L’inquiétude est une compagne sans attraits. Le temps, soudain, parut très long à la jeune femme. Elle pressentait une bataille et avait hâte de s’y jeter. Lasse de tourner en rond dans le silence feutré du cabinet, elle prit un livre qui traînait sur le bureau et alla se rasseoir. Relié en cuir vert, aux armes impériales, c’était un exemplaire usagé, fatigué des « commentaires » de César. Il était tellement annoté, raturé, les marges comportaient tant de lignes d’une écriture fine et nerveuse, qu’il était devenu parfaitement illisible pour qui n’était pas l’auteur de ces notes. Avec un soupir Marianne le laissa retomber sur ses genoux, gardant cependant la main sur le cuir fatigué, y cherchant inconsciemment la trace d’une main. Sous ses doigts, la reliure se réchauffa, devint presque humaine. Pour mieux en savourer la sensation, Marianne ferma les yeux...
— Réveillez-vous !
La jeune femme sursauta. Elle ouvrit les yeux, vit que dans le bureau les chandelles étaient allumées, qu’au-dehors il faisait nuit... et que Napoléon, l’œil orageux et les bras croisés sur la poitrine, se tenait debout devant elle.
— J’admire votre courage ! lança-t-il sarcastique. Apparemment le fait d’avoir encouru ma colère ne saurait vous troubler outre mesure. Vous dormiez avec conviction.
Le ton était brutal, agressif, visiblement calculé pour accabler quelqu’un sortant du sommeil, mais Marianne possédait cette faculté d’être instantanément et complètement réveillée, eût-elle dormi très profondément. De plus, elle s’était juré de tout faire pour conserver son calme autant qu’il lui serait possible.
— Le Grand Maréchal, dit-elle doucement, m’avait prévenue que j’aurais à attendre longtemps. Le sommeil n’est-il pas la meilleure façon d’abréger l’attente ?
— Je le crois plus impertinent que salutaire, Madame... d’autant plus que j’attends encore votre révérence.
Visiblement, Napoléon cherchait une mauvaise querelle. Il s’était attendu à trouver une Marianne inquiète, agitée, tremblante, les yeux rouges peut-être.
Cette femme qui s’éveillait si paisiblement ne pouvait que l’irriter. Malgré la lueur menaçante de son œil gris, la jeune femme risqua un sourire.
— Je suis toute prête à tomber aux pieds de Votre Majesté, Sire... si seulement Votre Majesté voulait bien se reculer suffisamment pour me permettre de quitter ce canapé.
Il eut une exclamation de colère et, furieux, tourna les talons pour foncer sur la fenêtre comme s’il avait l’intention de passer au travers.
Marianne, alors, glissa du canapé jusqu’à terre où elle se plia dans la plus profonde et la plus respectueuse des révérences.
— Voilà, Sire ! murmura-t-elle.
Mais il ne lui répondit pas. Tourné vers la fenêtre, les mains nouées au dos, il garda un silence qui parut une éternité à Marianne parce qu’il l’obligea à conserver cette inconfortable pose quasi agenouillée. Comprenant qu’il cherchait délibérément à l’humilier, elle rassembla son courage pour ce qui allait suivre et ne pourrait qu’être désagréable. Elle ne souhaitait qu’une chose : sauver son amour malgré tout, contre tout...
Brusquement, mais sans se retourner, Napoléon parla.
— J’attends vos explications, si toutefois vous en avez pour votre conduite insensée ? Vos explications et vos excuses bien entendu. Il semble que vous ayez subitement perdu tout sens commun, toute notion d’élémentaire respect envers moi-même et envers votre Impératrice. A moins que vous ne soyez folle !
Instantanément Marianne fut debout, le sang aux joues. Les mots « votre impératrice » l’avaient frappée comme un soufflet.
— Des excuses ? fit-elle d’une voix nette. Je n’ai pas l’impression que ce soit moi qui en doive !
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Que si quelqu’un a été insulté dans ce palais, c’est moi et personne d’autre ! Je n’ai fait, en quittant la salle, que préserver ma dignité.
— Votre dignité ? Vous divaguez, Madame ! Oubliez-vous chez qui vous vous trouviez ? Oubliez-vous que vous n’étiez venue ici que sur mon ordre, selon mon bon plaisir et dans l’unique but de distraire votre souveraine.
— Ma souveraine ? Si j’avais pu supposer un seul instant que vous me faisiez venir ici pour elle, je n’aurais jamais accepté de franchir le seuil de ce palais.
— Vraiment ? En ce cas, je vous y eusse fait traîner de force !
