Alors la lune, comme pour la narguer, sort de derrière un nuage. Elle découvre le visage de son mari, crispé par le plaisir. Elle s'approche encore, une grande déchirure dans la poitrine. Elle voit entre les jambes de son mari une tête brune affairée, qui monte et qui descend.

Puis le bébé pleure soudain, fort dans la nuit. L'homme sursaute, ouvre les yeux et découvre sa femme debout devant la voiture. Il se fige, glacé d'horreur. La prostituée relève la tête et regarde elle aussi, interdite, cette jeune femme baignée par le clair de lune, belle et triste.

Sa femme le contemple avec tristesse, avec douleur, avec dégoût. Avant de s'en aller, elle enlève son alliance et la pose délicatement sur le capot de la voiture, sans un mot.


II. LE CARNET ROUGE


« L'homme qui aime normalement

sous le soleil adore frénétiquement sous la lune. »


Guy de Maupassant (1850-1893),

Sur l'eau.


2 mai


Guy est irréprochable. Il est d'un ennui mortel. Que faire, à part le tromper, ce qui est déjà le cas depuis belle lurette ?

Je rêve d'un mari galant, d'un époux tombeur, bourreau des cœurs, coureur, trousseur de jupons, magnifique séducteur, sublime salopard !

Hélas !

Je partage le lit aseptisé d'un homme fidèle. Je porte le nom d'un paisible père de famille qui me prend tranquillement, à la papa, en susurrant des mots plus tendres qu'excitants, en distribuant des baisers plus sages que chavirants, m'obligeant, afin d'atteindre le nirvana, à m'abîmer dans quelque polissonne vision de luxure et de stupre, où il est question de violences inavouables, positions complexes et vocabulaire graveleux.


21 mai


Mon mari m'ennuie.


C'est affligeant, mais véridique.

Mes enfants sont beaux, mais n'ont pas réveillé en moi d'instinct maternel hors pair. Je les aime, certes, mais c'est la nourrice qui les élève. Loin de moi l'idée de m'occuper de biberons, couches, promenades et vaccins.

Je le trompai pour la première fois un mois après mon mariage, avec un ex. Je me disais que cela ne comptait pas, puisque ce n'était pas nouveau.

Puis je compris qu'il n'y avait que cela qui comptait.

Mais je dus vite me rendre à l'évidence. Tromper un mari qui ne se doute de rien est presque aussi ennuyeux que de ne pas le tromper du tout.


4 juin


Voici cinq ans que je le trompe. Tout le monde le sait, sauf lui. Il passe pour un cocu. Il est ridicule. J'aurais tant aimé qu'il me frappât, qu'il me battît, qu'il m'insultât, ou qu'il me rendît la pareille !

Ah, le trouver au lit avec ma sœur, ou ma meilleure amie, ou la femme de ménage, ou même sa cousine, sa nièce, sa filleule, quel bonheur ! Quelle épouse bafouée magnifique je serais, quelles scènes épouvantables je lui ferais, suivies de vibrantes retrouvailles sur l'oreiller…

Las ! L'oreiller dudit lit conjugal dort d'un sommeil de cent ans. Et moi, je ne suis qu'une bourgeoise qui s'ennuie avec un mari trop bon (devrais-je dire trop c… ?) et qui, à trente-deux ans, a déjà un pied dans la tombe.


11 juillet


Je choisis mes amants avec finesse. Ils ne font que rarement partie de mon cercle. D'ailleurs, les pères de famille me font braire. Ils sont pressés et regardent trop souvent leur montre.

Je leur préfère des jouvenceaux à la chair ferme qui veulent bien se laisser aller à mon expérience sans tenter de prendre le dessus (dans tous les sens du terme), comme leurs aînés.

Pourquoi Guy ne se doute-t-il jamais de rien ? Pourtant, je m'efforce de laisser traîner des indices compromettants, afin de piquer sa curiosité. Devant une chaussette masculine qui n'est pas la sienne, trouvée au fond du lit, il sourit, et la met de côté.

Il n'y a rien de plus bête qu'un mari fidèle.

D'ailleurs, cela n'existe pas, un mari fidèle. Guy, c'est une erreur de la nature, un couac de l'embryogenèse. Dans ses veines doit couler le sang somnolent de quelque dynastie éteinte par manque de passion, ou appauvrie par une consanguinité dénuée d'imagination.


