— Dès demain, j’aurai la joie d’aller vous offrir mes devoirs et mes services, Madame, puisque vous voulez bien m’y autoriser. Je souhaite vous trouver parfaitement remise.

A nouveau, Marianne sourit. Les lèvres du jeune homme avaient tremblé sur sa main. Elle était certaine, désormais, de son pouvoir sur lui et, ce pouvoir, elle entendait en user à sa fantaisie. Aussi fut-ce avec infiniment plus d’optimisme qu’elle regagna sa maison. Ce fut pour y retrouver Adélaïde en compagnie de Fortunée Hamelin.

Installées dans le salon de musique, les deux femmes bavardaient avec animation quand Marianne entra. Visiblement, elles ne l’avaient pas entendue venir et elles la regardèrent avec une égale stupeur, mais ce fut Mme Hamelin qui se ressaisit la première.

— Ah ça, mais d’où sors-tu ? s’écria-t-elle en courant embrasser son amie. Est-ce que tu sais qu’on te cherche depuis vingt-quatre heures ?

— On me cherche ? fit Marianne ôtant sa mante qu’elle jeta sur la crosse dorée de la grande harpe. Mais qui donc ? Et pourquoi ? Vous saviez bien, Adélaïde, que j’avais à faire en province.

— Justement ! s’écria la vieille demoiselle avec indignation, vous avez gardé envers moi une remarquable discrétion, motivée d’ailleurs par le fait que vous étiez appelée hors de Paris pour le service de l’Empereur. Mais vous admettrez que j’aie pu montrer quelque surprise quand un messager de ce même Empereur est venu ici, hier, vous demander de la part de Sa Majesté !

Les jambes coupées, Marianne se laissa tomber sur la banquette du piano et leva sur sa cousine un regard abasourdi.

— Un messager de l’Empereur ?... Vous voulez dire qu’il m’a demandée ? Mais pourquoi ?

— Pour chanter, bien sûr ! Est-ce que vous n’êtes pas « cantatrice », Marianne d’Asselnat ? lança Adélaïde avec un ressentiment qui arracha un sourire à Fortunée.

Dans la nouvelle vie de Marianne c’était de toute évidence ce qui passait le moins bien auprès de l’aristocratique demoiselle : que sa cousine chantât pour gagner sa vie. Gentiment, pour couper court aux revendications de la vieille fille, la créole alla s’asseoir sur la banquette et entoura de son bras les épaules de son amie.

— J’ignore ce que tu as été faire, dit-elle, et je ne te demande pas tes secrets. Mais une chose est certaine : hier, le Grand Maréchal du Palais t’a fait prier, officiellement, de te rendre à Compiègne pour y chanter aujourd’hui devant la Cour...

Aussitôt, Marianne fut debout sous l’impulsion d’une brusque colère.

— Devant la Cour, vraiment ? Ou devant l’Impératrice... ? car elle est l’Impératrice, tu sais ? très réellement l’Impératrice, avant même que les cérémonies du mariage ne se soient déroulées et depuis cette nuit !

— Que veux-tu dire ? demanda Mme Hamelin inquiète d’une fureur aussi soudaine que mal contenue.

— Que Napoléon a mis cette nuit l’Autrichienne dans son lit ! Qu’il a couché avec, tu entends ? Il n’a pas pu attendre le mariage civil ni la bénédiction du cardinal ! Elle lui a tellement plu qu’il n’a pas su se retenir, à ce que l’on m’a dit ! Et il ose... il ose m’ordonner de venir chanter devant cette femme ! Moi, qui, hier encore, étais sa maîtresse !

— Qui es toujours sa maîtresse, corrigea placidement Fortunée. Ma chère enfant, mets-toi bien dans la tête que, pour Napoléon, mettre face à face la maîtresse et l’épouse légitime n’a rien de choquant, ni même d’anormal. Je te rappelle qu’il a plusieurs fois choisi ses belles compagnes parmi les lectrices de Joséphine, que notre impératrice a été contrainte nombre de fois d’aller applaudir Mlle George... à qui d’ailleurs Napoléon avait offert des diamants qui plaisaient à sa femme et qu’avant ton arrivée il n’y avait pas de bon concert à la Cour sans la Grassini. Il y a du sultan chez notre Majesté corse. Il devait aussi, secrètement, avoir envie d’observer ton comportement en face de sa Viennoise. Il faudra qu’il se contente de celui de la Grassini !

— La Grassini ?

— Eh oui, la Grassini. L’envoyé de Duroc avait ordre, au cas où la grande Maria-Stella ne serait pas disponible, d’aller récupérer la cantatrice à-tout-faire de la Cour. Tu n’étais pas là : c’est donc la plantureuse Giseppina qui a dû chanter aujourd’hui à Compiègne. Remarque, à mon avis, cela vaut mieux dans un certain sens : il s’agissait d’un duo avec l’affreux Crescentini, le castrat favori de Sa Majesté. Tu détesterais d’emblée ce muguet peinturluré tandis que la Grassini l’adore ! Je dirais même plus, elle l’admire comme elle admire de confiance tout ce que Napoléon honore et il a décoré Crescentini !

