— Mal, fit Marianne en fourrageant dans le lit dévasté pour y retrouver sa chemise de nuit qu’Agathe, sa femme de chambre, avait dû disposer sur la couverture en rentrant du théâtre. Il n’est pas très certain que je n’aie pas eu de visions.

— Et... vous n’en avez pas eu ?

— Bien sûr que non ! Pourquoi aurais-je, tout à coup, évoqué le fantôme de Francis alors qu’il était à cent lieues de mon esprit et que je le croyais mort ? Ma pauvre Adélaïde, le doute n’est malheureusement pas possible : c’était bien Francis... et il souriait, il souriait en me regardant d’un sourire qui m’a épouvantée ! Dieu sait ce qu’il me réserve encore !

— Qui vivra verra ! fit tranquillement la vieille demoiselle en se dirigeant vers la petite table nappée de dentelle sur laquelle un souper froid avait été préparé à l’intention de Marianne, souper auquel d’ailleurs ni elle ni l’Empereur n’avaient touché.

Avec beaucoup de sang-froid, Adélaïde déboucha la bouteille de champagne, emplit deux flûtes, en vida une d’un trait, la remplit de nouveau et porta la seconde à Marianne. Après quoi elle revint chercher la sienne, pécha dans un plat une aile de poulet et s’installa commodément sur le pied du lit dans lequel sa cousine venait de se glisser.

Bien calée dans ses oreillers, Marianne accepta le verre et regarda Mlle d’Asselnat avec un sourire indulgent. L’appétit d’Adélaïde avait quelque chose de fabuleux. La quantité de nourriture que pouvait absorber cette petite femme mince et frêle était proprement effarante. A longueur de journée, Adélaïde grignotait, suçait, croquait ou avalait « une goutte de quelque chose », ce qui ne l’empêchait nullement, le moment venu, de se mettre à table avec enthousiasme. Le tout, d’ailleurs, sans grossir d’une ligne et sans perdre un pouce de sa dignité.

Evidemment, l’étrange créature grise, affolée et hargneuse, que Marianne avait découvert une nuit dans le salon et sur le point d’incendier sa maison n’existait plus. Elle avait fait place à une femme d’âge respectable, mais pleine de tenue et dont l’épine dorsale avait retrouvé toute sa raideur naturelle. Bien habillée, ses cheveux d’un joli gris doux et soyeux sagement rangés en longues anglaises à l’ancienne mode, dépassant la dentelle de ses bonnets ou le velours de ses capotes, l’ex-révolutionnaire poursuivie par la police de Fouché et astreinte à résidence surveillée était redevenue la haute et noble demoiselle Adélaïde d’Asselnat. Mais, pour le moment, les yeux mi-clos, les ailes de son nez arrogant palpitant de gourmandise, elle dégustait son poulet et son Champagne avec une mine de chatte gourmande qui amusait beaucoup Marianne, malgré son actuel désenchantement. Elle n’était pas très sûre que la conspiratrice fût définitivement éteinte chez sa cousine, mais telle qu’elle était, Marianne aimait beaucoup Adélaïde.

Pour ne pas troubler son recueillement gastronomique, elle but lentement le contenu de sa flûte, attendant que la vieille demoiselle parlât car on devinait qu’elle avait quelque chose à lui dire. Et en effet, l’aile de poulet réduite à sa seule charpente, et le Champagne bu jusqu’à la dernière goutte, Adélaïde s’essuya les lèvres, ouvrit les yeux et posa sur sa cousine un regard bleu plein de satisfaction.

— Ma chère enfant, commença-t-elle, je crois qu’en ce moment vous prenez votre problème à l’envers. Si j’ai bien compris, la résurrection inopinée de votre défunt mari vous a plongée dans un grand désarroi et, depuis que vous l’avez reconnu, vous vivez dans la simple terreur de le voir surgir tout à coup, de nouveau devant vous. C’est bien cela ?

— Naturellement, c’est bien cela ! Mais je ne comprends pas où vous voulez en venir, Adélaïde. Est-ce que, d’après vous, je devrais me réjouir d’avoir vu réapparaître un homme que j’avais justement puni de son crime ?

— Mon Dieu... oui, en quelque sorte !

— Et pourquoi donc ?

— Mais parce que, si cet homme est vivant, vous n’êtes plus une meurtrière et vous n’avez plus à craindre que la police anglaise vous fasse rechercher, en admettant qu’elle osât, en temps de guerre, adresser pareille requête à la France !

— Je ne craignais plus beaucoup la police anglaise, fit Marianne en souriant. Outre le fait que nous sommes en guerre, la protection de l’Empereur est plus qu’il n’en faut pour que je ne craigne plus rien au monde ! Mais, dans un sens, vous avez raison. Après tout, il est agréable de me dire que je n’ai plus de sang sur les mains.

