Juliette Benzoni
Marianne, et l’inconnu de Toscane
LA LOI DES HOMMES
1
LE RENDEZ-VOUS DE LA FOLIE
Brusquement, Napoléon cessa d’arpenter la pièce et s’arrêta en face de Marianne. Frileusement pelotonnée dans une grande bergère, auprès du feu, les yeux clos, la jeune femme soupira de soulagement. Même amorti par l’épaisseur du tapis, ce pas cadencé agissait douloureusement sur ses nerfs et résonnait dans sa tête. La soirée, par trop fertile en émotions, l’avait laissée si complètement épuisée qu’hormis sa migraine, elle n’avait plus tellement conscience d’être encore vivante. Il y avait eu l’excitation de sa première présentation sur la scène du théâtre Feydeau, le trac et surtout l’incompréhensible apparition, dans une loge d’avant-scène, de l’homme qu’elle croyait bien avoir tué, puis sa disparition tout aussi inexplicable. De quoi abattre un organisme autrement vigoureux que le sien !
Au prix d’un effort, cependant, elle ouvrit les yeux, vit qu’il la regardait, les mains au dos et la mine soucieuse. Au fait, était-il vraiment soucieux, ou simplement mécontent ? Sous le talon de son élégant soulier à boucle d’argent, un trou se creusait déjà dans le tapis aux tendres couleurs tandis qu’à certain frémissement de ses narines minces, à certain reflet d’acier dans ses yeux bleus, on pouvait déceler une colère en gestation. Et Marianne se demanda tout à coup si elle avait devant elle son amant, l’Empereur, ou un simple juge d’instruction. Car si, depuis dix minutes qu’il était arrivé en coup de vent, il n’avait pas dit grand-chose, la jeune femme devinait déjà les questions à venir. Le silence de la chambre, paisible et rassurante quelques instants plus tôt avec ses moires bleu-vert, ses fleurs irisées et ses cristaux translucides, en avait acquis une sorte de fragilité, un air de provisoire... Et, de fait, tout à coup, il vola en éclats sous le claquement d’un sec :
— Tu es bien sûre de n’avoir pas été victime d’une hallucination ?
— Une hallucination ?
— Mais oui ! Tu as pu voir quelqu’un qui ressemblait à... cet homme, sans que ce soit lui pour autant. Il serait tout de même étrange qu’un noble anglais pût se promener librement en France, fréquenter les théâtres, entrer même dans la loge du prince archichancelier sans que personne s’en aperçoive ! Ma police est la mieux faite d’Europe !
Malgré son effroi et sa lassitude, Marianne réprima un sourire. C’était bien cela : Napoléon était plus mécontent que soucieux et, cela, uniquement parce que sa police risquait d’être prise en défaut. Dieu seul, cependant, devait savoir combien d’espions étrangers pouvaient se promener impunément dans ce beau pays de France ! Néanmoins, elle était bien décidée à le persuader, mais mieux valait peut-être éviter de se mettre à dos le redoutable Fouché.
— Sire, fit-elle avec un soupir de lassitude, je sais aussi bien que vous, mieux peut-être, combien votre ministre de la Police se montre vigilant et je n’ai aucune intention de l’incriminer. Mais une chose est certaine : l’homme que j’ai vu était Francis Cranmere et pas un autre !
Napoléon eut un geste irrité mais, se dominant aussitôt, il vint s’asseoir sur le pied de la chaise longue de Marianne et demanda, d’un ton singulièrement radouci :
— Comment peux-tu en être sûre ? Tu m’as dit toi-même avoir peu connu cet homme ?
— On n’oublie pas le visage de celui qui a détruit à la fois votre vie et vos souvenirs. Et puis, l’homme que j’ai vu portait, à la joue gauche, une longue balafre que lord Cranmere n’avait pas au matin de notre mariage.
— En quoi cette balafre est-elle une preuve ?
— En ce que c’est moi qui la lui ai faite, à la pointe de l’épée, pour l’obliger à se battre ! fit Marianne doucement. Je ne crois pas à une ressemblance qui pousserait la fidélité jusqu’à reproduire une blessure qu’ici je suis seule à connaître. Non, c’était bien lui et, désormais, je suis en danger.
Napoléon se mit à rire et, d’un geste plein de tendresse spontanée, il attira Marianne dans ses bras.
— Voilà que tu dis des bêtises ! Mio dolce amor ! Comment pourrais-tu être en danger quand tu as mon amour ? Ne suis-je pas l’Empereur ? Ne connais-tu pas ma puissance ?
