— Effectivement, c'est pratique. Il marche avec des piles ?

— Des piles de neuf volts. Mais il est aussi possible de brancher chacun des éléments sur le secteur avec un adaptateur.

— Quelle est la distance de transmission ?

— Cinquante mètres.

— Je vais en acheter un.

— Vous avez raison, madame. C'est un bon choix. Vous verrez comme ce sera pratique quand votre bébé sera là. Vous savez ce que vous attendez ?

Louise sourit.

— Oui, c'est une fille. Elle va s'appeler Rosie.


Rosie naquit quelques jours plus tard. De retour à la maison, elle fut installée dans une ravissante chambre lilas à froufrous. Louise capta fièrement ses premiers pleurs avec le « Toki-Baby ».

— Qu'est-ce que c'est que ça ? lui demanda son mari, André, de mauvaise humeur à cause des biberons de nuit et du bouleversement occasionné dans sa vie depuis l'arrivée de ce nourrisson glouton et braillard.

— C'est pour écouter Rosie partout où je me trouve. C'est bien pratique. Je peux descendre voir ta mère au premier. Je peux même aller en face acheter du pain.

On entendit un grésillement, puis un chevrotement affamé.

— Oh, mademoiselle a encore faim ! chantonna Louise.

— Dis, comment on débranche ? soupira André.


Le récepteur pouvait s'accrocher à la ceinture. Louise l'arborait ainsi, comme un téléphone portable. Elle ne se lassait pas d'entendre cette respiration légère et fragile, ces bruits de bébé qui l'attendrissaient.

À l'autre bout de l'appartement, loin de la chambre rose, elle portait le récepteur à son oreille et écoutait le souffle de sa fille. Terrorisée, comme toute mère, par la mort subite du nourrisson, elle gardait la nuit, à l'insu de son mari, l'appareil branché sous son oreiller, volume réglé au minimum. Parfois, si un silence trop lourd s'installait, elle allait voir, affolée, sur la pointe des pieds si le bébé vivait encore. Puis elle se remettait au lit, réconfortée par le sursaut qu'avait fait Rosie lorsqu'elle lui avait effleuré la joue.


— Tu devrais quand même maigrir un peu, lui dit Julietta, sa meilleure amie.

Julietta était grande et mince. Elle avait eu deux enfants, et cela ne se voyait pas.

Les chevilles de Louise, trois mois après Rosie, n'avaient toujours pas dégonflé.

Louise haussa les épaules.

— Oui, je sais. André me le dit chaque jour. Je n'ai pas le courage de commencer un régime.

— Fais-le avant qu'il ne soit trop tard.

— Trop tard ?

— Avant que tu ne puisses plus perdre tes kilos. Ils risquent de s'installer définitivement. Tu as bientôt trente ans. Fais attention.

— Oh, tu m'ennuies.

— Je te parle pour ton bien. Et puis pense à André.

— Quoi, André ?

— Il doit avoir envie de récupérer sa femme d'avant. Tu étais mince, avant Rosie.

— Je sais.

— Les hommes sont fragiles, après un accouchement. Le mien, après le second, a fait une déprime. C'est lui qui a eu le fameux baby blues ! Et le mari de ma cousine, il n'a pas arrêté de la tromper, juste après la naissance de leur fils.

— André ne me trompera jamais.

— Comment le sais-tu ?

— Il me respecte trop. Il me met sur un piédestal. Il ne me ferait jamais cela.

— J'admire ton assurance. Je pense qu'aucune femme ne peut avoir cette certitude-là.


— Il t'a trompée, le tien ?

— J'espère que non. Mais, à vrai dire, je n'en sais rien.

— Comment réagirais-tu, si oui ?

— Je serais écrasée. Vidée.

Rosie hurla dans le récepteur.

— Elle a toujours faim, ta fille, remarqua Julietta.

Louise se leva péniblement pour aller chercher le bébé.

— Tu as raison, Julietta. Il faut que je perde cinq kilos.

— Huit, ajouta Julietta.

— Je te déteste.

— Il n'y a que moi pour te dire la vérité.


Louise descendait souvent du quatrième étage voir sa belle-mère, Mme Verrières, qui habitait au premier. C'était une femme d'une soixantaine d'années. Elle aimait beaucoup sa bru.

— Je vais faire un régime, lui annonça Louise.

— C'est bien, vous avez raison.

— Ah, je suis donc si grosse ?

— Non, ma fille. Un peu enrobée, dirons-nous. C'est normal, après un bébé.