— C’est possible ! Mais vous n’auriez pas pu me forcer à chanter ! Le beau spectacle d’ailleurs que cela eût été pour votre cour que voir votre maîtresse traînée sur scène par la police ou par vos gardes ! Un spectacle digne de celui que vous lui avez donné tout à l’heure, d’ailleurs : des princes de l’Eglise errant dans la poussière ; offerts par vos soins à la risée du vulgaire... comme s’il ne vous suffisait pas d’avoir osé porter la main sur le Vicaire du Christ !
En quelques enjambées, l’Empereur fut sur elle. Son visage blême était effrayant, ses yeux lançaient des éclairs. Marianne comprit qu’elle avait été trop loin, mais il n’était ni dans ses possibilités ni dans son caractère de reculer. Elle se raidit donc pour soutenir le choc, tandis qu’à deux doigts de son visage, il grondait :
— Vous osez !... Ces gens m’ont insulté, ridiculisé et je les aurais épargnés ? Pour ma clémence et ma longanimité vous devriez être à genoux, éperdue de reconnaissance. Comme si vous ne saviez pas que j’aurais pu les jeter en prison... ou pire encore !
— Et accréditer davantage votre légende ? Allons donc ! Vous n’avez pas osé les frapper plus cruellement par prudence et vous vous en prenez à moi parce qu’en offrant une voiture à mon parrain je n’ai pas accepté de participer à cette mesquine vengeance !
La curiosité suspendit un instant la colère impériale.
— Votre parrain ? Ce cardinal italien...
— N’est pas plus italien que moi. Il se nomme Gauthier de Chazay, cardinal de San Lorenzo. Il est mon parrain et je lui dois la vie car c’est lui qui jadis m’a sauvée des hommes de la Révolution. En venant à son secours, je n’ai fait que mon devoir !
— Peut-être ! Mais mon devoir à moi est d’abattre toute subversion, de faire respecter mon trône, les miens... mon mariage ! J’exige que vous alliez sur l’heure implorer votre pardon, aux genoux de l’Impératrice.
L’image qu’il évoquait acheva de jeter Marianne dans une fureur au moins égale à celle de Napoléon.
— N’y comptez pas ! articula-t-elle sèchement. Faites-moi jeter en prison ou mener à l’échafaud même, si cela vous amuse, mais cette abjecte soumission vous ne l’obtiendrez jamais de moi, vous entendez, jamais ! Moi, aux genoux de cette femme...
Transfigurée par la colère, raidie dans un cri d’orgueil venu des profondeurs mêmes de son sang, redevenue en une seconde une révoltée de grande race, elle le dominait maintenant, hautaine, méprisante... Incapable de supporter la vue de cette arrogante statue, Napoléon, fou de rage, la saisit brutalement par un bras qu’il tordit, lui arrachant un cri de douleur.
— C’est aux miens que vous allez vous traîner dans une seconde, misérable démente !... vous traîner pour implorer mon pardon ! En vérité, j’avais raison, vous devez être folle.
Il cherchait à la jeter à terre. Luttant à la fois contre la douleur et contre la perte d’équilibre, Marianne s’écria :
— Folle ? Oui, je suis folle... ou tout au moins je l’ai été ! Folle de vous avoir aimé comme je l’ai fait ! Folle d’avoir cru en vous comme j’y ai cru ! Dire que j’avais confiance en votre amour ! Mais ce n’étaient que paroles, que fumée ! Votre amour, il est à la dernière venue. Il a suffi à cette grosse fille rougeaude de paraître pour que vous vous fassiez son esclave, vous... le maître de l’Europe, l’Aigle... aux pieds de cette génisse ! Et moi, pendant ce temps, je faisais taire ma souffrance, parce que j’avais cru à tout ce que vous m’aviez dit ! Un mariage politique !... alors que vous étalez aux yeux de tous un amour abject, un amour qui me déchire et qui me tue ! Vous êtes-vous assez moqué de moi ! En vérité, vous avez raison... j’étais folle... et même je le suis encore puisque, malgré cela, je vous aime toujours. Alors que je voudrais tant vous haïr... oh ! oui, vous haïr comme tant d’autres ! Ce serait si simple ! Si merveilleusement simple...
Vaincue à la fois par le chagrin et par la douleur de son bras meurtri, elle tomba enfin à terre. Brusquement, comme en ces jours d’orage où la pluie crève soudain un ciel convulsé, elle s’abattit sur le tapis, la tête dans les bras, secouée d’une terrible crise de larmes... Tout était fini, elle avait tout dit et elle ne souhaitait plus que l’anéantissement final... bienheureux ! L’effrayante colère qui l’avait soulevée au delà d’elle-même, poussée à défier le Maître avec cette folle insolence était enfin tombée, ne laissant qu’un immense chagrin. Indifférente à ce qu’il pouvait lui faire désormais, Marianne pleurait sur les ruines de son bel amour détruit.
