre de discours puritain fait plutôt rire. Ici, on ne prend pas les féministes au sérieux. Vous l'apprendrez à vos dépens.
Hunter sortait de sa réserve. Son français s'évanouissait, cédant devant sa langue maternelle, plus fiable, plus fluide.
— Je pense… vous allez… You're going to regret this for the rest of your life.
— J'en tremble d'avance, ricana Jérôme D.
Elle tourna les talons, cramoisie, le rire léger du professeur résonnant dans ses oreilles. Dehors, Mme D. attendait dans sa voiture. Hunter passa devant elle sans la regarder, les poings serrés.
Un article dans un magazine féminin à grand tirage acheva de la mettre hors d'elle.
« Scènes d'amour est le premier roman d'un jeune agrégé de lettres qui fait une entrée remarquée dans le monde littéraire. Jérôme D., professeur dans une grande faculté parisienne, nous livre ici avec talent, l'apologie du mariage et de la fidélité. Avec humour et émotion, son livre décrit le parcours d'un mariage, ses débuts, ses pièges, ses joies, sa déroute et sa renaissance. Marié, père d'Albertine (quatre ans) et d'Odette (deux ans), ce jeune homme brun de trente-quatre ans, au physique charmeur, assure avoir écrit ce livre pour sa femme et ses filles. “ À notre époque, on ne croit plus au mariage. Les divorces se multiplient, les couples se déchirent, et ce sont les enfants qui trinquent. J'ai voulu faire quelque chose de romantique, même si cela peut paraître démodé. J'ai imaginé une histoire qui se termine bien, et qui redonne de l'espoir, qui parle de bonheur par ces temps de crise, de sida, de morosité.” Tel est le roman de Jérôme D., écrit avec une subtilité nostalgique inspirée par son maître Marcel Proust, mâtinée d'une verve qui lui est propre. »
Sous une large photographie de Jérôme D. à sa table de travail, une de ses filles sur ses genoux, on lisait la légende suivante : « Jérôme D., sage et beau professeur, photographié avec sa fille aînée, Albertine. »
Hunter faillit s'étouffer. C'en était trop ! En faisant les cent pas dans sa chambre, elle posait son regard sur le portrait d'Evan. Elle observa pendant quelques instants le visage du jeune homme. Si d'aventure, après leur mariage, Evan la trompait, comment réagirait-elle ? Puis elle contempla la photo de son père, étudia son visage buriné, son regard bienveillant, son sourire rassurant. Jamais il n'aurait fait une chose pareille à son épouse, Hunter en était persuadée.
Elle examinait à présent la photo de Jérôme D. dans le journal. Elle méprisait ce visage, ce regard, ce sourire. Elle eut de la peine pour la fillette. Le professeur méritait une bonne leçon.
Derrière l'épaule droite de Jérôme D., on voyait l'écran allumé de son ordinateur. Hunter s'empara d'une loupe dont elle se servait pour sa collection de timbres. Elle put alors lire quelques lettres sur l'écran. Alors elle eut une idée.
Elle réfléchit quelques instants. Puis elle se précipita dans le couloir pour tambouriner à la porte de Savannah.
Une voix d'outre-tombe se fit entendre.
— Qui ose me déranger avant dix heures du matin ?
— Ouvre, c'est Hunter.
— Il n'est pas question que j'ouvre, je me suis couchée il y a trois heures.
— Ouvre, je t'en prie, j'ai besoin de tes lumières.
— À cette heure-ci, mes lumières sont éteintes. Fiche le camp !
— Si tu m'ouvres, je te prête mon ensemble Ralph Lauren.
Silence. Hunter tendit l'oreille.
Le visage fripé de Savannah, le cheveu en bataille, apparut.
— Sans blague ? Tu ne voulais pas me le prêter.
— Maintenant je veux bien, mais à condition que tu m'aides. Cela a un rapport avec ton ordinateur.
— Entre, fît Savannah.
