— Ah, cette maudite toque, fit Constant en riant, elle peut se vanter de nous avoir donné du mal ! Nous avons mis une bonne demi-heure à lui trouver un angle à peu près convenable... mais j’admets bien volontiers que ce n’est pas une réussite.
La bonne humeur de Constant, la petite scène domestique qu’il évoquait détendirent un peu les nerfs de Marianne, mais la souffrance visible de la jeune femme n’avait pas échappé au valet de chambre impérial et c’est d’un ton plus sérieux qu’il reprit :
— Quant à l’Impératrice, je crois qu’il vous faut n’y voir, comme nous tous, qu’un symbole et la promesse d’une dynastie. Je pense sincèrement que l’auréole dont la pare sa naissance a plus de valeur aux yeux de l’Empereur que sa personne elle-même !
Marianne haussa les épaules.
— Allons donc ! grommela-t-elle. On m’a rapporté qu’au lendemain de cette fameuse nuit... à Compiègne, il avait dit à l’un de ses familiers en lui tirant l’oreille : « Epousez une Allemande, mon cher, ce sont les meilleures femmes du monde : douces, bonnes, naïves et fraîches comme des roses ! » L’a-t-il dit, oui ou non ?
Constant détourna les yeux et s’en alla lentement reprendre son chapeau qu’il avait déposé sur un siège en arrivant. Il le tourna un instant entre ses doigts, mais, finalement, releva les yeux vers Marianne et lui sourit avec un peu de tristesse.
— Oui, il l’a dit... mais cela ne signifie pas grand-chose d’autre qu’une sorte de soulagement. Songez qu’il ne connaissait pas l’archiduchesse, qu’elle est une Habsbourg, la fille du vaincu de Wagram, qu’il pouvait s’attendre à de l’orgueil, de la colère, voire de la répulsion. Cette princesse placide et un peu gauche, timide comme une mariée de village et qui a l’air contente de tout, l’a rassuré. Il lui est, je crois, profondément reconnaissant. Quant à l’amour... s’il l’aimait autant que vous voulez bien l’imaginer, aurait-il pensé à vous aujourd’hui ? Non, croyez-moi, Mademoiselle Marianne, venez chanter, pour lui, sinon pour elle. Et dites-vous que c’est Marie-Louise qui doit craindre les comparaisons, pas vous ! Viendrez-vous ?
Vaincue, Marianne inclina la tête en signe d’assentiment.
— Je viendrai... Vous pouvez le lui dire. Dites-lui aussi que je le remercie, ajouta-t-elle non sans effort en désignant le sac d’un coup d’œil.
Il lui était pénible d’accepter de l’argent, mais dans les circonstances présentes, il était le bienvenu et Marianne ne pouvait pas s’offrir le luxe de le refuser.
Arcadius soupesa le sac et le reposa sur le secrétaire avec un soupir.
— C’est une belle somme et l’Empereur est plein de générosité... mais c’est tout à fait insuffisant pour calmer l’appétit de notre ami. Il nous faut encore plus du double et à moins que vous ne demandiez à Sa Majesté de se montrer plus libérale encore...
— Non ! pas cela ! s’écria Marianne le rouge aux joues. Je ne pourrai jamais ! Et puis, il faudrait donner des explications, tout raconter. L’empereur lancerait aussitôt la police sur les traces d’Adélaïde... et vous savez ce qu’il adviendrait si les hommes de Fouché apparaissaient.
Arcadius tira de son gousset une charmante tabatière d’écaille cerclée d’or que Marianne lui avait offerte, s’octroya une prise de tabac qu’il huma avec lenteur et volupté. Il venait seulement de regagner l’hôtel d’Asselnat, sans d’ailleurs donner plus d’explications qu’à son départ, et il était déjà près de 9 heures du soir. L’œil rêveur, comme s’il contemplait une idée particulièrement plaisante, il remit la tabatière dans son gilet damassé, caressa doucement la petite bosse qu’elle y faisait puis déclara :
— Rassurez-vous, nous n’avons pas à craindre cette dernière éventualité. Aucun agent de Fouché ne se mettra à la recherche de Mlle Adélaïde, même si nous le demandons.
— Comment cela ?
— Voyez-vous, Marianne, lorsque vous m’avez rapporté votre conversation avec lord Cranmere, une chose m’a frappé : le fait que cet homme, un Anglais, dissimulé sous un faux nom et, selon toute vraisemblance un espion, pouvait non seulement évoluer à Paris au grand jour... et cela en compagnie d’une femme notoirement suspecte, mais encore ne semblait craindre aucune intervention de la police. Ne vous a-t-il pas dit que, si vous le faisiez arrêter, il serait très vite relâché avec des excuses ?
