— Je ne suis pas fatiguée, protesta-t-elle.

— Mais si, tu as des cernes !

Elle rosit.

— C'est parce que tu m'as empêchée de dormir une bonne partie de la nuit.

Il l'enlaça, flatta sa croupe d'une main affectueuse.

— Tu m'as manqué…

Charles s'était rarement montré aussi empressé depuis qu'il était rentré de Bruxelles. Ils avaient fait l'amour avec une fougue inhabituelle.

— Tu viendras aussi chez maman ?

Il nouait sa cravate.

— Je ne pense pas que je pourrai, chérie. Je voudrais profiter de l'appartement vide pour travailler et mettre de l'ordre dans mes fichiers. Tu comprends ?

— Oui, mais c'est dommage. Les garçons te voient si peu. Quant à maman…

— Tu sauras lui expliquer, n'est-ce pas, chérie ? Il faut que je file. À ce soir. Ne m'attends pas pour le dîner.

Il s'éclipsa. Elle soupira et remit en ordre le lit dévasté en se disant que si Charles se montrait aussi amoureux à chaque retour de voyage, cela n'était pas si mal.


Elle passa le week-end chez sa mère, avec ses fils. Le samedi soir, vers onze heures, elle appela Charles. Elle tomba sur le répondeur, ne sut que dire, et raccrocha. Où donc était-il un samedi soir, à onze heures ? Peut-être qu'il travaillait, qu'il laissait le répondeur en marche pour être tranquille. Elle rappela et laissa un message qu'elle trouva haché et gauche. Elle fit une autre tentative le lendemain, vers neuf heures, puis à midi. Toujours le répondeur et la voix enregistrée et gaie de Charles. Elle ne laissa pas de message. Vers dix-sept heures, alors qu'elle allait repartir avec ses enfants, Charles téléphona.

— Mais où étais-tu ? demanda-t-elle, agacée.

— Ici, voyons, je travaillais !

— Il y avait le répondeur.

— Tu sais bien que je voulais être tranquille, alors je l'ai laissé allumé.

— J'ai appelé plusieurs fois, je ne comprenais pas…

— J'ai eu ton message hier soir, en arrêtant de travailler, mais il était trop tard pour te rappeler. Je ne voulais pas réveiller ta mère. Vous rentrez ?

— On arrive, lâcha-t-elle, subitement lasse.


Une autre semaine se déroula, puis deux autres encore, grises et monocordes. Lola se sentit fatiguée. Elle était pâle, engourdie, amorphe. Son amie Sarah lui suggéra d'aller voir un médecin. Elle prit rendez-vous chez son généraliste, qui ne lui trouva rien d'alarmant. Il lui fit cependant une prise de sang et un prélèvement d'urine.

— Je vous appelle demain s'il y a quelque chose d'anormal. En attendant, reposez-vous et prenez des vitamines et du fer. Vous avez peut-être une légère anémie, l'analyse nous le dira.


Le lendemain, en rentrant à la maison, elle vit qu'il y avait un message sur le répondeur. C'était Caroline, une amie. Elle l'écouta à peine, puis se pencha pour l'effacer. La cassette se rembobina longuement. Elle se leva pour chercher une cigarette. Tout à coup, la machine émit des grésillements étranges.

— Zut ! j'ai dû me tromper de bouton !

Elle appuya sur une touche, puis sur une autre. Les crépitements cessèrent, mais la cassette se déroulait toujours. Elle ne savait comment l'arrêter, elle essayait toutes les touches.

— Oh ! Zut, zut et zut !

Elle imaginait déjà l'expression exaspérée de Charles.

Tout à coup, des éclats de voix se firent entendre. Après quelques minutes, elle reconnut la voix de Charles.

« Apollonie, je te demande de te calmer ! »

Lola se figea, s'approcha de la machine.

Une voix jeune et ferme de femme inconnue s'éleva.

« Comment veux-tu que je me calme, Charles ?

— Essaie, Apollonie, s'il te plaît. Cela ne sert à rien de se mettre dans des états pareils. »

Lola tentait de comprendre. Puis elle se rendit compte que Charles devait avoir décroché le combiné pour répondre alors que la machine se mettait en marche simultanément. Celle-ci avait enregistré une conversation entre Charles et cette inconnue, cette dénommée Apollonie.

Lola enclencha le bouton « pause ». La cassette s'arrêta. Avait-elle envie d'entendre la suite ? Ne devrait-elle pas tout effacer, comme si elle n'avait jamais entendu ces voix, pour vivre dans l'ignorance, se protéger ? Charles devait croire qu'il avait effacé cette conversation. Il avait dû faire une fausse manœuvre, et n'en gommer qu'une partie.

Sans hésiter davantage, Lola remit la cassette en marche en relâchant la touche « pause ».