Comme par miracle, l’angoisse qui, un instant, avait serré le cœur de Marianne relâcha son étreinte. Elle retrouvait l’extraordinaire impression de sécurité, de sûre protection que lui seul savait lui donner. Il avait raison quand il disait que rien ne pouvait l’atteindre quand il était là. Mais... c’est que, justement, il allait s’éloigner. Dans un mouvement de crainte enfantine, elle s’agrippa à son épaule.
— Je n’ai confiance qu’en vous... qu’en toi ! Mais, dans un instant, tu vas me quitter, quitter Paris, t’éloigner de moi...
Obscurément, elle espéra tout à coup qu’il allait lui proposer de l’emmener avec lui. Pourquoi n’irait-elle pas, elle aussi, à Compiègne ? Certes, la nouvelle impératrice allait arriver dans quelques jours, mais ne pouvait-il la cacher dans une maison de la ville, séparée du palais et cependant proche ?... Elle allait peut-être formuler son désir à haute voix, mais, déjà, il la reposait dans ses coussins, se levait en jetant un vif regard à la pendule en bronze doré de la cheminée :
— Je ne serai pas absent longtemps. Et puis, en rentrant au palais, je vais convoquer Fouché. Il recevra des ordres très sévères concernant cette maison. De toute façon, il devra faire fouiller Paris à la recherche de ce Cranmere. Tu lui en donneras, demain matin, un signalement précis.
— La duchesse de Bassano dit avoir aperçu, dans la loge, à ce moment, un certain vicomte d’Aubécourt, un Flamand. Peut-être Francis se cache-t-il sous ce nom.
— Eh bien, on recherchera le vicomte d’Aubécourt ! Et Fouché devra m’en rendre un compte précis ! Ne te tourmente pas, carissima mia, même de loin je veillerai sur toi. Maintenant, il faut que je te quitte.
— Déjà ! Ne puis-je au moins te garder encore cette nuit ?
A peine l’eut-elle formulée que Marianne se reprocha cette prière. Puisqu’il était si pressé de la quitter, qu’avait-elle besoin de s’abaisser à implorer sa présence ? Comme s’il n’était pas suffisamment sûr de lui et sûr d’elle, alors qu’au fond du cœur de Marianne tous les démons de la jalousie étaient déchaînés. N’était-ce pas pour aller attendre une autre femme qu’il partirait dans un instant ? Les larmes aux yeux, elle le regarda aller vers le fauteuil sur lequel, en entrant, il avait jeté sa redingote grise et s’en revêtir. C’est seulement quand il fut habillé qu’il la regarda et répondit :
— Je l’avais espéré, Marianne. Mais, en rentrant du théâtre, j’ai trouvé une foule de dépêches auxquelles il faut que je donne une réponse avant de partir. Sais-tu que, pour venir jusqu’ici, j’ai laissé six personnes dans mon antichambre ?
— A cette heure ? fit Marianne sceptique.
Rapidement il revint à elle et d’un geste preste lui tira l’oreille.
— Retiens ceci, petite fille : les visiteurs des audiences officielles du jour ne sont pas toujours les plus importants ! Et je reçois la nuit beaucoup plus souvent que tu n’imagines. Adieu, maintenant !
Il se penchait pour poser un baiser léger sur les lèvres de la jeune femme, mais elle ne répondit pas à ce baiser. Glissant de la bergère, elle se leva et alla prendre un flambeau sur sa table à coiffer.
— Je raccompagne Votre Majesté, fit-elle avec un tout petit peu trop de respect. A cette heure, tous les domestiques sont couchés, à l’exception du portier.
Elle ouvrait déjà la porte pour le précéder sur le palier, mais ce fut lui qui la retint.
— Regarde-moi, Marianne ! Tu m’en veux, n’est-ce pas ?
— Je ne me le permettrais pas. Sire ! Ne suis-je pas déjà trop heureuse que Votre Majesté ait pu distraire quelques minutes d’un temps si précieux à une heure si importante de sa vie pour se souvenir de moi ! Et je suis son humble servante.
La protocolaire révérence qu’elle ébauchait n’alla pas jusqu’au bout. Napoléon l’interrompit à mi-course, prit le flambeau qu’il reposa sur un meuble et forçant Marianne à se relever la tint fermement serrée contre lui, puis se mit à rire.
— Ma parole, mais tu me fais une scène ? Tu es jalouse, mon cher amour, et cela te va bien ! Je t’ai déjà dit que tu mériterais d’être corse ! Dieu que tu es belleé ainsi ! Tes yeux étincellent comme des émeraudes au soleil ! Tu meurs d’envie de me dire des choses affreuses, mais tu n’oses pas et cela te rend toute frémissante. Je te sens trembler...