28 août


Pourtant, il n'est pas idiot, ce pauvre Guy. Il est simplement complètement fidèle.

Depuis que nous sommes mariés, j'échafaude des stratagèmes machiavéliques pour qu'il me trompe enfin.

Je recrutai des créatures de rêve, qui sans délicatesse aucune se vautrèrent nues à ses pieds.

En vain. Il leur brandissait son alliance comme l'on agite un crucifix devant un vampire assoiffé d'hémoglobine.

Alors il fallut bien que je me résigne. Guy ne me tromperait jamais. Cela ne faisait pas partie de son patrimoine génétique.


3 septembre


Il n'y a rien de plus soporifique qu'un mari fidèle, surtout quand c'est le vôtre.

Lorsqu'il s'endort près de vous le soir après avoir effectué son devoir conjugal, et qu'il vous murmure : bonsoir chérie, la nuit – si jeune encore ! – s'étend platement devant vous comme la mer Morte, ou une toundra aride sans relief, sans surprise, sans anfractuosités.

Un mari qui ne fait pas de bêtises est un mari médiocre. Un époux déloyal, voilà ce qui pimente un mariage ! Un mâle infidèle exsude le péché, suinte la lascivité, respire la concupiscence ; quand on se couche près de lui, on songe aux égarements libertins de sa journée, à ces autres femmes qu'il a dû faire jouir, et on écoute, béate, les mensonges alambiqués qu'il débite avec tant d'ingéniosité.

On ne doit jamais s'ennuyer, avec un mari volage.


10 octobre


Pourquoi ce carnet rouge ? Pour pallier mon ennui. Il ne me quitte pas. Je le ferme avec un minuscule cadenas. Je garde la clef dans une cachette sûre. Personne ne le lira. Un jour, je le brûlerai.


17 novembre


Guy m'a chargée de trouver un nouvel appartement, car notre bail ne sera pas renouvelé. Je dois dénicher un quatre-pièces agréable dans un quartier calme.


1er décembre


Le déménagement fut épuisant. Pendant longtemps, je n'eus pas le courage de déballer les dernières boîtes en carton. Elles restèrent entassées dans l'entrée.

Un jour de pluie, alors que les enfants étaient à l'école et que je n'attendais personne, je décidai de les ranger enfin.

Il s'agissait de paperasses, de fiches de paie, de comptabilité, vieilles photos, cartes routières, dépliants, tout ce que l'on peut amasser avec les années.

Le sommeil me gagne. Ou le courage me manque. Je continuerai plus tard.


18 décembre


J'ai trouvé un café sympathique, où j'aime venir lire les journaux et écrire. Je dois continuer mon histoire. Dehors, il pleut.

Cette paperasse, donc.

Je la triai comme je pus, jetant ce qui me semblait inutile, mettant de côté les choses pouvant encore servir.

C'était un carnet, un peu comme le mien, mais plus grand et sans cadenas. Je ne l'avais jamais vu. Je l'ouvris. Il y avait des prénoms de femmes, des dates et des lieux. C'était l'écriture de Guy.

Cela donnait, à titre d'exemple :


Paris, hiver 78 :

Laure

Yvette

les sœurs Rondoli


Étretat, printemps 80 :

Fifi

Ludivine

Harriet

Fécamp, juin 82 :

Adrienne L.


Puis il y avait des commentaires, certains avec fautes d'orthographe (que je ne reproduirai pas), comme :


Côte d'Azur, été 84 :

Hermine (dite le Postillon)

Rosalie (bonne)

Adélaïde (trop grosse)

Lise (nulle)


Moi, je n'y étais pas. J'eus beau chercher, je ne me trouvai pas. Cela me vexa.

Je vais commander un autre café.


20 décembre


Il faut bien que j'en finisse avec cette histoire.

Il faut bien que je parle des autres noms de femmes, celles d'après notre mariage. Ce sont des prénoms qui ne me disent rien. Tout ce que je sais, c'est qu'il les a eues à Paris, surtout durant mes grossesses, puis épisodiquement. Mais depuis un an, les pages du carnet affichent de mystérieuses initiales sans dates, ni lieux, ni commentaires.

Cela ne me dérange pas d'apprendre qu'il a eu des maîtresses. Au contraire, cela me rassure.

Ce n'est pas cela qui me dérange. Ce qui me dérange, c'est que je pense que Guy ne m'aime plus. D'ailleurs, je crois qu'il ne m'a jamais aimée.

