Très vite, cette fois, il sortit et Marianne, le cœur et la tête vides, alla se rasseoir auprès du feu. Elle avait froid tout à coup, jusqu’à l’âme... Quelque chose lui disait que rien ne pourrait plus être comme avant entre eux. Il y avait cette femme rose et sotte... il y avait les mots de tout à l’heure, des mots à la suite desquels il y aurait l’absence, le silence. Un silence dangereux. Un poignant regret lui vint des jours merveilleux de Trianon où les disputes se noyaient dans l’accord final de leurs caresses. Mais personne au monde ne pourrait lui rendre Trianon. L’amour, désormais, aurait un goût âpre de solitude et de renoncement. Reviendrait-il seulement le temps éblouissant du bonheur à l’état pur qui avait été le sien durant quelques semaines ? Ou bien fallait-il apprendre maintenant à tout donner sans rien attendre ?...

Le palais, autour de Marianne, s’était fait silencieux et vide comme un désert de cauchemar. Et, soudain, les pas de Constant qui approchait sur le parquet nu d’un salon lui parurent venir du fond des âges... Elle se sentit mal, tout à coup. Le rythme de son cœur s’accéléra tandis qu’une sueur froide l’enveloppait. Elle essaya de se lever, mais une affreuse nausée la rejeta, haletante, au fond du canapé. Ce fut là que Constant la trouva, les yeux agrandis, la figure cireuse, son mouchoir appuyé contre sa bouche. Elle leva sur lui un regard éperdu.

— Je ne sais pas ce que j’ai tout à coup... Je me sens malade... mais malade ! Et il y a un instant... tout allait si bien.

— Qu’éprouvez-vous ? Vous êtes bien pâle.

— J’ai froid, la tête me tourne et surtout, surtout... j’ai un affreux mal de cœur.

Sans un mot, le valet de chambre s’empressa. Il alla chercher de l’eau de Cologne, bassina les tempes de Marianne, lui fit boire un cordial. Les nausées se retirèrent aussi subitement qu’elles étaient venues. Peu à peu, les couleurs revinrent aux joues décolorées de Marianne qui, bientôt, se sentit tout à fait bien.

— Je ne sais pas ce qui m’a prise, fit-elle en offrant à Constant un sourire plein de reconnaissance. Il m’a semblé que j’allais mourir. Il faudrait peut-être que je voie un médecin...

— Il faut voir un médecin, Mademoiselle... mais je ne crois pas que ce soit grave.

— Que voulez-vous dire ?

Soigneusement, Constant rassembla les serviettes et les flacons dont il s’était muni, puis sourit gentiment, quoique avec un peu de tristesse.

— Qu’il est grand dommage que Mademoiselle ne soit pas née sur les marches d’un trône, cela nous aurait évité ce mariage autrichien qui, décidément, ne me dit rien qui vaille ! J’espère, néanmoins, que ce sera un garçon. Cela fera plaisir à l’Empereur.

6

LE PACTE

La révélation de son état abasourdit Marianne et, tout à la fois, lui rendit courage en lui communiquant une extraordinaire impression de triomphe. Elle n’était pas assez naïve pour imaginer que son attente d’un enfant, survenue quelques mois plut tôt, eût évité le mariage autrichien : Napoléon avait appris, après Wagram, que Marie Walewska portait un enfant de lui et cela n’avait rien empêché. Il aurait pu épouser la Polonaise, qu’il aimait alors et qui était de grande famille. Cependant il n’en avait rien fait parce que, comme Marianne elle-même, et si noble qu’elle fût, Marie n’était pas princesse, donc pas assez bien née pour asseoir une dynastie. Mais Marianne éprouvait une joie bizarre, un peu douloureuse, à penser que le sang impérial germait déjà au plus secret d’elle-même, alors que Napoléon s’évertuait à féconder le corps dodu de sa Viennoise pour en arracher l’héritier tant désiré. Quoi qu’il pût faire maintenant, il était lié, à elle, Marianne, par un lien de chair et de sang que rien ne pourrait effacer. De même rien ne pourrait ternir la joie qu’elle éprouvait, exaltante et chaude, à porter en elle « son » enfant, pas même les préjugés ou la réprobation auxquels étaient en butte les mères sans mari. Pour ces quelques onces de chair qui allaient lentement mûrir en elle, Marianne se sentait déjà prête à défier l’univers sournois du mépris, des ragots et des regards fuyants.

