— Le Ciel soit béni ! Il est vivant !

— Pe’sonne n’en a jamais douté, bougonna Jonas. L’évanouissement était dû seulement à la fatigue et à la pe’te de sang ! Cessez donc de le bousculer comme ça, Maâme Fo’tunée ! Monsieur le Ba’on va t’es bien ! Voyez vous-même.

En effet, le blessé se redressait avec un grognement de douleur. Il sourit à sa maîtresse.

— Je dois vieillir, fit-il. Ce sacré Dupont m’a eu, cette fois, mais je lui revaudrai ça !

— Encore Dupont ! s’insurgea Fortunée. Mais cela fait combien de temps que vous vous battez en duel tous les deux, chaque fois que vous vous rencontrez ? Dix ans, douze ans ?

— Quinze ! corrigea Fournier tranquillement et, comme nous sommes à peu près de même force au sabre, ce n’est pas fini. Est-ce que tu n’aurais pas quelque chose d’un peu remontant pour un blessé qui a...

Il s’interrompit. Franchissant Mme Hamelin, son regard alla se poser sur Marianne qui, les bras croisés et la mine sombre, attendait un peu plus loin que les premiers épanchements fussent terminés, en contemplant les flammes de la cheminée.

— Mais... je vous connais ! fit-il en cherchant visiblement à rappeler un souvenir qui, d’ailleurs, se précisait d’instant en instant. « Est-ce que vous n’êtes pas...

— Moi, je ne vous connais pas ! coupa Marianne très raide. Je vous serais seulement reconnaissante de me rendre Fortunée un instant, car je ne souhaite que vous laisser seuls autant que vous voudrez.

— Mon Dieu, s’écria la créole, ma pauvre chérie, je t’oubliais ! Il est vrai qu’avec cette émotion...

Avec autant d’impétuosité qu’elle en avait déployée pour courir à son amant, elle revint à son amie, l’entoura de son bras et chuchota.

— J’ai parlé à Ouvrard. Je crois qu’il est d’accord, mais il désire te dire un mot. Veux-tu descendre le retrouver ? Il t’attend dans le petit salon aux miroirs... Accompagne Mlle Marianne, Jonas, et reviens avec un flacon de cognac pour le général.

Marianne tourna les talons sans se faire prier davantage, soulagée de pouvoir cesser d’être le point de mire du regard de Fournier, où, maintenant, elle pouvait lire une très nette moquerie. De toute évidence, il l’avait reconnue et n’éprouvait aucune gêne au souvenir de son inqualifiable agression. Avant de quitter la pièce, elle l’entendit encore déclarer, s’adressant à sa maîtresse :

— Je ne connais pas le nom de cette charmante et revêche personne, mais, je ne sais pas pourquoi, j’ai comme un vague sentiment de lui devoir quelque chose...

— Tu as la fièvre, mon chéri, roucoula Fortunée. Je peux t’affirmer, moi, que tu n’as encore jamais rencontré mon amie Marianne. C’est absolument impossible.

Marianne se retint de justesse de hausser les épaules. Ce misérable savait bien qu’elle n’oserait jamais dire à son amie la vérité sur les débuts orageux de leurs relations et, de toute façon, cela n’avait pas beaucoup d’importance car elle était fermement décidée à ce qu’elles en restassent là ! Elle n’avait, en effet, nul besoin de savoir que cet homme, un peu trop sûr de lui, détestait l’Empereur, pour le trouver antipathique et le classer aussitôt au nombre des gens qu’elle n’avait pas envie de revoir. Elle se jura aussitôt de faire tout au monde pour qu’il en fût ainsi. Curieusement, comme s’il répondait à sa façon à la pensée de Marianne, Jonas, qui descendait derrière elle, marmotta :

— Si le géné’al fait un petit séjou’ici, Mademoiselle Ma’ianne en a pou’un bon bout de temps à ne pas voi’ Maâme ! La de’ni’e fois, elle et le géné’al n’ont pas quitté la chambre pendant huit g’ands jou’s !

Marianne ne répondit pas mais fronça les sourcils. Non qu’une telle cure d’amour lui semblât excessive, mais parce que ce genre de performance pouvait ne pas être du tout au goût du banquier Ouvrard, l’amant de Fortunée, « de service » pour le moment. Et qu’il serait désastreux pour Marianne que cet homme, dont elle avait tant besoin, fût gravement indisposé dans les jours à venir.