— Il nous faut son mot de passe, c'est tout.
— C'est tout ?
— Oui. Ton prof est branché sur Transnet. C'est une partie de ce mot que tu as aperçue sur l'écran.
— Si la photo était plus grande, on le lirait ?
— Non, un mot de passe ne s'affiche jamais.
— Et c'est quoi, Transnet ?
— Un réseau informatique. Il y en a beaucoup, mais Transnet est connu pour ses messageries coquines.
— Tu as déjà essayé ?
Savannah sourit.
— Bien sûr ! D'où crois-tu que je sors mes rendez-vous galants ?
— Et comment ça marche ?
— Très simple. Il suffit d'avoir un ordinateur relié au téléphone par un Modem, ou un Minitel. Regarde.
Savannah tapa sur le clavier de son ordinateur.
— Voilà, nous sommes sur le réseau Transnet.
— Mme de M. se doute-t-elle que son téléphone est piraté par ton ordinateur ?
— Non. Mais elle comprendra quand elle recevra sa facture… Bon, alors, ce mot de passe ?
— On peut faire plusieurs tentatives ?
— Autant que tu voudras. Ce n'est pas comme une machine qui avale ta carte de crédit au bout de trois essais.
— J'ai quelques idées. Je vais les noter.
— On a toute la journée, ma chérie. Mais trouver un mot de passe, ce n'est pas évident. Ce n'est pas comme un code, qu'on peut élucider par la logique pure. Un mot de passe, c'est une histoire de cœur, et pas de tête. C'est une autre paire de manches. Moi, je ne suis pas douée pour les mots de passe. Je suis trop cérébrale. C'est pour cela que je ne veux pas te décevoir si on n'y arrive pas. Tu me prêtes quand même le Ralph Lauren, dis ?
— Essaye ces mots.
Elle tendit une feuille à Savannah.
Celle-ci déchiffra à voix haute :
— Swann, Guermantes, Sodome, Gomorrhe, Combray, madeleine…
Elle s'interrompit.
— On n'y arrivera pas ! Trop intello. Ce n'est pas le style Transnet.
— C'est-à-dire ? Je ne comprends pas.
— Mon mot de passe, par exemple, c'est « Scarlett cherche Rhett ». Les hommes, en général, choisissent des noms comme « Surf-Master », « Boy-Toy », ou « Gigolo du XVIe ».
— Essaye quand même.
— Si tu veux, mais on perd notre temps.
À tour de rôle, elle tenta chaque mot.
— Ce n'est pas ça non plus.
— Essaye « catleya ».
— Cat le…quoi ?
— C-A-T-L-E-Y-A.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Une fleur.
— Une fleur ?
— Lis Un amour de Swann, et tu sauras.
— Un amour de qui ?
— C'est du Proust. Mon prof est un proustien. Faire catleya, c'est faire l'amour. Vas-y, tape. Si ce n'est pas cela, j'ai encore d'autres idées.
Savannah s'exécuta. Au bout de quelques minutes, une lueur incrédule illumina son visage.
— Ça alors !
— Alors quoi ?
— Ça y est ! Tu l'as eu, c'est ça…
— J'en étais sûre.
— Tu m'impressionnes, Hunter Logan. Je ne t'en croyais pas capable… Voyons ce qu'il a dans le chrono de sa messagerie, ce monsieur.
Elle tapa sur les touches du clavier.
— Quelle cloche, il n'a rien effacé ! Oh, regarde-moi ça… Le coquin !
Hunter se pencha sur l'écran, médusée.
— Il a un cinq à sept ce soir à l'hôtel Nikko avec une dénommée Emmanuelle. Quinzième étage, chambre 208. Elle doit l'attendre en porte-jarretelles… Mais c'est diablement chaud, dis-moi… Et cette Gwendoline qu'il a reçue hier, rue de Vaugirard… Tu as vu le nombre de rendez-vous dans sa garçonnière ? Il est libertin, ton prof. Marié, tu dis ? Cela ne m'étonne pas. Les pires, dans cette ville, ce sont ceux qui sont mariés. Tu peux me croire, je sais de quoi je parle.
