J'ai longtemps mûri mon départ. Il fallait trouver le bon moment, l'instant parfait. Entretemps, j'ai connu le nom, l'adresse, et la profession de ta maîtresse. Armande Béjart, 40, rue Richelieu, Ier. Esthéticienne dans un salon de beauté au 19, rue Mazarine. J'y suis même entrée, dans ce salon, pour acheter du rouge à lèvres. Elle était gentille, professionnelle, bien maquillée, en blouse blanche. Pendant qu'elle me tournait le dos, j'eus l'envie subite de la tuer. Il n'y avait personne dans le magasin. J'aurais pu la poignarder, plonger un couteau dans ce dos blanc et sortir, ni vu ni connu.

J'ai payé en liquide afin d'éviter de lui révéler mon identité. Elle ne se doutait de rien. Elle me parlait poliment. J'eus envie de lui dire : « Je suis la femme de Jean-Baptiste. Je sais tout » pour voir son expression s'altérer. Mais je suis partie sans rien dire. Je voulais prendre mon temps.

Pendant deux mois encore, j'ai subi tes mensonges, les prétendus embouteillages responsables de tes retards, les prétendues réunions surprises, les week-ends où Untel t'appelait pour travailler sur un dossier urgent. Tu déployais l'arsenal complet du mari infidèle. J'acceptai cela en silence. Je préparais ma vengeance.

Puis vint le jour où tu me dis devoir partir une semaine en déplacement pour ton travail. Le jour suivant ton départ, j'appelai le salon de beauté pour demander un rendez-vous d'épilation avec Mlle Béjart. On me répondit qu'elle avait pris une semaine de vacances. Je téléphonai alors à l'hôtel où tu logeais. Je demandai Armande Béjart. On m'apprit qu'il n'y avait personne d'enregistré sous ce nom-là. « Ah, suis-je bête ! dis-je d'une voix enjouée, bien sûr, elle s'appelle maintenant Mme Jean-Baptiste Jourdain. » On me dit alors que M. et Mme Jourdain étaient sortis. Elle était donc bien avec toi.

Tu appelais tous les soirs, conversant longuement avec Angélique, puis avec Octave. C'était invraisemblable de penser que tu étais avec une autre femme, que tu dormais avec elle, alors que tu me disais mille choses tendres. Cela ne fit qu'accroître mon désir de vengeance.

Le soir de ton arrivée, tu es rentré tôt, avec des cadeaux pour la famille. Les enfants étaient ravis. Cette nuit-là, tu me fis l'amour longuement. Tu t'appliquais. J'endurais en silence. Ce fut monstrueux. Tu m'as dit que tu m'aimais. Je voulais mourir.

Le lendemain, c'est-à-dire hier, je décidai que le moment était venu. J'ai commencé les valises, celles des enfants, puis les miennes. Je leur ai dit ce matin qu'on allait déménager pour vivre dans une nouvelle maison, mais qu'entre-temps on allait chez mes parents. Ils étaient très excités. Octave m'a demandé si tu allais venir aussi. J'ai dit non, pas tout de suite. Il a pleuré. Je l'ai consolé tant bien que mal. Il faudra que tu lui parles.

J'ai annoncé à mes parents que je te quittais. Je ne leur ai pas expliqué pourquoi. J'imagine que tout le monde sait pourquoi une femme quitte son mari. Tu leur raconteras ce que tu voudras. Je vais chercher un appartement pour nous trois. Je remercie le ciel d'avoir un travail et de ne pas dépendre de toi financièrement. Comment font les femmes au foyer quand elles veulent se séparer de leur mari ?

J'ai déjà repris mon nom de jeune fille. C'est un soulagement immense de ne plus porter ton nom. D'ailleurs, en feuilletant le livret de famille, funeste vestige de notre mariage, l'unique objet qui a été épargné à cause de sa valeur administrative, j'appris une chose surprenante. « Le mariage est sans effet sur le nom des époux, qui continuent d'avoir pour seul patronyme officiel celui qui résulte de leur acte de naissance. » J'ai donc porté ton nom pendant huit ans, alors que je n'y étais nullement obligée.