Avec un soupir, elle s’en alla rejoindre le banquier dans le petit salon qu’elle connaissait bien et qui avait les préférences de Fortunée parce qu’elle pouvait y contempler sa séduisante image reproduite à de nombreux exemplaires par les grands miroirs vénitiens encastrés dans les moulures grises et or. Là se reflétaient avec bonheur le rose fané des tentures, le gris patiné des petits meubles Directoire, les minces arabesques des girandoles supportant les bougies roses et l’unique note éclatante d’un grand vase de Chine couleur de turquoise foncée où s’épanouissaient tulipes et iris au milieu de longues branches d’épines en fleur. La présence de la maîtresse de maison s’y marquait par la légère senteur de rose, luttant avec l’odeur du feu de bois, par les innombrables et minuscules objets de vermeil qui traînaient un peu partout et par une longue écharpe de gaze dorée abandonnée sur le bras d’un fauteuil.

Mais, en entrant dans la petite pièce et en découvrant Ouvrard accoudé à la cheminée, Marianne se dit que, malgré sa fortune, l’homme n’allait vraiment pas avec le décor. Elle ne voyait pas bien, en dehors de l’argent, ce qui pouvait attirer les femmes chez ce petit bonhomme à la figure de fouine dont la quarantaine commençait à clairsemer les cheveux plats et qui avait toujours l’air d’un portemanteau habillé, malgré le soin extrême qu’il prenait de sa mise et l’élégance, un peu trop riche, de ses vêtements. Pourtant Gabriel Ouvrard avait du succès et pas seulement auprès de Fortunée qui ne cachait nullement son amour de l’argent. On chuchotait que la languissante, la divine, l’éternellement virginale Juliette Récamier avait pour lui des bontés et quelques autres belles avec elle.

Bien que cet autre amoureux de Mme Hamelin ne lui fût pas plus sympathique que le premier – cela semblait véritablement une gageure – Marianne s’efforça de prendre un air aimable et de sourire en s’avançant vers le banquier qui s’était retourné en entendant grincer la porte. Avec une exclamation de satisfaction, Ouvrard saisit les deux mains de la jeune femme, posa un baiser sur chacune d’elles et, sans les lâcher, l’entraîna doucement vers le sofa rose sur lequel, quand elle n’avait rien à faire, Fortunée passait de longues heures à grignoter des sucreries en lisant les rares romans légers que la sévère censure impériale laissait paraître.

— Pourquoi n’être pas venue directement à moi, chère belle, reprocha-t-il sur le ton feutré de la confidence intime. Il était inutile de déranger notre amie pour une pareille misère.

Le mot « misère » fit plaisir à Marianne. Selon elle, vingt mille livres étaient une belle somme et il fallait être un banquier pour en parler avec cette désinvolture méprisante, mais cela lui rendit tout à fait courage. Ouvrard cependant continuait :

— Vous auriez dû venir me trouver tout de suite... chez moi. Cela vous aurait évité bien des angoisses.

— C’est que... je n’aurais jamais osé, fit-elle en essayant tout de même de récupérer ses mains que le banquier continuait à pétrir.

— Ne pas oser ? Une aussi jolie femme ? Ne vous a-t-on jamais dit que la beauté me fascinait, que j’étais son esclave ? Et qui donc, à Paris, a plus de beauté que le Rossignol Impérial ?

— Le Rossignol Impérial ?

— Mais oui, c’est ainsi que l’on vous a surnommée, adorable Maria-Stella ! Ne le saviez-vous pas ?

— Mon Dieu non, fit Marianne qui trouvait que son interlocuteur accumulait un peu trop les adjectifs louangeurs pour un homme à qui l’on se prépare à emprunter une grosse somme d’argent.

Mais déjà Ouvrard continuait.

— J’étais à votre soirée de Feydeau. Ah ! Quelle merveille ! Quelle voix, quelle grâce, quelle beauté ! Je peux dire sans mentir que vous m’avez transporté ! J’étais sous le charme ! Ce timbre rare, si émouvant, jaillissant d’une gorge si pure, de lèvres si roses ! Qui ne se fût senti prêt à s’agenouiller pour mieux adorer ? Pour moi...

— Vous êtes beaucoup trop indulgent, coupa Marianne gênée qui commençait à craindre que le banquier ne joignît le geste à la parole et ne se mît à genoux devant elle. Mais, je vous en prie, laissons là cette soirée... qui n’a pas tout à fait été telle que je l’aurais souhaitée.

— Oh ! Votre accident ? En effet, c’était...

— Très désagréable et, depuis, les soucis qui l’ont causé n’ont fait que s’accroître. Aussi, je vous demande de me pardonner si je vous parais impatiente et discourtoise, mais j‘ai besoin d’une certitude. Vous imaginez bien que ce n’est pas sans une gêne profonde que je me vois contrainte d’appeler au secours...

