La perspective de ce moment atténuait un peu la joie profonde qu’elle avait éprouvée tout à l’heure en le retrouvant mais ne parvenait tout de même pas à l’effacer. C’était si bon de le revoir, surtout à ce moment où elle avait un si pressant besoin de son aide ! Bien sûr, elle entendrait des choses fort désagréables, il jugerait certainement avec beaucoup de sévérité sa nouvelle carrière de chanteuse... mais il finirait par comprendre. Nul n’était plus humain et plus miséricordieux que l’abbé de Chazay... Pourquoi donc le cardinal de San Lorenzo serait-il différent ? Et, en l’occurrence, Marianne se souvenait avec un certain plaisir de la méfiance instinctive dont son parrain faisait preuve, jadis, envers lord Cranmere. Il ne pourrait que compatir aux malheurs d’une filleule qu’il aimait, il venait de le rappeler lui-même, comme sa propre enfant... Non, tout compte fait, le soir qui allait venir s’annonçait pour Marianne infiniment plus attirant qu’inquiétant. Gauthier de Chazay, cardinal de San Lorenzo, n’aurait aucune peine à faire annuler par le Pape le mariage qui mettait au cou de sa filleule une si lourde chaîne...
Jamais Marianne n’avait encore pénétré dans les appartements d’apparat des Tuileries. La salle des Maréchaux, où devait avoir lieu le concert, l’écrasa de sa splendeur et de ses dimensions. Ancienne salle des Gardes de Catherine de Médicis, c’était une pièce énorme pour laquelle on avait réuni deux étages sous le dôme du pavillon central du palais. A la hauteur d’un premier étage, face à l’estrade où devaient se faire entendre les artistes, s’ouvrait une grande tribune dans laquelle, tout à l’heure, prendraient place l’Empereur et sa famille. Cette tribune était soutenue par quatre gigantesques cariatides entièrement dorées représentant des femmes drapées à la romaine, mais dépourvues de bras. Un balcon, sur lequel s’ouvraient des arcades tendues, comme les portes et les fenêtres, de velours rouge semé d’abeilles d’or partait de chaque côté de la tribune et faisait le tour de la salle. Le plafond, formant une coupole à quatre pans, avait ses angles ornés de trophées d’armes aussi dorés que monumentaux et son centre occupé par un lustre colossal, tout en cristal taillé, mais que l’on avait dû juger insuffisant, car on l’avait accompagné de quatre autres lustres du même genre, mais plus petits. La voûte elle-même était peinte à fresques dans le genre allégorique, tandis que, pour achever de donner à cette salle un aspect guerrier, les murs du rez-de-chaussée offraient les portraits en pied de quatorze maréchaux séparés par les bustes de vingt-deux généraux et amiraux.
Malgré la foule qui l’emplissait et garnissait le balcon, Marianne se sentit perdue dans cette pièce vaste comme une cathédrale. Il y régnait un vacarme de volière en folie parmi lequel se perdaient les notes sans suite des musiciens accordant leurs instruments. Tant de visages moutonnaient devant elle, en un kaléidoscope éblouissant de couleurs et d’éclairs arrachés aux pierreries, qu’elle fut, un instant, incapable d’en reconnaître un seul. Cependant, elle vit tout de même Du-roc, magnifique dans son costume violet et argent de Grand Maréchal du Palais, venir vers elle, mais ce fut à Clary qu’il s’adressa.
— Le prince de Schwartzenberg désire vous voir sur l’heure, Monsieur. Il vous prie de le rejoindre dans le cabinet de l’Empereur.
— Dans le cabinet de...
— Oui, Monsieur. Et mieux vaut ne pas le faire attendre.
Le jeune prince échangea avec Marianne un regard consterné. Cette invitation comminatoire ne pouvait signifier qu’une seule chose : Napoléon était déjà au courant de l’affaire de la voiture et le pauvre Clary allait passer un mauvais moment. Incapable de laisser un ami porter le poids d’une faute qui était sienne, Marianne s’interposa.
— Je sais pourquoi le prince est appelé chez Sa Majesté, Monsieur le Grand Maréchal, mais, comme il s’agit d’une affaire ne concernant que moi seule, je vous prie de vouloir bien faire en sorte que je l’accompagne !
Le visage soucieux du duc de Frioul ne se dérida pas. Bien au contraire, il enveloppa la jeune femme d’un regard sévère.
— Il ne m’appartient pas, Mademoiselle, d’introduire chez Sa Majesté quelqu’un qu’il n’a pas fait demander. Par contre, je dois vous guider vers Messieurs Gossec et Piccini qui vous attendent près de l’orchestre.