Une dernière chose, Jean-Baptiste. Ne cherche pas à me donner des explications. Je ne te parlerai que du divorce. Pour le reste, c'est fini. Nous trouverons une solution pour les enfants. Un couple sur deux divorce, à Paris. Nous ne serons pas les premiers. Ni les derniers. Nous agirons au mieux pour les enfants.

Je voulais te dire aussi que je n'ai pas pu détruire l'argenterie. Afin d'éviter toute discussion sordide, j'en ai pris la moitié. Cela te laisse donc douze couverts de chaque sorte. Tu peux aussi garder les meubles, même ceux qui m'appartiennent. Je ne veux plus les voir. En revanche, j'ai pris ce qui est aux enfants, car je veux respecter leur univers et ne pas leur imposer trop de changement.

Tu vas bientôt rentrer. Je dois me dépêcher de partir. La concierge est montée, inquiète du bruit. J'ai expliqué que j'avais renversé quelques caisses en faisant un grand rangement. Tu lui diras de m'envoyer mon courrier.

Ce qui m'amuse le plus, c'est que tu ne pourras même pas appeler ta maîtresse pour lui annoncer mon départ. J'ai coupé les fils téléphoniques. Il te faudra descendre dans la rue afin de trouver une cabine.


Ton ex-femme.


VII. LA CASSETTE VIDÉO


« Presque tous les hommes ressemblent à

ces grands palais déserts dont le propriétaire

n'habite que quelques pièces ; et il

ne pénètre jamais dans les ailes condamnées. »


François Mauriac (1885-1970),

Journal.


Quand je suis rentrée, la cassette vidéo était posée sur la table basse du salon. Il y avait une enveloppe blanche scotchée dessus. « Pour Thérèse. »

C'était l'écriture de mon mari, Hubert. J'ai débarrassé Louis de sa combinaison, puis je l'ai mis dans sa chambre, dans son parc entouré de ses jouets.

Il n'y avait rien d'écrit sur la cassette. Et rien dans l'enveloppe non plus. Je glissai la cassette dans le magnétoscope. Elle s'y logea avec un bruit mécanique.

L'écran s'alluma. D'abord, rien. Puis notre canapé. Celui-là même où je me trouvais. Le canapé vide. Pas de bruit. Ensuite, une silhouette. Un homme s'installa dans le canapé faisant face à la caméra, et donc face à moi. C'était Hubert. Il semblait chercher ses mots. Sa voix résonna enfin, quelque peu déformée.


« Thérèse, je sais que mes paroles vont te blesser. Pourtant je n'ai pas le choix. Je dois te dire la vérité. J'écris si mal que je ne me sens pas capable de te laisser une lettre. Je ne sais pas comment te dire ce que j'ai fait. Je n'ose pas te le dire en face. Alors j'ai pensé à cette solution, m'enregistrer sur une cassette et avoir un peu l'impression de te parler face à face. Oui, c'est horriblement lâche. Mais je suis un lâche, Thérèse, et tu ne le savais pas. »


J'appuyai sur la touche « Arrêt sur image ». Le visage d'Hubert se figea sur l'écran. J'observai ses cheveux blonds, son regard clair, ses lunettes d'écaille, ses traits réguliers de jeune père de famille.

Le bébé gazouillait dans sa chambre, jouant avec une boîte à musique. J'étudiai toujours le faciès d'Hubert. Qu'allait-il me dire de plus ? Je croyais tout savoir. Il avait avoué.

J'avais trouvé une facture de Carte Bleue dans sa veste, un mois auparavant. Il s'agissait d'un hôtel à Biarritz, datant d'un week-end où il m'avait dit être en déplacement à Bordeaux pour son travail.