— Si... Il l’a dit.
— Et cela ne vous a pas frappée ? Qu’en avez-vous conclu ?
Nerveusement Marianne serra ses mains l’une contre l’autre et fit quelques pas rapides dans la pièce.
— Mais, je ne sais pas, moi... je n’ai pas cherché à approfondir sur le moment.
— Ni sur le moment ni plus tard, il me semble. Mais moi, j’ai voulu en savoir davantage et je me suis rendu quai Malaquais. J’ai... quelques relations dans l’entourage du ministre et j’ai appris ce que je voulais savoir : autrement dit, la raison pour laquelle le vicomte d’Aubécourt redoute si peu les atteintes de la police. Il est tout simplement en relations assez étroites avec Fouché... et peut-être à sa solde.
— Vous êtes fou ! souffla Marianne stupéfaite. Fouché n’entretiendrait pas de relations avec un Anglais...
— Pourquoi donc pas ? Outre que les agents doubles ne sont nullement le fruit d’une imagination surchauffée, il se trouve que le duc d’Otrante a, pour le moment, d’excellentes raisons de ménager un Anglais. Et il a certainement accueilli avec beaucoup de faveur votre noble époux.
— Mais... il m’avait promis de le chercher ?
— Promettre ne coûte rien, surtout lorsque l’on est bien décidé à ne pas tenir. Je crois pouvoir affirmer que Fouché, non seulement sait parfaitement où trouver le vicomte d’Aubécourt, mais encore n’ignore nullement qui se cache sous ce nom...
— C’est insensé... insensé !
— Non. C’est de la politique !
Marianne se sentit perdre pied. D’un geste nerveux, elle porta ses deux mains à sa tête comme pour tenter d’en maintenir les pensées folles. Arcadius disait des choses tellement énormes, tellement étranges aussi qu’elle ne pouvait plus le suivre sur ces chemins, soudainement ouverts devant elle et qui lui apparaissaient emplis d’ombres denses et d’embûches dressées au-devant de chacun des pas qu’elle pourrait faire dans ces ténèbres... Elle essaya cependant de lutter encore contre la sensation d’incohérence.
— Mais enfin, c’est impossible ! L’Empereur...
— Qui vous parle de l’Empereur ? coupa Jolival avec rudesse. Je vous ai dit Fouché. Asseyez-vous un instant, Marianne. Cessez de tourner en rond comme un oiseau affolé et écoutez-moi. Au point où en est venu l’Empereur, à ce jour, il atteint l’apogée du triomphe, et de la puissance. Il n’a presque plus rien devant lui : le Tzar jure qu’il l’aime comme un frère depuis Tilsitt, l’Empereur François lui a donné sa fille en mariage, il tient le Pape et son empire s’étend désormais depuis l’Elbe et la Drave jusqu’à l’Ebre.
Seules demeurent en face de lui l’Espagne misérable, féroce, et son alliée l’Angleterre. Mais que cette dernière se retire et l’Espagne tombera comme la branche détachée du tronc par l’orage. Or, Joseph Fouché nourrit un grand rêve : celui d’être, après l’Empereur, l’homme le plus puissant d’Europe, celui qui pourrait, au besoin, le remplacer quand il guerroie au loin. Il l’a fait, récemment, quand les Anglais débarquèrent dans l’île de Walcheren. Napoléon était en Autriche, la France s’ouvrait devant l’envahisseur. Fouché a mobilisé toutes les gardes nationales du Nord de sa propre initiative, chassé l’Anglais, sauvé peut-être l’Empire. Napoléon l’a approuvé quand chacun s’attendait à voir tomber sa tête pour avoir osé usurper le pouvoir impérial. Fouché a été récompensé : il est devenu duc d’Otrante, mais l’avantage qu’il a conquis, il veut le garder et même le renforcer ; il veut être l’intérim, le suppléant de Napoléon, et pour y parvenir, il a conçu un plan d’une folle hardiesse : rapprocher la France de l’Angleterre, sa dernière et mortelle ennemie et, depuis plusieurs mois, secrètement, au moyen d’agents éprouvés et par le canal du roi de Hollande, il a entrepris des pourparlers avec le cabinet de Londres. Qu’il parvienne à trouver, avec lord Wellesley, un terrain d’entente, un seul, et il bâtira là-dessus l’une de ces toiles d’araignées dont il a le secret, dupera tout le monde, embrouillera tout... mais connaîtra un jour la gloire de dire à Napoléon : « Cette Angleterre qui n’a jamais voulu composer avec vous, j’ai réussi à vous l’amener. Elle est prête à traiter moyennant telle ou telle condition ! » Bien sûr, tout d’abord Napoléon sera furieux... ou feindra de l’être, car ce sera lui arracher du pied sa plus grosse épine, ce sera ancrer sans danger sa dynastie. Moralement, il aura gagné... Voilà pourquoi lord Cranmere, qui est très certainement envoyé par Londres, n’a rien à craindre de Fouché.