Toutes ces idées la soutenaient tandis que, dans sa voiture retrouvée, elle gagnait la rue Chanoinesse pour y livrer sans doute l’une des plus rudes batailles de son existence.

Elle connaissait trop le royalisme impénitent de son parrain, la pureté de ses mœurs et la rigidité de son code d’honneur personnel pour ne pas deviner que sa confession connaîtrait des moments pénibles... en admettant qu’il consentît à l’écouter jusqu’au bout.

La rue Chanoinesse, à cette heure tardive, était obscure, éclairée seulement par deux quinquets pendus à des cordes tendues en travers de la voie, d’une maison à l’autre. Les roues ferrées de la voiture sonnèrent durement sur les gros pavés qui devaient dater au moins du roi Henri IV et qui bossuaient la chaussée entre la double rangée de demeures sages, secrètes et silencieuses derrière leurs fenêtres grillées où s’abritaient les chanoines du chapitre de Notre-Dame. L’ombre double des tours de la cathédrale s’allongeait démesurément au-dessus des vieux toits, accentuant encore la profondeur de la nuit.

Un petit prêtre attardé, hélé poliment par Gracchus-Hannibal, indiqua la demeure de M. de Bruillard, facile à distinguer des autres grâce à une haute et maigre tour carrée émergeant de sa cour. C’était d’ailleurs l’une des rares où il y eût de la lumière. On se couchait tôt chez les chanoines, ce qui laissait toute latitude aux mauvais garçons qui infestaient les vieilles rues de la Cité pour exercer leurs discutables industries.

A la grande surprise de Marianne, la maison du chanoine n’exhalait nullement cette odeur de cire froide et de vieux papiers qui, selon elle, était l’apanage d’une résidence d’homme d’Eglise. Un valet en livrée sombre, qui n’avait rien d’un bedeau, la conduisit à travers deux salons à l’ancienne mode, mais d’une discrète élégance, jusqu’à une porte close devant laquelle patrouillait l’abbé Bichette, la tête dans les épaules et les mains nouées derrière le dos. En apercevant la visiteuse, le fidèle secrétaire poussa une exclamation satisfaite et se précipita vers elle, d’où Marianne conclut qu’elle était attendue.

— Son Eminence a déjà fait demander trois fois si vous étiez arrivée. Elle est dans une impatience !... Au point qu’elle ne peut supporter la présence de personne, pas même la mienne.

« Surtout la tienne », pensa Marianne qui, pour sa part, n’aurait pu tolérer la présence de l’obligeant abbé plus d’un petit quart d’heure.

— Songez, ajouta Bichette en baissant encore le ton de sa voix pourtant convenablement feutrée, que nous devons avoir quitté Paris avant l’aurore !

— Comment ? Déjà ? mais mon parrain ne m’en a rien dit.

— Son Eminence l’ignorait encore. C’est au début de la soirée que le ministre des Cultes, Monsieur Bigot de Preameneu[4], nous a fait savoir que notre présence n’était plus souhaitable dans la capitale et que nous devions partir.

— Mais, pour où ?

— Pour Reims où sont... euh... parqués les membres réfractaires de la Curie romaine ! C’est un bien grand malheur et une grande injustice. En vérité, les temps apocalyptiques sont venus...

Marianne ne devait pas en savoir plus long sur les vues prophétiques de l’abbé Bichette car, à cet instant, la porte devant laquelle avait lieu cet intéressant colloque s’ouvrit et le cardinal apparut, mais un cardinal cette fois beaucoup plus conforme au souvenir de l’abbé de Chazay : son habit noir modeste était moins élégant que la livrée du valet.