— Je vous en prie, Monsieur le duc ! Sa Majesté risque de commettre une injustice.
— Sa Majesté sait parfaitement ce qu’elle fait ! Prince, vous devriez déjà être parti. Voulez-vous me suivre, Mademoiselle ?
Bon gré mal gré, il fallut bien que Marianne se séparât de son compagnon et suivît le Grand Maréchal. Un chuchotement léger, de discrets applaudissements s’élevèrent sur son passage, mais, préoccupée, elle n’y prêta aucune attention. Timidement, mais fermement, elle posa son bras sur celui de Duroc.
— Il faut que je voie l’Empereur, Monsieur le Grand Maréchal.
— Aussi le verrez-vous, Mademoiselle, mais tout à l’heure. Sa Majesté a daigné indiquer qu’elle vous verrait à l’issue du concert !
— A daigné... Comme vous voilà sévère, Monsieur le duc ? Est-ce que nous ne sommes plus amis ?
Un léger sourire vint détendre fugitivement la bouche serrée de Duroc.
— Nous le sommes toujours, chuchota-t-il rapidement, mais l’Empereur est très en colère... et je n’ai pas le droit de me montrer aimable avec vous !
— Est-ce que je suis... en disgrâce ?
— Je ne saurais dire. Mais cela y ressemble un peu.
— Alors, fit derrière Marianne, une voix aimable et lente, laissez-la-moi un moment, mon cher Duroc. Entre disgraciés on se doit de se soutenir, hé ?
Avant même sa fameuse interjection finale, Marianne avait reconnu Talleyrand. Elégant à son habitude dans un frac vert olive constellé de décorations, sa mauvaise jambe gainée d’un bas de soie blanche étayée par la canne à pommeau d’or, il dédiait à Duroc son sourire impertinent tout en offrant son bras à Marianne.
Heureux, peut-être, d’être ainsi débarrassé, le Grand Maréchal s’inclina de bonne grâce et abandonna la jeune femme au Vice-Grand Electeur.
— Je vous remercie, prince, mais ne vous éloignez pas tous les deux, l’Empereur ne va pas tarder.
— Je sais, sussura Talleyrand. Juste le temps de laver la tête au jeune Clary pour lui apprendre à ne pas se montrer trop soumis au charme d’une jolie femme. C’est l’affaire de cinq minutes. Je le connais.
Tout en parlant, il entraînait doucement Marianne vers l’embrasure de l’une des hautes fenêtres. Son air détaché était celui d’un homme qui se livre à un agréable marivaudage de salon, mais Marianne découvrit bientôt que son compagnon disait des choses fort sérieuses.
— Clary passe sans doute un mauvais moment, murmura-t-il, mais je crains que vous n’ayez à subir le plus gros de la colère impériale. Quelle mouche, aussi, vous a piquée ? Sauter au cou d’un cardinal en plein milieu de la cour des Tuileries... et d’un cardinal en disgrâce encore ? Ce sont des choses que l’on ne fait guère... si ce n’est pour quelqu’un de très proche, hé ?
Marianne ne répondit pas. Il était difficile d’expliquer son geste sans avouer sa véritable identité. N’était-elle pas, pour Talleyrand, une certaine demoiselle Mallerousse, bretonne et sans naissance ? Quelqu’un, en tout cas, qui ne pouvait frayer de si près avec un prince de l’Eglise. Tandis qu’elle cherchait, vainement d’ailleurs, une explication plausible, le prince de Bénévent continua toujours plus détaché :
— J’ai beaucoup connu, jadis, l’abbé de Chazay. Il a débuté comme vicaire de mon oncle, l’archevêque-duc de Reims, qui est actuellement aumônier du roi émigré.
Angoissée, tout à coup, Marianne avait l’impression que les paroles du prince resserraient peu à peu autour d’elle une sorte de réseau. Elle revoyait, au jour de son mariage, la haute silhouette, la longue figure de Mgr de Talleyrand-Périgord, chapelain de Louis XVIII. Son parrain, en effet, était au mieux avec le prélat. C’était même celui-ci qui avait prêté les ornements liturgiques pour la cérémonie de Selton Hall. Mais, sans paraître remarquer son trouble, Talleyrand poursuivait, de la même voix tranquille, unie comme un lac par beau temps :
— J’habitais à cette époque rue de Bellechasse, tout près de la rue de Lille, alors rue de Bourbon, et j’y entretenais d’excellentes relations de voisinage avec la famille de l’abbé. Ah ! quel temps délicieux c’était, soupira le prince. En vérité, qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1789 ne sait pas ce que c’est que le plaisir de vivre. Je crois n’avoir jamais rencontré couple plus beau, plus harmonieux et plus tendrement uni que le marquis et la marquise d’Asselnat... dont vous habitez en ce moment la maison.