« Voilà un an que tu me promets de quitter ta femme, un an que tu me dis que tu t'emmerdes avec elle, que tes gamins t'envahissent, que cette famille te pompe, que tu veux retrouver une deuxième jeunesse !

— Apollonie, écoute…

— Non, j'en ai marre, Charles. Tu sais bien que moi je peux te donner cette deuxième jeunesse, mais tu n'as pas le courage de quitter ta femme, voilà tout, tu n'es qu'un lâche !

— Écoute-moi. Ils ne vont pas tarder à rentrer.

— Alors n'oublie pas de défaire ton lit et de manger ce que Bobonne t'a laissé dans le frigo. Sinon elle va comprendre que tu n'as pas mis les pieds chez toi du week-end.

— Je t'appelle tout à l'heure, et on se voit demain à une heure, d'accord ? Tu t'es calmée ?

— Tu m'aimes ?

— Oui, bien sûr, mais arrête de jouer les petites filles gâtées, veux-tu ? Je ne peux pas tout balancer par la fenêtre, ma femme ne le supporterait pas. Elle a besoin de moi, tu sais. Je suis tout pour elle. Et mes fils sont en plein âge ingrat. Ce serait un crime de les quitter maintenant. Ils m'en voudraient leur vie entière. Il faut me donner du temps, ma jolie. D'accord ?

— D'accord, d'accord ! Mais je te préviens, je ne vais pas attendre dix ans. Dans dix ans j'aurai l'âge de ta femme. Tu ne voudras plus de moi. » Charles éclata de rire.

« J'aurais toujours envie de toi, de ton corps de déesse, de tes cheveux magnifiques… À demain, ma toute belle. On se retrouve rue du Dôme. » Apollonie envoya un baiser dans le combiné. Ils raccrochèrent tous les deux.

« Dimanche, dix-huit heures quinze », ânonna la voix métallique.

Avant que Lola pût réagir, le téléphone sonna de nouveau. Anéantie par ce qu'elle venait d'écouter, elle s'immobilisa.

Le répondeur se déclencha. Après le bip sonore, la voix de son médecin se fit entendre.

« Bonjour, ici le Dr Aupick. J'ai d'excellentes nouvelles pour vous, confirmées par la prise de sang. Vous attendez un bébé, chère madame ! Je vous prie donc de prendre contact avec votre obstétricien. Toutes mes félicitations, chère madame. Je vous envoie les résultats des analyses. À bientôt. »

« Jeudi, quinze heures trente-sept. »

Lola, tétanisée, ne bougeait plus. Elle respirait par saccades brèves, bouche ouverte, comme si elle venait de recevoir un coup violent dans le ventre.

Puis, très vite, avant de réfléchir, elle appuya sur la touche « Effacer » du répondeur. Tous les messages se rembobinèrent. Elle vérifia que la bande était vierge. Apollonie, Charles et le Dr Aupick s'étaient volatilisés.

Lola respira et se leva. Elle posa ses mains sur son ventre plat. Dedans, il y avait un bébé. Elle sourit. Ce serait une fille, elle en était sûre.


VI. LE CHEVEU


« Il vaut mieux encore être marié qu'être mort. »


Molière (1622-1673),

Les Fourberies de Scapin.


Cher Jean-Baptiste,

Oui, j'ai tout cassé. Il ne reste rien. Le service de cristal est en miettes. Le service de porcelaine est devenu un puzzle. Les tableaux sont lacérés. Les canapés éventrés. Les livres déchirés. La télévision et le magnétoscope hors d'état de nuire. Ton appareil photo prend un bain moussant. Tes costumes n'ont ni bras ni jambes. Tes chaussures se sont noyées dans de l'eau de Javel.

J'ai créé ce désordre assez méthodiquement. J'ai voulu m'attaquer à ce qui représentait nos huit ans de vie commune. Les albums photo m'ont fait de la peine. Ces images d'un bonheur évanoui, d'une félicité fugace, ces visages heureux, ces scènes familiales, notre voyage de noces, notre premier Noël, les anniversaires, les vacances, je n'ai pas pu les regarder. Alors je les ai brûlés, un à un, avec toutes tes lettres.

J'ai eu du mal avec les disques laser. Ils sont assez résistants. J'en suis venue à bout avec de gros ciseaux. J'ai surtout aimé détruire La Wally et cet air chanté à notre mariage : « Ebben ? Ne andro lontana. » Je crois que je ne veux plus jamais l'écouter.

Comment j'ai su ? Cela te travaille, n'est-ce pas ? Je t'imagine si bien, cette lettre entre les mains, tremblant, vacillant, à peine debout dans ce chantier, ce cimetière, ce chaos qui a été notre appartement, et tu ne comprends toujours pas comment j'ai su.

Pendant que tu te creuses la cervelle, je voudrais te dire une ou deux choses.