Je lui avais tendu la facture. Son visage s'était défait. Il m'avait prise dans ses bras, avait pleuré, marmonné une histoire à propos d'une fille sans importance. Un moment d'égarement. Le premier coup de canif porté à un mariage vieux de trois ans. Il me jura de ne plus recommencer.

Je lui ai pardonné, difficilement. Je pensais à notre fils. Je ne voulais pas sacrifier ce mariage pour une passade. On m'avait toujours fait comprendre qu'une épouse devait s'attendre à être trompée un jour ou l'autre. C'était la vie. Le mariage, c'est ainsi. Celui de mes parents, de mes beaux-parents, aussi. Fermer les yeux sur les incartades du mari.

« Les hommes sont comme ça, ma chérie, disait ma mère. Incapables d'être fidèles. Ils ont des désirs d'animaux. Les femmes n'ont pas ces instincts-là. Elles sont plus modérées, monogames, et les hommes polygames. Un mari qui trompe sa femme, ce n'est pas grave. Une femme qui trompe son mari, si. Elle est considérée comme une femme perdue. Alors qu'un homme… C'est dans sa nature. Il faut comprendre et accepter. »

C'est ce que je fis. Je pardonnai à Hubert d'avoir eu une histoire avec une femme inconnue dans un hôtel de Biarritz, alors que je l'imaginais à Bordeaux pour son travail. Je voulus tourner la page, ne pas en parler. Je ne lui demandai même pas son nom.

Je pense qu'il fut soulagé par mon comportement. Il devait redouter des scènes, des histoires, des sanglots, tout ce que font les femmes trompées quand elles apprennent la vérité. Il pensait peut-être que j'allais boucler ma valise et partir avec le bébé. Mais non. Je restai la même. Je ne montrai pas mes blessures. Je souffrais en silence. Je priais pour que cela ne se reproduise pas. J'avais peur de ne pas pouvoir garder mon calme une deuxième fois.

J'appuyai sur la touche. Le visage pétrifié d'Hubert se ranima.


« Tu pensais que j'avais une maîtresse. Je te vois encore m'apportant cette facture de Carte Bleue. Tu m'as dit : “C'est quoi cette facture d'un hôtel à Biarritz ?” Tu étais pâle et tremblante. J'avais honte. Je t'ai bredouillé un mensonge. Une autre femme. Tu n'as pas ouvert la bouche. Notre fils pleurait dans son lit. Tu es allée le consoler. Il avait de la fièvre. Quand il s'est endormi, tu es revenue. Tu t'es assise dans le canapé. Tu m'as posé des questions. J'ai répondu. Mensonges et re-mensonges. Qu'est-ce que je t'ai raconté ? Que je ne l'aimais pas, que c'était un coup comme ça, pour baiser. Que c'était une aventure d'une nuit. Puis tu m'as demandé pourquoi je t'avais épousée. Je t'ai répondu, et je le répète, je t'ai épousée parce que je t'aimais. Mais je portais un secret en moi. Un secret enfoui depuis longtemps. J'aime les hommes, Thérèse. Je l'ai toujours caché, à toi et à notre entourage. J'ai lutté comme j'ai pu. Je me suis torturé pour ne pas céder. Durant notre mariage, j'ai eu quelques aventures avec des femmes. C'était plutôt pour tenter de me prouver que je n'étais pas homosexuel. Mais je le suis. À trente ans, je dois l'assumer. Même si je détruis mon mariage. Et toi avec. »


Je me suis levée pour ne plus devoir contempler ce visage.

Tandis qu'il parlait, je regardais par la fenêtre. Il pleuvait. Les arbres étaient secoués par des bourrasques. La nuit tombait. La voix d'Hubert, hachée par l'émotion, continuait à débiter sa sordide confession.