Malgré son empire sur elle-même, Marianne eut un vertige. Sa main se crispa sur le bras de Talleyrand, s’y accrocha pour mieux lutter contre son émotion. Elle eut peine à retrouver son souffle tant son cœur battait fort. Il lui semblait que ses jambes allaient brusquement lui refuser tout service, mais le prince, impassible, continuait à lui offrir un profil calme et serein, tandis que ses yeux pâles soulevaient à peine leurs lourdes paupières pour regarder autour de lui. Une grande femme, rousse comme une flamme, avec un visage passionné, très belle et toute vêtue de blanc, passa auprès d’eux.
— Je ne vous savais pas un goût si prononcé pour l’opéra, mon cher prince ! lança-t-elle avec une insolence de grande dame.
Talleyrand salua gravement.
— Toute forme de beauté a droit à mon admiration, Madame la duchesse, vous devriez le savoir, vous qui me connaissez si bien.
— Je sais, mais vous feriez bien de conduire... cette personne vers les musiciens. Le petit m... enfin, je veux dire le couple impérial, va faire son entrée.
— Nous y allons ! Merci, Madame.
— Qui est-ce ? demanda Marianne tandis que la belle femme rousse s’éloignait. Pourquoi me dédaigne-t-elle si visiblement ?
— Elle dédaigne tout le monde... et elle-même plus encore que les autres depuis que pour servir une archiduchesse elle a enfin consenti à accepter une charge de dame de Palais. C’est Mme de Chevreuse. Elle est, comme vous l’avez vu, très belle. Elle est aussi pleine d’esprit et fort malheureuse parce que son âme passionnée l’étouffé. Songez qu’il lui faut dire « l’Empereur » et donner de la « Majesté » à quelqu’un qu’en privé elle appelle tout uniment « le petit misérable ». Cela a d’ailleurs failli lui échapper ! Quant à vous dédaigner...
Brusquement, Talleyrand tourna son regard glauque vers Marianne et dit gravement :
— ... elle n’a d’autre raison de le faire que celle que vous lui avez donnée vous-même ! Une Chevreuse ne peut que dédaigner une Maria-Stella... mais elle aurait ouvert les bras à la fille du marquis d’Asselnat.
Il y eut un silence. Un peu penché vers sa compagne, Talleyrand plongea ses yeux pâles jusqu’au fond du regard vert qui, cependant, ne cilla pas.
— Depuis quand savez-vous ? demanda Marianne avec un calme soudain.
— Depuis que l’Empereur vous a donné l’hôtel de la rue de Lille. Ce jour-là, j’ai compris d’où venait ce souvenir vague que je ne pouvais parvenir à situer, cette ressemblance que je n’arrivais pas à définir. J’ai su qui vous étiez réellement.
— Pourquoi n’avoir rien dit ?
Talleyrand haussa les épaules.
— A quoi bon ? Vous étiez, le plus imprévisiblement du monde, tombée amoureuse de l’homme que vous aviez été créée pour haïr.
— Mais dans le lit duquel vous m’aviez jetée ! lança Marianne brutalement.
— Je l’ai assez regretté !... ce fameux jour dont je viens de vous parler. Et puis j’ai pensé qu’il valait mieux laisser faire les choses et le temps. Cet amour n’est pas fait pour vivre vieux. Ni cet amour ni votre carrière artistique...
Frappée, Marianne demanda.
— Pour quelles raisons, s’il vous plaît ?
— Pour une raison unique. Vous n’êtes faite ni pour Napoléon ni pour le théâtre. Même si vous essayez de vous persuader du contraire, vous êtes l’une des nôtres, une aristocrate, et de la meilleure race. Vous ressemblez tellement à votre père !
— C’est vrai, vous l’avez connu ? fit Marianne avec une soudaine avidité, venue des profondeurs de son être, d’approcher enfin la vérité de cet homme dont elle était la chair, le sang et dont, cependant, elle ne connaissait qu’une image. Parlez-moi de lui !
Doucement, Talleyrand détacha la main frémissante posée sur sa manche, mais la garda un instant dans la sienne.
— Plus tard. Ici, son fantôme s’évoquerait mal. Il y serait si peu à l’aise ! L’Empereur approche. Il vous faut redevenir, pour un temps au moins, Maria-Stella.
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