— Mais tout de l’Empereur, murmura Marianne qui avait écouté attentivement le long exposé de Joli-val. Et, après tout, pour que Fouché se décide à faire son devoir qui est de pourchasser les agents ennemis, il suffirait d’avertir Sa Majesté de ce qui se trame.
Sa vieille rancune contre Fouché, l’homme qui l’avait si froidement exploitée quand elle n’était qu’une fugitive cherchant asile, caressait avec complaisance l’idée de révéler à Napoléon les agissements secrets de son précieux ministre de la Police.
— Je crois, fit Arcadius gravement, que vous auriez tort. Certes, je comprends qu’il vous soit pénible d’apprendre qu’un ministre de l’Empereur outrepasse ainsi ses droits, mais l’entente avec l’Angleterre serait la meilleure chose qui pourrait arriver à la France. Le Blocus continental est cause d’une foule de maux : la guerre d’Espagne, l’incarcération du Pape, les troupes qu’il faut lever sans cesse pour défendre les interminables frontières...
Cette fois, Marianne ne répondit rien. L’extraordinaire aptitude que semblait posséder Arcadius d’être toujours si parfaitement renseigné sur toutes choses n’avait, apparemment, pas fini de l’étonner. Tout de même, cette fois, l’affaire lui paraissait un peu forte. Pour que Jolival fût aussi au courant d’un secret d’Etat, il fallait qu’il y fût mêlé d’assez près. Incapable de taire sa pensée, elle demanda :
— Dites-moi la vérité, Arcadius... Vous êtes, vous aussi, un agent de Fouché, n’est-ce pas ?
Le vicomte se mit à rire de bon cœur, mais Marianne trouva tout de même à ce rire un rien d’apprêt.
— Mais toute la France, ma chère, est aux ordres du ministre de la Police : vous, moi, notre amie Fortunée, l’impératrice Joséphine...
— Ne plaisantez pas. Répondez-moi franchement.
Arcadius cessa de rire, vint jusqu’à sa jeune amie et, doucement, lui tapota la joue.
— Ma chère enfant, dit-il doucement, je ne suis l’agent de personne que de moi-même... si ce n’est de l’Empereur et de vous. Mais ce que j’ai besoin de savoir, je m’arrange pour l’apprendre. Et, dans cette affaire, vous n’imaginez pas combien de personnes sont déjà impliquées. Je jurerais, par exemple, que votre ami Talleyrand n’en ignore rien.
— Bien, soupira la jeune femme agacée. En ce cas, que puis-je faire pour me défendre contre lord Cranmere puisqu’il est si puissant ?
— Rien pour le moment, je vous l’ai dit : payer.
— Je ne trouverai jamais cinquante mille livres avant trois jours.
— Combien avez-vous au juste ?
— Quelques centaines de livres en dehors de ces vingt mille. Bien sûr, j’ai mes bijoux... ceux que m’a donnés l’Empereur.
— N’y songez pas. Il ne vous pardonnerait pas de les vendre, ni même de les engager. Le mieux serait de lui demander, à lui, le complément de la somme. Pour ce qui est de la vie quotidienne, vous avez plusieurs propositions de concerts qui en assumeront la charge.
— A aucun prix je ne lui demanderai cet argent, coupa Marianne si catégoriquement que Jolival n’insista pas.
— Dans ce cas, soupira-t-il, je ne vois qu’un moyen...
— Lequel ?
— Allez donc mettre l’une de vos plus jolies robes tandis que je passe un frac. Madame Hamelin reçoit, ce soir, et vous avait invitée, il me semble.
— Je n’ai aucune intention d’y aller.
— Pourtant vous irez si vous voulez votre argent. Chez la charmante Fortunée nous trouverons certainement son amant en titre, le banquier Ouvrard. Or, à part l’Empereur, je ne vois pas d’endroit plus propice à fournir de l’argent que la caisse d’un banquier. Celui-là est fort sensible au charme d’une jolie femme. Peut-être acceptera-t-il de vous prêter cette somme que vous lui rembourserez... avec la prochaine générosité de l’Empereur, ce qui ne saurait manquer.
Le projet d’Arcadius ne souriait guère à Marianne qui n’aimait pas beaucoup l’idée d’user de son charme auprès d’un homme qui lui déplaisait, mais elle reprit confiance en pensant que Fortunée serait là pour arbitrer la tractation. De plus, elle n’avait pas le choix ! Docilement, elle gagna sa chambre pour endosser une robe du soir.
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