Je me souviens clairement de notre première rencontre. Nous avions vingt-cinq ans. Je te trouvais beau, grand, charmant. Tu m'as souri. Il y avait du monde à cette soirée. Nous nous sommes parlé. La nuit entière. Et nous nous sommes revus. Et nous nous sommes mariés. Puis il y a eu Angélique. Tu voulais une fille. Tu rêvais d'une fille. Quand elle est née, tu pleurais. Je me rappelle tes larmes et tes grandes mains sur son petit corps fragile. Tu m'as dit que c'était le plus beau jour de ta vie. Puis il y a eu Octave. Tu t'es moins intéressé à lui. Il le sait. Il le sent. Il n'a que quatre ans, mais il ressent tout. Il est d'une sensibilité extraordinaire et profonde, que tu n'as jamais remarquée. Il a compris que tu m'as fait du mal, même si j'ai veillé à ne rien dire aux enfants. Il m'a dit qu'il ne voulait plus que tu me fasses de la peine. Je crois qu'il a raison. Ils sont avec moi. Ils ne savent rien.

Je suis revenue ici, une dernière fois, et j'ai fait tout cela. Tu ne m'en croyais pas capable, n'est-ce pas ? Ta chère femme, si douce, si gentille, si bien élevée. Une mère si patiente. Une épouse exemplaire. Tu raconteras à l'assurance qu'une bande de voyous a saccagé ton appartement. Cela doit arriver tous les jours.

J'ai eu envie de te blesser en détruisant les objets que tu aimais. Cela m'a soulagée. Tu dois trouver cela indigne de moi. Mais je me sens mieux. Je contemple cette débâcle, et je respire. La violence est montée en moi comme l'éruption d'un volcan. Je l'ai laissée exploser. Maintenant je suis calme. La tempête est passée. Je sais que, désormais, je ne veux plus vivre avec toi.

J'ai compris cet été que tu me trompais. J'étais en Bretagne avec les enfants. Tu travaillais à Paris. À mon retour de vacances, je trouvai un long cheveu noir dans la baignoire. Personne ici, à part toi, n'a les cheveux noirs. Les tiens sont courts. Celui-là mesurait au moins trente-cinq centimètres. Il gisait sur l'émail blanc comme un long serpentin. Je l'ai regardé, puis j'ai rincé la baignoire. Je n'ai rien dit.

Quelques semaines après, j'en trouvai un autre sur ton chandail. Long et noir, alors que je suis châtain clair, tes enfants blonds, et la femme de ménage grisonnante. Encore une fois, j'ai gardé le silence. Tu me connais. Je ne suis pas le genre à faire du bruit. Je reste dans mon coin. Je note. J'observe. Je crois bien que je ne t'ai jamais fait une scène de ma vie. J'ai trop pris sur moi pendant des années. Ce que tu contemples en est le résultat. C'est dangereux, parfois, de ne pas se laisser aller à sa rage. Regarde où on en arrive.

Puis, un jour, je suis partie en voyage. Ta mère a gardé les enfants. En rentrant, j'ai trouvé un long cheveu noir sous ton oreiller. Alors, j'ai dû faire ce que les femmes font quand elles ont un doute. Je t'ai suivi. Cela m'a demandé une certaine organisation. On ne devient pas détective privé du jour au lendemain.

Je t'ai vu avec elle. Une grande fille aux cheveux longs et noirs, assez belle, souriante, mince et ronde à la fois. Vous étiez entrés dans un café près de ton bureau, en fin d'après-midi. Tu lui tenais la main. Tu la regardais avec tant d'amour, tant de passion, que je faillis vomir. Tu buvais ses paroles, tu caressais ses mains, ses épaules, ses cuisses sous la table. Vous vous êtes embrassés sensuellement. Je remarquai que tu ne portais plus ton alliance. C'est à ce moment-là que j'ai décidé de te quitter.

Le soir, quand tu es rentré, l'alliance était de nouveau à ton doigt. J'en étais certaine. J'attendais sa présence comme la confirmation de mes projets. Oui, j'allais te quitter. Pas tout de suite. Mais bientôt.

Je ne veux pas entendre tes explications. Je suppose que toute épouse trompée doit écouter les excuses de son mari. Moi, j'ai choisi de ne pas subir les tiennes. Pour moi, tu n'as aucune excuse. En rentrant le soir, tu passes du mari adultère au père de famille épanoui avec une facilité stupéfiante. Tu restes des heures avec les enfants, surtout Angélique, à lui lire des histoires, à l'aider pour ses devoirs. À moi, tu parles gentiment. Tu es tendre et attentionné. C'est cela qui m'a blessée, l'impudence de ta double vie, la complaisance avec laquelle tu te mues à volonté en deux rôles bien distincts. Tu nous as trompés tous les trois, Angélique, Octave et moi. Maintenant c'est fini. Le rideau est tombé, Jean-Baptiste.