Hunter lisait, impressionnée par ces mots crus, ces adresses, ces noms, cette liste qui n'en finissait plus.
Savannah gloussait.
— Tu peux m'imprimer tout ça ? lui demanda Hunter.
— Un jeu d'enfant.
Tandis que l'imprimante ronronnait, Hunter cherchait une adresse dans l'annuaire. Elle la trouva et la nota. Savannah lui tendit une dizaine de feuilles.
— Qu'est-ce que tu vas fabriquer avec ça ? C'est de la dynamite.
— Si je te prête aussi ma jupe Donna Karan, est-ce que tu me promets de te taire, et d'oublier cette matinée ?
Savannah la regarda.
— Pas de bêtises, Hunter, hein ?
— Ne t'inquiète pas. Je sais ce que je fais. C'est pour la bonne cause.
— Va pour la jupe.
— Une dernière question. Est-ce qu'il découvrira que quelqu'un a eu accès à sa messagerie ?
— Oui, il le saura.
— Comment ?
— En se connectant au réseau, l'heure exacte de sa dernière communication s'affichera. S'il y prête attention, il comprendra immédiatement.
— Mais sans savoir que c'est nous ?
— Bien sûr que non !
Hunter sourit. Elle glissa les feuilles dans une enveloppe.
— Tant mieux.
Devant une boîte aux lettres de l'avenue Denfert-Rochereau, elle n'hésita pas une seconde avant de mettre l'épaisse lettre dans la fente.
Sur l'enveloppe, elle avait écrit :
Mme Jérôme D.
3, rue Cassini
Paris XIVe
XI. Le « TOKI-BABY »
« Je ne veux aimer personne,
car je n'ai en ma fidélité aucune confiance. »
Louise de Vilmorin (1902-1969),
Carnets.
Debout devant les étalages du rayon puériculture, Louise transpirait. Son ventre distendu se faisait lourd ; à l'intérieur, des petits poings vigoureux valsaient. Elle tentait de déchiffrer le mode d'emploi d'un appareil révolutionnaire dont on lui avait vanté les mérites. D'une main tendre, elle tapota son utérus rebondi ; de l'autre, elle tenait cette merveille du progrès technique, un « Toki-Baby », « homologué par le ministère des Postes et Télécommunications, utilisation France sous licence France Télécom ».
Une vendeuse, ayant pitié des chevilles enflées de Louise, s'approcha d'elle.
— Puis-je vous aider, madame ?
Louise lui adressa un regard de primipare reconnaissante.
— Oui, merci. On m'a beaucoup parlé de cet appareil, et j'aimerais comprendre son fonctionnement.
La vendeuse se lança dans une tirade qui aurait plu à son chef de service.
— Avec le « Toki-Baby », plus de soucis ! Votre bébé – et je vois que c'est pour bientôt, ajouta-t-elle en minaudant – ne sera plus sans surveillance. Sa moindre respiration, son plus petit soupir vous seront retransmis en toute fidélité.
— Comment ça marche ?
— Le « Toki-Baby » se compose de deux éléments ; un émetteur que vous placez près du berceau de votre enfant, et un récepteur.
— C'est un peu comme un talkie-walkie ?
— Un peu, à la différence que le récepteur ne fonctionne que dans un sens, pour éviter de transmettre en retour vers l'enfant l'environnement sonore qui entoure le récepteur.
— Cela signifie que si je capte mon bébé, lui ne m'entend pas ?
— Oui. Ainsi vous pouvez parler fort sans réveiller votre bébé, et vous surveillez en toute tranquillité son sommeil. Ce dispositif sophistiqué se déclenche dès qu'il capte un bruit, sinon, il reste en état de veille. Vous pouvez donc laisser l'émetteur branché en permanence et allumer le récepteur à votre guise.
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