— Je me demande bien pourquoi ? fit Marianne l’esprit ailleurs.

Fortunée éclata de rire, ce qui eut au moins l’avantage de détendre l’atmosphère.

— C’est là que cela devient drôle ! Ladite Grassini devant qui l’on posait cette question a répondu, sans rire, « Vous oubliez sa blessure !... »

Adélaïde, sans rancune, fit écho à la gaieté de la créole, mais Marianne se contenta de sourire. Elle réfléchissait et, tout compte fait, elle n’était pas mécontente d’avoir été absente. Elle ne se voyait vraiment pas faisant la révérence devant 1’« Autre », et donnant la réplique, pour quelque duo d’amour, à un semblant d’homme qui, mise à part sa voix exceptionnelle, n’aurait pu que la couvrir de ridicule. Et puis, elle était trop femme pour ne pas espérer que Napoléon se demanderait, au moins quelques secondes, où elle avait bien pu se rendre pour ne pas obéir. Au fond, tout était très bien ainsi. Quand celui qu’elle aimait la reverrait, ce serait, du moins elle l’espérait, à côté d’un homme susceptible de lui donner quelque inquiétude... en admettant qu’elle eût réellement le pouvoir de lui en inspirer. Malgré elle, Marianne sourit à cette idée, ce qui arracha à Fortunée une remarque désenchantée.

— Ce qu’il y a d’agréable avec toi, Marianne, c’est que l’on peut te raconter n’importe quoi sans parvenir à retenir ton attention. A quoi pensais-tu encore ?

— Pas à quoi : à qui ? Et, bien sûr, à lui ! Asseyez-vous toutes les deux, je vais vous raconter ce que j’ai fait depuis deux jours. Mais, pour l’amour du ciel, Adélaïde, faites-moi servir quelque chose : je meurs de faim.

Tout en attaquant, avec une étrange vigueur pour une femme si malade la veille au soir, le plantureux repas qu’Adélaïde fit sortir des cuisines comme par magie, Marianne raconta son aventure, prenant soin, toutefois, de lui enlever tout ce qui pouvait être sombre ou attristant. Elle narra son équipée avec un humour cruel pour elle-même, et qui ne fit pas rire ses deux auditrices. Fortunée, même, était très sombre quand elle acheva.

— Mais enfin, remarqua-t-elle, ce rendez-vous était peut-être important ? Tu aurais pu, au moins, y envoyer Jolival.

— Je sais, mais je n’avais pas envie de me séparer de lui. Je me sentais... si malheureuse, si abandonnée. Et puis je demeure persuadée que c’était un piège.

— Raison de plus pour s’en assurer. Et si c’était ton... ton mari ?

Il y eut un silence. Marianne reposa le verre qu’elle venait de vider, mais si maladroitement qu’elle en brisa le pied. Elle était devenue si pâle tout à coup que Fortunée eut pitié d’elle.

— Ce n’est qu’une hypothèse, ajouta-t-elle gentiment.

— Mais qui aurait pu se vérifier ! Toutefois, je ne vois pas bien pourquoi il m’aurait fait venir là-bas, dans un château en ruine, et j’avoue que je n’ai pas pensé à lui. Plutôt à ces gens qui, une fois déjà, m’avaient enlevée. Que puis-je faire, maintenant ?

— Ce que tu aurais dû faire tout de suite : prévenir Fouché et attendre. Quelle que soit la nature de la tentative que l’on pensait faire sur toi, piège ou véritable rendez-vous, il y a tout à parier que l’on recommencera. Mais permets-moi, en tout cas, de te féliciter.

— De quoi ?

— De ta nouvelle conquête autrichienne. Tu t’es enfin décidée à suivre mes conseils et j’en suis ravie. Tu verras comme il est plus facile de supporter l’infidélité d’un homme quand on en a un autre sous la main.

— Ne va pas trop vite, protesta Marianne en riant. Je n’ai pas du tout l’intention d’offrir au prince Clary une place de remplaçant, mais simplement de me montrer avec lui. Vois-tu, ce qui m’intéresse le plus, en lui, c’est sa qualité d’Autrichien. Cela me paraît amusant de mener en laisse un compatriote de notre nouvelle souveraine !

Fortunée et Adélaïde se mirent à rire avec un bel ensemble.

— Est-elle vraiment aussi laide qu’on le suppose ? demanda avec animation Mlle d’Asselnat tout en picorant les fruits confits servis pour sa cousine.