— Un ami... Un ami fidèle et dévoué, j’espère que vous n’en doutez pas ?

— Puisque je suis là ! Ainsi, je puis compter sur cette somme... pour après-demain, par exemple ?

— Mais naturellement. Voulez-vous après-demain dans l’après-midi ?

— Non, c’est impossible. Je dois chanter aux Tuileries devant... Leurs Majestés.

Le pluriel avait eu du mal à passer mais il était venu tout de même. Ouvrard l’accueillit avec un sourire béat.

— Alors, après-demain soir, après la réception ? Je vous attendrai chez moi. Ce sera au contraire bien plus agréable ainsi. Nous pourrons bavarder... nous connaître mieux !

Les joues soudain empourprées, Marianne se leva brusquement, arrachant ses mains que le banquier tenait toujours. Elle venait de comprendre tout à coup sous quelles conditions Ouvrard accepterait de lui prêter l’argent. Tremblante d’indignation, elle s’écria :

— Je crois que nous nous comprenons mal, Monsieur Ouvrard. Il s’agit d’un prêt. Ces vingt mille livres, je vous les rendrai avant trois mois.

La mine aimable du banquier se plissa en une grimace de contrariété. Il haussa les épaules.

— Qui vous parle d’un prêt ? Une femme comme vous peut tout exiger. Je vous donnerai davantage encore si vous le désirez.

— Je ne veux que cela... et je n’accepte qu’un prêt.

Avec un soupir, le banquier se leva et s’approcha de la jeune femme qui avait prudemment battu en retraite vers la cheminée. Sa voix, si mielleuse l’instant précédent, se fit coupante tandis qu’une flamme trouble s’allumait dans son regard.

— Laissez les affaires aux hommes, ma chère, et acceptez simplement ce que l’on vous offre de bon cœur.

— Contre quoi ?

— Mais, contre rien... ou si peu de chose ! Un peu de votre amitié, une heure de votre présence, le droit de vous contempler un moment, de vous respirer...

A nouveau, il tendait vers elle des mains avides, toutes prêtes à frôler ou à étreindre. Au-dessus de la cravate neigeuse, le visage jaune du banquier était devenu rouge brique, tandis que ses yeux se fixaient avec gourmandise sur les belles épaules découvertes.

Un frisson de dégoût secoua Marianne. Comment avait-elle pu être assez sotte pour s’adresser à cet homme au passé trouble, tout juste sorti de la prison où l’avait envoyé au mois de février précédent une lourde affaire de piastres mexicaines perpétrée en compagnie du Hollandais Vandenberghe ? C’était une pure folie !

— Ce que vous demandez, lança-t-elle brutalement dans une tentative désespérée d’intimidation, je ne peux vous l’accorder car l’Empereur ne le pardonnerait ni à vous ni à moi. Ignorez-vous que je suis... un privilège impérial ?

— Les privilèges se paient cher, signorina. Ceux qui en bénéficient devraient bien se pénétrer de cette vérité... et agir de façon à ce qu’aucune surenchère ne soit possible ! Quoi qu’il en soit, réfléchissez ! Vous êtes lasse ce soir, visiblement bouleversée. Ce jour de noces, bien certainement, qui devait être fort éprouvant... pour un privilège ! Mais n’oubliez pas qu’après-demain soir, vingt mille livres... ou davantage, vous attendront chez moi, toute la nuit s’il le faut et tout le jour suivant !

Sans répondre et sans même lui accorder un regard, Marianne tourna les talons et se dirigea vers la porte. Sa dignité, sa hauteur lui conféraient l’allure d’une souveraine offensée, mais elle avait le désespoir au cœur. L’unique chance qu’elle croyait garder de trouver cet argent lui échappait, car jamais, au grand jamais, elle n’accepterait d’en passer par les conditions d’Ouvrard. Elle avait pensé, naïvement, que, sur sa bonne foi, elle pourrait obtenir un prêt amical, mais elle s’apercevait, une fois de plus, qu’avec les hommes les marchés revêtaient toujours une certaine forme quand la femme était jeune et belle. « Je connais dix hommes qui t’en donneraient autant pour une nuit d’amour », avait dit Fortunée et Marianne avait cru à une boutade. Jusqu’à quel point Mme Hamelin était-elle au courant des intentions d’Ouvrard ?

N’était-ce pas pour que l’indécente proposition lui fût faite directement qu’elle n’avait pas traité elle-même l’affaire jusqu’au bout ? Marianne cependant ne pouvait se résoudre à croire que son amie l’eût si froidement jetée dans un piège aussi répugnant, la connaissant comme elle la connaissait.