— En êtes-vous sûre ? Il reste la belle cousine que vous aviez si proprement assommée...

— Je ne l’avais certainement pas tuée et, si Francis a pu être sauvé, je gagerais bien qu’Ivy St Albans est vivante elle aussi. D’ailleurs, je n’ai plus aucune raison de souhaiter sa mort puisque Francis ne m’est plus rien...

— ... qu’un époux dûment béni par l’Eglise, ma chère ! Voilà pourquoi je dis qu’au lieu de vous tourmenter, de fuir l’image de votre fantôme et d’essayer de lui échapper, vous devez l’affronter. Si j’étais à votre place, je ferais au contraire tout au monde pour le rencontrer. Aussi, quand le citoyen Fouché viendra vous voir demain matin...

— Comment savez-vous que j’attends le duc d’Otrante ?

— Je ne m’habituerai jamais à l’appeler ainsi, ce défroqué ! Mais, de toute façon, il ne peut pas ne pas venir demain... Ne me regardez donc pas ainsi ! Bien sûr, il m’arrive d’écouter aux portes quand je m’intéresse à quelque chose.

— Adélaïde ! s’écria Marianne, scandalisée.

Mlle d’Asselnat allongea le bras et tapota gentiment la main de Marianne :

— Ne soyez donc pas si conformiste ! Même une d’Asselnat peut écouter aux portes ! Vous découvrirez combien cela peut être utile quelquefois. Où en étais-je avec tout cela ?

— A la visite de... du ministre de la Police.

— Ah oui ! Donc, au lieu de le prier de mettre la main sur votre délicieux mari et de le réexpédier en Angleterre par la première frégate venue, demandez-lui, au contraire, de vous l’amener afin que vous puissiez lui faire connaître votre décision.

— Ma décision ? Parce que j’ai pris une décision ? souffla Marianne qui comprenait de moins en moins.

— Mais bien sûr ! Je m’étonne même que vous n’y ayez pas encore pensé. Pendant que vous tiendrez le ministre, demandez-lui donc d’essayer de savoir ce qu’est devenu votre saint homme de parrain, ce touche-à-tout de Gauthier de Chazay ! En voilà un dont nous pourrions avoir le plus grand besoin dans les plus brefs délais ! Ce n’était encore qu’un petit prêtre de rien du tout qu’il avait déjà le Pape dans sa manche. Et pour faire annuler un mariage, vous n’avez pas idée de ce que le Pape peut être utile ! Est-ce que vous commencez à comprendre ?

Oui, Marianne commençait à comprendre. L’idée d’Adélaïde était si simple, si lumineuse qu’elle s’en voulait de n’y avoir pas songé plus tôt ! Il devait être possible, facile même, de faire annuler son mariage puisqu’il n’avait pas été consommé et qu’il avait été contracté avec un protestant. Dès lors, elle serait libre, entièrement et merveilleusement libre, puisqu’elle n’aurait même plus à répondre de la mort de son époux ! Mais, à mesure qu’elle évoquait la petite silhouette grave de l’abbé de Chazay, Marianne sentait un malaise s’emparer d’elle.

Tant de fois, depuis qu’à l’aube d’un jour d’automne elle avait regardé avec désespoir, sur le quai de Plymouth, un petit voilier disparaître dans le vent, tant de fois elle avait pensé à son parrain ! D’abord avec regret, avec espoir mais, à mesure que le temps passait, avec un peu d’inquiétude. Que dirait l’homme de Dieu, si intransigeant sur le chapitre de l’honneur, si aveuglément fidèle à son roi exilé, en retrouvant sa filleule sous le personnage de Maria Stella, chanteuse d’Opéra et maîtresse de l’Usurpateur ? Saurait-il comprendre combien il avait fallu à Marianne de souffrance et de déboires pour en arriver là... et pour en être heureuse ? Certes, si elle avait pu joindre l’abbé sur le Barbican de Plymouth, son destin eût été tout autre. Elle aurait sans doute, sur sa recommandation, reçu asile en quelque couvent où, dans la prière et la méditation, tout loisir lui eût été accordé de se faire oublier et d’expier ce qu’elle n’avait jamais cessé d’appeler une juste exécution... mais, si elle avait souvent évoqué avec regret la bonté et la tendresse de son parrain, Marianne reconnaissait franchement qu’elle ne regrettait aucunement le genre de vie qu’il eût offert à la veuve de lord Cranmere.