Tout en parlant il avait cessé de rire. Marianne le vit pâlir, serrer les mâchoires et comprit que son désir d’elle le reprenait. Soudain, il enfouit sa tête contre le cou de la jeune femme et se mit à couvrir de baisers rapides ses épaules et sa gorge. C’était lui maintenant qui tremblait tandis que Marianne, la tête renversée et les yeux clos, écoutait s’affoler son cœur et savourait chacune de ses caresses. Une joie sauvage, faite d’orgueil autant que d’amour, l’envahissait à constater que son pouvoir sur lui demeurait entier. Finalement, il la fit basculer dans ses bras et l’emporta jusqu’au grand lit sur lequel il la déposa sans trop de ménagements. Quelques minutes plus tard, l’admirable robe blanche, chef-d’œuvre de Leroy, qui avait un peu plus tôt ébloui tout Paris, n’était plus, sur le tapis, qu’un monceau de soie lacérée et parfaitement importable. Mais, dans les bras de Napoléon, Marianne regardait chavirer au-dessus de sa tête les moires couleur de mer de son baldaquin.
— J’espère, chuchota-t-elle entre deux baisers, que ceux qui vous attendent aux Tuileries ne trouveront pas le temps trop long... et ne sont pas trop importants ?
— Un courrier du Tzar et un envoyé du Pape, jeune démon ! Tu es contente ?
Pour toute réponse, Marianne noua ses bras plus étroitement autour du cou de son amant et ferma les yeux avec un soupir de bonheur. Des minutes comme celles-là payaient de toutes les angoisses, de tous les déboires et de toutes les jalousies. Quand elle l’entendait, comme à cet instant, délirer dans un paroxysme de passion, Marianne se prenait à se rassurer. Il n’était pas possible que l’Autrichienne, cette Marie-Louise qu’il allait mettre dans son lit à la place de Joséphine, sût tirer de lui autant d’amour. Ce n’était sans doute qu’une bécasse terrifiée qui devait recommander son âme à Dieu durant chaque minute de ce voyage qui la rapprochait de l’ennemi des siens. Napoléon ne pouvait être pour elle qu’une sorte de Minotaure, un parvenu méprisable qu’elle traiterait du haut de son sang impérial si elle ressemblait un tant soit peu à sa tante Marie-Antoinette, ou qu’elle subirait passivement si elle n’était, comme on le chuchotait dans les salons, qu’une fille molle, aussi dépourvue d’intelligence que de beauté.
Mais quand, une heure plus tard, elle regarda, par une fenêtre du vestibule, son portier refermer le lourd portail sur la berline impériale, Marianne retrouva d’un seul coup ses craintes et ses incertitudes : ses craintes parce qu’elle ne reverrait l’Empereur que marié à l’archiduchesse, ses incertitudes parce que, sous un nom ou sous un autre, Francis Cranmere courait Paris en toute liberté. Les argousins de Fouché ne pourraient quelque chose pour elle que lorsqu’ils auraient retrouvé sa trace. Et ce n’était peut-être pas pour tout de suite. Paris était si grand !
Frissonnant dans le saut de lit de dentelle qu’elle avait revêtu en hâte, Marianne reprit son flambeau et remonta chez elle avec un désagréable sentiment de solitude. Le roulement de la voiture qui emportait Napoléon résonnait encore dans le lointain, contrepoint mélancolique des mots d’amour qu’elle entendait encore. Mais, si tendre qu’il se fût montré, si précises et formelles qu’eussent été ses promesses, Marianne était trop fine pour se dissimuler qu’une page venait d’être tournée et que, si grand que puisse être l’amour qui la liait à Napoléon, les choses ne pourraient plus jamais être ce qu’elles avaient été.
En rentrant dans sa chambre, Marianne eut la surprise d’y trouver sa cousine. Drapée dans une confortable douillette de velours amarante, le chef orné d’un grand bonnet tuyauté, mademoiselle Adélaïde d’Asselnat, debout au milieu de la pièce, examinait avec intérêt, mais sans se montrer autrement surprise, les glorieuses déchirures de la robe blanche abandonnée sur le tapis.
— Comment Adélaïde, vous étiez là ? s’étonna Marianne. Je vous croyais endormie depuis longtemps.
— Je ne dors jamais que d’un œil et puis quelque chose me disait que vous auriez besoin d’un peu de compagnie, après « son » départ ! Voilà un homme qui sait parler aux femmes ! soupira la vieille demoiselle en laissant retomber le vestige de satin nacré. Je comprends que vous en soyez folle ! Je l’ai bien été, moi qui vous parle, quand il n’était qu’un petit général miteux et sous-alimenté. Mais puis-je savoir comment il a pris la subite résurrection de feu-monsieur votre époux ?
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