— J'ai tout de même pris vingt-cinq kilos.

— Cela arrive. Moi, j'en ai pris trente pour André. Je les ai tous perdus.

— Je peux vous laisser le « Toki-Baby » ? Je dois aller chez le boucher, et il ne porte pas si loin.

— Allez-y, Louise. Je veille sur Rosie, par machine interposée.


Un mois après, Louise avait perdu cinq kilos.

— Comment me trouves-tu ? demanda-t-elle à André.

Il la scruta.

— Très bien.

— Tu n'as rien remarqué ?

— Non.

Son visage s'affaissa.

— J'ai perdu cinq kilos, et tu n'as rien remarqué ?

— Essaie d'en perdre encore un peu.

Louise se figea.

— Tu me trouves grosse ?

— Mais non, je n'ai pas dit cela…

— Tu viens de dire que je devrais encore maigrir.

— C'est vrai, tu avais grossi depuis le bébé. Perds encore quelques kilos, et tu seras superbe ; tu auras retrouvé ta ligne de jeune fille.

— Vous vous êtes concertés, on dirait, Julietta et toi ?

— Nous avons envie de te revoir mince.

Louise se sentit envahie par une colère sanguinaire.

— Je vous hais, tous les deux. De quel droit Julietta se permet-elle de te parler de mes problèmes de poids ? C'est insensé.

Elle éclata en sanglots.

— Louise, tu es trop nerveuse en ce moment. Il faut que tu te calmes. Ce n'est pas bon pour toi.

— Je suis nerveuse parce que je ne mange rien de la journée, pleura Louise.

André la prit dans ses bras, lui caressa les cheveux.

— Allez, Loulou, un peu de courage. Pense à notre bébé. Et essaie de te nourrir convenablement.

Louise renifla, puis se calma.

— André, est-ce que tu m'as déjà trompée ?

André se redressa.

— Mais non, voyons. Quelle idée ! Pourquoi me poses-tu cette question ?

— Comme ça.


Louise monta sur la balance. Cinquante-deux kilos. Elle poussa un soupir de soulagement. Encore deux kilos à perdre. Cinquante kilos, et elle aurait récupéré sa ligne de jeune fille. Elle n'en pouvait plus de ce régime. Elle avait retrouvé sa silhouette, mais se sentait bizarre, coléreuse, léthargique. Le jour, elle ruminait des idées noires ; la nuit, elle avait des rêves violents, souvent sanglants.

Le téléphone sonna. C'était Julietta.

— Je suis mince. Presque mince.

— Bravo. Je vais venir voir. Es-tu là vers une heure ?

— Allons déjeuner ! Rosie est à la garderie pour la journée. Nous pourrions aller au chinois. Cela ne me fera pas grossir. Qu'en dis-tu ?

— Volontiers. Tu réserves pour une heure ?

— D'accord. J'irai faire des courses avant. On se retrouve sur place.

Elle raccrocha. Le téléphone sonna de nouveau. Cette fois, c'était André.

— J'ai perdu mon agenda ! J'ai cherché partout, il n'est pas au bureau.

— Il doit être là, je vais vérifier.

Elle regarda dans la chambre.

— Il est sur la table de nuit.

— Je vais venir le prendre vers midi. Tu seras là ?

— Non, j'ai rendez-vous avec Julietta à une heure. Avant, je vais faire des courses. Rosie est à la garderie jusqu'à cinq heures.

— Alors, à ce soir.

Louise raccrocha. Elle s'apprêtait à sortir lorsque l'appareil retentit encore. C'était la garderie ; Rosie avait de la fièvre et pleurait considérablement. Louise devait venir la chercher.


Après avoir fait déjeuner sa fille, Louise passa chez Mme Verrières avec le bébé.

— Belle-maman, pouvez-vous surveiller Rosie pendant l'heure du déjeuner ? Elle n'a pas pu rester à la garderie parce qu'elle a un peu de fièvre. Je vais au chinois avec Julietta. Après j'emmènerai le bébé chez son pédiatre.

— Ne vous inquiétez pas, ma fille, je m'occuperai de notre bout de chou. J'irai la coucher dans dix minutes. Allez donc déjeuner avec Julietta. Et surtout mangez quelque chose, je vous trouve trop mince ! Donnez-moi le « Toki-Baby » et votre clef.

— Flûte, le voyant ne s'allume plus. Les piles sont fichues ! Quelle heure est-il ?

— Midi trente.