Finalement, Marianne traduisit pour sa cousine les doutes qui l’assaillaient en hasardant :

— Je serais infiniment heureuse de retrouver mon parrain, ma cousine, mais ne pensez-vous pas que ce serait bien égoïste de le faire rechercher dans le seul but de l’annulation ? Il me semble que l’Empereur...

Adélaïde battit des mains.

— Mais quelle bonne idée ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? L’Empereur, voyons, c’est l’Empereur la solution ! (Puis, changeant de ton :) l’Empereur qui a fait arrêter le Pape par le général Radet, l’Empereur qui le tient prisonnier à Savone, l’Empereur que Sa Sainteté, dans l’admirable bulle « Quum mémoranda... » a si magistralement excommunié en juin dernier, c’est l’Empereur qu’il nous faut pour présenter au Pape une demande d’annulation... alors qu’il n’est même pas parvenu à faire annuler son propre mariage avec la pauvre et délicieuse Joséphine !

— C’est vrai, fit Marianne atterrée. J’avais oublié ! Et vous pensez que mon parrain... ?

— Vous aurez l’annulation haut la main pour peu qu’il la demande ! Je n’en doute pas un seul instant ! Retrouvons le cher abbé et vogue la galère ! A nous la liberté !

Le subit enthousiasme d’Adélaïde inclina Marianne à mettre sur le compte du Champagne ce bel optimisme, mais il était bien certain que la vieille demoiselle avait raison et que, dans cette conjoncture, nul ne serait d’un meilleur secours que l’abbé de Chazay... même s’il était désagréable de découvrir qu’il était un point sur lequel Napoléon n’était pas tout-puissant. Mais retrouverait-on l’abbé de Chazay rapidement ?


D’un coup de doigt sec, Fouché rabattit le couvercle de sa tabatière, la remit dans sa poche puis chiquenauda sa cravate de mousseline et les volants de sa chemise empesée avec des grâces très dix-huitième siècle.

— Si cet abbé de Chazay évolue dans l’entourage de Pie VII, comme vous semblez le penser, il doit être à Savone et je pense que nous n’aurons pas de peine à le retrouver, ni à l’amener à Paris. Mais, en ce qui concerne votre époux, il semble que les choses se présentent moins aisément.

— Est-ce si difficile ? fit Marianne vivement. S’il ne forme qu’une seule et même personne avec ce vicomte d’Aubécourt ?

Le ministre de la Police s’était levé et, les mains au dos, s’était mis à marcher lentement à travers le salon. Sa promenade, à lui, n’avait pas le caractère nerveux et saccadé de celle qu’affectionnait l’Empereur. Elle était Lente, réfléchie, mais Marianne ne s’en demanda pas moins pourquoi les hommes éprouvaient un tel besoin d’arpenter une pièce dès qu’ils entamaient une discussion. Etait-ce Napoléon qui avait mis cette manie à la mode ? Arcadius de Jolival, lui-même, le cher, fidèle et indispensable Arcadius, en était atteint.

Les réflexions ambulatoires de Fouché s’arrêtèrent devant le portrait du marquis d’Asselnat qui régnait avec arrogance sur la symphonie jaune et or du salon. Il le regarda comme s’il attendait une réponse puis, finalement, se retourna vers Marianne qu’il enveloppa d’un regard lourd.

— En êtes-vous si sûre ? fit-il lentement. Il n’y a aucune preuve que lord Cranmere et le vicomte d’Aubécourt ne soient qu’un !

— Je le sais bien. Mais je voudrais au moins le voir, le rencontrer.

— C’était facile hier encore. Le beau vicomte, qui logeait jusque-là rue de la Grange-Batelière, à l’hôtel Plinon, fréquentait avec quelque assiduité, depuis son arrivée, le salon de Madame Edmond de Périgord, chez qui l’avait recommandé une lettre du comte de Montrond, actuellement à Anvers comme vous le savez sans doute.

Marianne fit signe que oui, mais fronça les sourcils. Un doute lui venait. Depuis la veille, elle était partie du principe que Francis était le vicomte d’Aubécourt. Elle s’était raccrochée à cette suggestion comme pour se prouver à elle-même qu’elle n’avait pas été victime d’une hallucination. Mais comment imaginer Francis chez la nièce de Talleyrand ? Mme de Périgord, bien qu’elle fût née princesse de Courlande et la plus riche héritière européenne, s’était montrée plus qu’amicale envers Marianne, alors même que, simple lectrice de

Mme de Talleyrand, elle se faisait appeler Mlle Malle-rousse. Bien sûr, Marianne ignorait le nombre et l’étendue des relations d’une amie qu’elle ne fréquentait d’ailleurs pas assidûment, mais il semblait à la jeune femme que si lord Cranmere était entré dans le salon de Dorothée de Périgord, elle en eût été prévenue par quelque voix mystérieuse.