Debout à quelques pas d’elle, Napoléon regardait, pétrifié, la forme bleue et argent écroulée sur le tapis, écoutait ces sanglots désespérés qui étaient ceux-là même d’une biche en train de mourir. Peut-être cherchait-il quelle contenance prendre, ou bien essayait-il de retrouver sa colère en face de cette souffrance, de ces cris d’amour qui se voulaient des cris de haine. Peut-être aussi, lui qui avait un penchant secret si prononcé pour le drame, goûtait-il en artiste la saveur de cette scène violente... quand tout à coup, la porte s’ouvrit sur une forme ronde et rose. Une voix puérile, un peu geignarde, se plaignit avec un fort accent allemand.
— Nana !... Que faites-vous ?... Je m’ennuie sans mon très méchant galant ! Venez, Nana.
Cette voix fit, à Marianne écroulée, l’effet d’un acide sur une blessure. Se redressant à demi, elle regarda avec stupeur le couple impérial, la fille des Habsbourg qui la contemplait avec effarement en balbutiant :
— Oh !... Vous l’avez battue cette vilaine femme, Nana ?
— Non, Louise... je ne l’ai pas battue ! Laissez-moi un instant, mon cœur... je vous rejoins. Allez ! Allez vite.
Il la reconduisait, la mettait gentiment à la porte avec un sourire qui allait mal à son visage tiré, un baiser sur la main, gêné sans doute par cette explosion de familiarité bourgeoise qui était tombée comme un seau d’eau froide sur les flammes d’une scène tragique. Quant à Marianne, elle était trop anéantie pour songer seulement à se relever. Nana ! Elle l’appelait Nana !... C’était à en pleurer de rire si Marianne avait eu le cœur à rire.
D’ailleurs, de nouveau ils étaient seuls. Lentement, l’Empereur revint vers son bureau. Il respirait fort, comme avec peine. Le regard qu’il laissa tomber sur Marianne était vide, comme si la colère en se retirant en avait emporté toute la vie. Il s’appuya des deux mains à la lourde table, laissa tomber sa tête.
— Relève-toi, dit-il sourdement.
Puis, il redressa la tête, regarda la jeune femme avec une sorte de douceur, puis, comme surprise de ce tutoiement familier si miraculeusement revenu, elle ouvrait la bouche, il ajouta très vite, après une profonde respiration :
— Non... Ne dis rien ! Ne dis plus rien. Il ne faut pas, il ne faut jamais exciter ma colère comme tu l’as fait. C’est dangereux. Je... j’aurais pu te tuer et je l’aurais regretté toute ma vie. Parce que... même si tu as de la peine à le croire... je t’aime toujours ! Il y a des choses que tu ne peux pas comprendre !
Lentement, avec autant de peine que si elle venait de soutenir un combat corps à corps, Marianne se leva. Mais elle dut s’agripper au canapé car tout tournait autour d’elle. Il n’était pas une fibre de son corps qui ne lui fît mal. Néanmoins, elle voulut aller vers Napoléon mais, du geste, il la retînt.
— Non ! N’approche pas ! Assieds-toi et essaie de te remettre. Nous venons de nous faire un mal affreux en quelques minutes, n’est-ce pas ? Il faut oublier tout cela. Ecoute, demain je quitte Paris pour Compiègne. De là, vers la fin du mois, je partirai pour les provinces du Nord. Je dois montrer ma f... l’Impératrice à mon peuple. Cela nous permettra d’oublier... et, surtout, je n’aurai pas à t’exiler, ce que j’aurais dû faire si j’étais demeuré ici... Maintenant, je te laisse. Reste là un moment. Constant viendra te chercher pour te mettre en voiture.
D’un pas curieusement alourdi, il se dirigea vers la porte. Dans un geste dont elle ne fut pas maîtresse, Marianne, les yeux pleins de larmes, tendit les mains vers lui, cherchant instinctivement à le retenir. Sa voix s’éleva, suppliante et basse.
— Me pardonnes-tu ? Je ne pensais pas...
— Tu sais bien que tu pensais chaque mot, mais je te les ai pardonnés parce que tu avais raison. Mais ne m’approche pas. Il ne faut pas que je te touche pour ne pas manquer à l’Impératrice ! Nous nous reverrons plus tard !
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