« Je te quitte parce que j'aime un homme. Voilà, les mots sont sortis. Tu vas les trouver laids. Cet homme, tu ne le connais pas. Tu es forte, Thérèse. Tu es une femme. Je crois que les femmes sont plus fortes que nous. Je veux le croire pour ne pas me sentir trop coupable. Pour ne pas avoir l'impression d'avoir gâché ta vie. Le lendemain, tu m'as dit : “Je te pardonne. Tu as eu des faiblesses. C'est humain. Mais je t'aime et je veux élever Louis avec toi. Tu es mon mari, et je t'aime.” J'ai compris qu'il fallait que je te dise la vérité. Si tu n'étais pas tombée sur cette facture de Carte Bleue, je te l'aurais avoué quand même. Je frémis en imaginant la réaction de tes parents, de mes parents, de nos amis. Je pense à tout ce que tu vas devoir endurer. Je pense à notre fils. Il est si petit. Je me dis que je devrais partir sans rien, sans lettre, sans explications et que tu finirais bien par savoir. Mais je te dois la vérité. »


J'ai quitté la fenêtre pour m'asseoir de nouveau, mais dos à l'écran. Il m'était impossible de regarder son visage.


« Je crois que j'ai toujours préféré les hommes sans jamais l'accepter. Quand j'avais quatorze ans, je me masturbais avec un ami de classe. Les filles ne m'intéressaient pas. Il achetait des magazines où on voyait des femmes nues, qui le faisaient bander. Moi pas. Ce qui me faisait bander, c'était lui. J'ai couché pour la première fois avec un homme vers l'âge de dix-huit ans. J'ai compris que j'aimais ça. Je préfère les corps d'hommes, les odeurs masculines, cette virilité qui est aussi la mienne. J'ai essayé d'en parler à mes parents. Je me sentais sale, coupable, pervers. Mais ils n'ont pas voulu m'entendre. Ou, plutôt, ils ont eu peur. Ils se sont renfermés. Ils m'ont laissé à mes démons. Puis je t'ai connue, après plusieurs années d'errances et de doutes. Tu étais belle et douce. Tu l'es toujours. Je me suis dit : c'est une femme comme elle qui va me sauver, qui va me sortir de là. Avec elle, je vais être un homme normal. Un homme marié. Marié et père de famille. Alors, pendant trois ans, j'ai essayé de jouer ce rôle. Thérèse, j'ai fait tout ce que j'ai pu. Étrangement, je ne me suis jamais forcé à faire l'amour avec toi. Avec toi, c'était naturel et beau. C'était innocent, tendre. Mais ce n'était pas sexuel. Ce n'était pas vraiment faire l'amour, pour moi. Tout simplement parce que tu es une femme et moi un homme qui préfère les hommes. Il y a des nuits où je me réveillais en sueur, tu dormais si paisiblement à côté de moi, si heureuse, et je voulais tant te dire mes tourments. Puis tu es devenue mère et, devant ce ventre rond, j'aurais été un monstre de te déballer les immondices qui me torturaient. Je vibrais dès qu'un homme me plaisait. J'allais rôder dans des sex-shops, j'achetais des cassettes où l'on voit des hommes s'aimer. Je les regardais quand tu étais absente. Cela m'excitait beaucoup. J'avais peur que tu les trouves. Alors je les détruisais. Je me disais que j'étais malade, anormal. Des envies horribles me prenaient. Il fallait les étouffer. Je n'en pouvais plus. Je traînais dans ces endroits où vont les homosexuels. Il y avait des W-C avec des trous dans les cloisons. Les trous étaient assez bas. Je ne comprenais pas à quoi ils servaient. Puis j'ai vu un homme mettre son sexe à travers un trou. De l'autre côté de la cloison, une bouche inconnue l'a sucé. J'étais horrifié et troublé. Je suis parti à toute vitesse, la tête pleine d'images furtives. J'ai été aussi dans une boîte de nuit pour gays. On s'embrassait à pleine bouche, on se caressait ouvertement. Les hommes dansaient en s'enlaçant. C'est là que j'ai rencontré Phili. »