Marianne prit un temps, ferma les paupières à demi comme pour mieux revoir le visage de l’intruse. Un dédain cruel courba l’arc tendre de sa bouche en un sourire qui était l’essence même de sa féminité.

— Laide ? Non pas. A dire vrai, je ne saurais vous dire avec exactitude comment elle est. Elle est... quelconque !

— Pauvre Napoléon, soupira Fortunée avec une parfaite hypocrisie. Il n’avait pas mérité cela !... Une femme quelconque pour lui qui n’aime que l’exceptionnel !

— Ce sont les Français, si vous voulez mon avis, qui n’ont pas mérité cela, s’écria Adélaïde. Une Habsbourg ne peut leur amener que des catastrophes.

— Eh bien, ils n’ont pas l’air de s’en douter, fit Marianne avec un petit rire. Vous auriez dû entendre les acclamations dans les rues de Compiègne !

— A Compiègne, peut-être, répondit Fortunée songeuse. Ils sont assez privés des grands spectacles de la cour, à l’exception des chasses. Mais quelque chose me dit que Paris ne sera pas si chaleureux. L’arrivée de cette Autrichienne n’enthousiasme guère que les salons irréductibles qui voient en elle la Némésis du Corse et l’ange vengeur de Marie-Antoinette. Mais le peuple est loin d’être ravi. D’abord il adorait Joséphine et ensuite il n’aime pas l’Autriche. Et ne crois pas que ce soit parce qu’il a des remords !


Le lundi suivant, 2 avril, en contemplant la foule qui encombrait la place de la Concorde, Marianne songeait que Fortunée pourrait bien avoir raison. C’était une foule endimanchée, pimpante et quelque peu agitée, mais ce n’était pas une foule joyeuse. Attendant le passage du cortège nuptial de son Empereur, elle s’étirait tout au long des Champs-Elysées, se massait entre les huit pavillons d’angle de la place, battait les murs du Garde-Meuble et de l’hôtel de la

Marine, mais on n’y sentait pas la fièvre joyeuse des grands jours.

Pourtant, il faisait beau. D’un seul coup, la pluie désespérante, qui semblait installée à jamais sur la France, avait cessé à l’aube. Un soleil printanier avait balayé les nuages et brillait d’un éclat neuf dans un ciel bien lavé sur le bleu duquel tranchaient les tendres bourgeons des marronniers. Cela avait permis la subite éclosion des capotes de paille et des chapeaux fleuris sur la tête des Parisiennes, des habits aux couleurs tendres et des pantalons clairs sur leurs compagnons. Marianne sourit devant cette débauche d’élégance. C’était comme si le peuple de Paris avait tenu à montrer à la nouvelle venue qu’on savait s’habiller, en France.

Installée dans sa voiture arrêtée près de l’un des chevaux de Marly, en compagnie d’Arcadius, Marianne dominait l’ensemble du décor. Il y avait des drapeaux et des lampions partout, jusqu’aux bras du télégraphe de M. Chappe, installé sur le toit de l’hôtel de la Marine. Les grilles des Tuileries avaient été dorées à neuf, les fontaines laissaient jaillir du vin et, pour que chacun pût prendre sa part de la noce impériale, d’immenses buffets gratuits avaient été dressés à l’abri de grandes tentes rayées de rouge et de blanc, sous les arbres du cours La Reine. Tout autour de la vaste place, des caisses d’orangers portant des fruits rutilants étaient tout prêts pour l’illumination du soir. Tout à l’heure, quand la cérémonie nuptiale aurait été célébrée dans le grand salon carré du Louvre, les bons sujets de l’Empereur pourraient y dévorer à loisir : 4 800 pâtés, 1 200 langues, 1 000 épaules de mouton, 250 dindes, 360 chapons, autant de poulets, quelque 3 000 saucissons et une foule d’autres choses.

— Ce soir, soupira Jolival en humant délicatement une prise de fin tabac, Leurs Majestés régneront sur un peuple d’ivrognes et on ne comptera même plus les indigestions.

Marianne ne répondit pas. Cette atmosphère de kermesse la distrayait et l’irritait en même temps. Un peu partout, sur les Champs-Elysées, se dressaient des mâts de cocagne, des attractions de tous genres, des petits théâtres en plein vent, des bals, des jeux de bagues ou de casse-cou dans lesquels, depuis la veille, les Parisiens essayaient d’oublier qu’on leur donnait une impératrice qui ne leur convenait guère. Un peu partout, d’ailleurs, autour de sa voiture, comme autour des autres voitures venues là pour voir, on entendait fuser ces solides plaisanteries qui traduisent si bien l’état d’âme secret des Parisiens. Nul, en effet, n’ignorait plus ce qui s’était passé à Compiègne et l’on savait que, tout à l’heure, Napoléon allait mener à l’autel une femme avec laquelle il dormait depuis une semaine, bien que le mariage civil ait seulement eu lieu la veille, à Saint-Cloud.