Le masque du benêt est tombé. Je vois le vrai visage de Guy.

Et ce visage me paraît tout à coup sublime.


24 décembre.

Chère Jeanne,

Mon écriture dans ton journal intime et secret va te faire sursauter.

Ah, tu l'as enfin trouvé, mon carnet ! Et moi, je suis venu à bout du cadenas sur le tien. Dieu sait que je t'ai mis ce carnet sous le nez depuis des années. Tu ne l'as jamais découvert. Je voulais voir jusqu'où te mèneraient ton effronterie et ta vanité. Tu pensais être la seule à tromper, à mentir. Tu y prenais un plaisir exquis. C'était divertissant. Pendant cinq ans, je me suis amusé à jouer au niais, au bon mari, à l'époux honorable, au cocu qui ferme les yeux. Mais tu penses bien, ma chère Jeanne, que cela ne peut pas durer une vie entière.

Pas une fois tu n'as pu imaginer que, moi aussi, je te trompais. Pas une fois tu n'as eu de soupçons. Tu trouvais cela impayable, de faire passer ton mari pour un imbécile. Ma pauvre Jeanne. Que vas-tu devenir maintenant ? Et tes chers collégiens ? Te tentent-ils autant à présent ? Qui vas-tu pouvoir tromper ? À qui vas-tu mentir ?

Je t'imagine, figée au-dessus de ces pages, dans ce café où tu traînes depuis quelque temps. Et le pire, c'est que tu dois être en train de te rendre compte que tu m'aimes. Je vois d'ici l'amour poindre sur ton museau aigu comme le soleil se levant pour la première fois.

Je vais te quitter, ma pauvre Jeanne, pas seulement en bas de cette page, mais pour toujours, parce que je n'ai plus rien à te dire.

Tu ne m'amuses plus. Tu m'ennuies. Que Dieu te garde, en ce jour de Noël tu avais raison, va ! Les maris fidèles, cela n'existe pas.

Guy.


III. LA JEUNE FILLE AU PAIR


« Car c'est double plaisir de tromper le trompeur. »


Jean de La Fontaine (1621-1695),

Le Coq et le Renard.


Au dernier étage d'un magasin luxueux de la rue de Passy, deux jeunes femmes déjeunaient légèrement d'une tourte Château-Thierry et d'une salade Vaux-le-Vicomte. Le restaurant où elles se trouvaient dominait les toits gris de Passy, et possédait une atmosphère raffinée et feutrée qu'on eût dite d'outre-Manche.

L'une d'elles était blonde, au teint pâle et délicat, aux yeux bleu clair ; elle portait une veste autrichienne lapis-lazuli, gansée de soie bistre, avec des boutons ronds et dorés qui rappelaient les boucles d'oreilles fixées sur ses lobes fins. Ses cheveux lisses, ramenés en arrière par un catogan de gros-grain noir, dévoilaient un front enfantin, où quelques rides se voyaient à peine.

Ses doigts blancs semblaient trop fragiles pour arborer à l'annulaire gauche un diamant rond, et à l'auriculaire droit une lourde chevalière en or.

L'autre jeune femme portait une redingote en panne de velours pourpre sur un chemisier en shantung ivoire. Une croix d'or pendait d'un ruban de velours noir ajusté à son cou. Ses cheveux mordorés flottaient autour d'un visage expressif, un peu marqué, aux yeux noisette, aux pommettes hautes et aux lèvres fines et rouges. Sur ses mains carrées aux ongles courts, on ne voyait briller qu'une alliance.

Marguerite, la blonde, était attachée de presse pour une maison de prêt-à-porter. Marie, la brune, dirigeait la publicité d'un magazine hebdomadaire féminin. Elles n'étaient pas de grandes amies, mais déjeunaient ensemble une fois par mois pour leur travail et prenaient plaisir à se retrouver.

À une table voisine, une femme élégante et plus âgée s'installa. Elle leur adressa un sourire cordial, puis se plongea dans un dossier en attendant son invitée. Marguerite et Marie lui sourirent poliment en retour, penchées elles aussi sur des dossiers de presse.

— Vous avez vu ? murmura Marie.

— Oui. Elle s'est fait lifter, répondit Marguerite à voix basse.

— C'est raté, je trouve.

— Monstrueux.

— Ne regardez pas maintenant, mais Marie-Hélène vient d'arriver avec le même sac que vous.