— Je file en face chercher des piles chez l'électricien. J'en ai pour trois minutes. Tenez, prenez Rosie.


Quelques instants plus tard, piles neuves installées, le voyant rouge s'alluma. Louise régla le volume à la puissance maximale.

— Je mets fort, car j'ai dû placer l'émetteur assez loin de son lit, vers le couloir. Elle l'attrapait, la coquine ! Je l'ai caché derrière une chaise. On ne le voit plus.

— Allez-y, Louise, vous allez être en retard.

Mme Verrières tenait le récepteur à la main.

— Au revoir, ma Rosinette, à tout à l'heure ! gazouilla Louise à sa fille.

Tout à coup, un grognement bestial s'échappa de l'appareil.

— Vous avez entendu ? demanda Louise.

— Oui, c'est étrange.

Louise prit le récepteur, le regarda.

Le grognement se produisit de nouveau, suivi d'un soupir lascif.

Puis une voix féminine s'éleva.

« Ah, c'est bon ! Ce que c'est bon ! Oui ! Oui ! Oui ! »

Louise et sa belle-mère n'osèrent bouger.

— Qu'est-ce que c'est ? marmonna Louise.

« Oui, encore, vas-y, oui, encore, ah, c'est bon, oui ! »

— Il me semble que nous captons des gens qui font l'amour, chuchota Mme Verrières, gênée.

Louise écoutait, transie.

Une voix d'homme les fit sursauter.

« C'est comme ça que tu la veux… hein, tu la sens bien, dis-moi ! »

« Oui, bêlait la femme. Oui, défonce-moi ! »

— Louise, je ne puis continuer à écouter ces gens, murmura Mme Verrières, qui avait rougi. Je vous en prie, éteignez.

« Te défoncer ? Oui, je vais te défoncer, et tu aimes ça, hein ?

— Oh oui, oui, oui ! »

— Louise, éteignez, c'est insupportable. Je vous en supplie.

Mais Louise ne parlait plus. Ses joues amaigries étaient d'une pâleur mortelle.

« On dirait que ça t'excite de faire ça debout dans le couloir pendant que Louise n'est pas là, hein ? Cochonne, va ! »

— Mon Dieu ! souffla Mme Verrières.

Louise la regarda sans la voir.

— C'est Julietta et André, dit-elle d'une voix plate, tandis que le couple râlait de plaisir.

Elle coupa le son.

Un silence se fit.

— Ma chérie… balbutia sa belle-mère, défaite.

— Attendez-moi là, annonça Louise. Je reviens dans cinq minutes chercher la petite.

— Louise, où allez-vous ?

Louise ouvrit la porte d'un geste mécanique. Elle se mit à monter l'escalier d'un pas saccadé et rapide, comme un automate. Ses yeux brillaient.

— Louise, que faites-vous ?

Rosie, impressionnée par le ton angoissé de sa grand-mère et par le masque livide de sa mère, se mit à gémir.

Mme Verrières ne voyait plus que la main de sa belle-fille sur la rampe.

— Louise ! Répondez-moi ! Vous me faites peur. Vous n'avez pas l'air d'aller bien…

La main ne s'arrêta pas, continuant son ascension, imperturbable.

— Ne vous inquiétez pas, lança Louise par-dessus la balustrade d'une voix presque normale. Je me sens parfaitement bien. À vrai dire, je meurs de faim. Je me faisais une joie de ce repas chinois. Quel dommage ! Je ne pourrai pas déjeuner avec Julietta parce que je vais la tuer.

— Louise, ma fille ! Qu'est-ce que vous dites ? Vous êtes devenue folle ?

Louise était arrivée au quatrième étage. Elle se pencha et aperçut sa belle-mère pétrifiée trois étages plus bas, le bébé pleurant dans ses bras.

Elle leur envoya un pâle sourire qui ressemblait davantage à une grimace de douleur.

— Ce sera vite fait avec mon hachoir à viande. Ne vous faites pas de souci, j'épargnerai André. À tout de suite !

Puis elle ouvrit la porte d'entrée, pénétra dans l'appartement et la referma sans bruit.


FIN


REMERCIEMENTS


Je remercie ma famille, et plus particulièrement mon mari, Nicolas, pour sa patience et son écoute. Je remercie Pascale Zuliani pour sa complicité, Hugues Bizot pour sa collaboration ; merci également à Laure Rey du Pavillon, Sophie Meaudre et Véronique François-Poncet pour leur première lecture.