— Bichette ! fit-il sévèrement. Je suis assez grand pour rapporter moi-même mes malheurs à ma filleule. Vous nous retardez avec vos bavardages. Allez plutôt dire à la cuisine que l’on me prépare du café, beaucoup de café et très fort ! Et ne venez me déranger que lorsque M. de Braillard vous fera dire qu’il est prêt. Entre, mon petit !

Les trois derniers mots, bien entendu, s’adressaient à Marianne qui pénétra dans une petite mais confortable bibliothèque dont les boiseries claires, les riches reliures et les fraîches tapisseries de Beauvais ne sentaient pas plus l’ecclésiastique que le reste de la maison. Au-dessus d’un secrétaire de Boulle, dans un ovale d’or fin, le portrait d’une très jolie femme coiffée à l’oiseau royal souriait avec malice entre deux hauts chandeliers de bronze doré, tandis qu’au-dessus de la cheminée le jeune roi Louis XV en costume de sacre semblait étendre dans toute la pièce l’azur de son manteau royal.

Voyant que Marianne regardait ce portrait avec un peu de surprise, le cardinal sourit.

— Le chanoine de Braillard est le fils naturel du roi Louis XV et de cette belle dame que tu vois sur le secrétaire. De là ce portrait que l’on ne rencontre plus très souvent dans les salons parisiens. Mais laissons cela et viens t’asseoir près du feu que je te voie mieux. Depuis que je t’ai quittée, tout à l’heure, je n’ai cessé de penser à toi, de chercher à comprendre par quel miracle tu te trouves à Paris et comment, toi que j’ai mariée à un Anglais, je te rencontre dans la cour des Tuileries en compagnie d’un Autrichien.

Marianne eut un petit sourire sans conviction. Le moment difficile entre tous était venu. Elle était décidée à l’affronter sans tarder, sans chercher la plus mince échappatoire et même sans s’accorder le bénéfice des souvenirs si chers que Mgr de Chazay ne manquerait pas d’évoquer.

— Ne cherchez pas, cher Parrain... vous ne pourriez pas trouver. Ce qu’a été ma vie, depuis la minute où nous nous sommes quittés, ni vous ni personne ne pourrait l’imaginer. A dire vrai, il y a des moments où je me demande si, tout ce que j’ai vécu, cela n’a pas été un simple cauchemar ou encore une histoire que l’on m’a racontée !

— Que veux-tu dire ? demanda le cardinal en tirant un fauteuil en face de celui dans lequel il avait fait asseoir Marianne. Je n’ai eu aucune nouvelle d’Angleterre depuis le jour de ton mariage.

— Alors... vous ne savez rien... absolument rien ?

— Mais rien, je te l’affirme. Dis-moi d’abord où est passé ton mari.

— Non, coupa Marianne vivement, je vous en prie, laissez-moi vous dire... à ma manière, comme je pourrai. C’est déjà tellement difficile.

— Difficile ? Je croyais t’avoir appris à ne jamais te laisser arrêter par les difficultés.

— Aussi ne m’arrêterai-je pas. Vous allez comprendre tout de suite ce que je veux dire. Parrain... l’hôtel d’Asselnat est à moi. L’Empereur me l’a donné. Je suis... cette fille d’opéra dont vous parliez tout à l’heure.

— Comment ?

Sous le coup de la surprise, le cardinal s’était levé. Il n’y avait plus trace, sur son visage sans beauté, de la moindre gaieté, ni même de vie. C’était un masque de pierre grise, figé dans une curieuse absence d’expression. Mais, malgré le choc qu’elle sentait bien lui avoir porté, Marianne éprouvait une délivrance, un allégement. Le plus difficile était dit.

Silencieusement, le cardinal se dirigea vers un angle de la pièce où un crucifix d’ivoire reposait dans un cadre de velours rouge et il s’arrêta un instant devant lui, sans fléchir les genoux, sans prier apparemment mais, quand il se retourna et revint vers Marianne, son visage avait retrouvé un peu de couleur. Il reprit sa place dans son fauteuil mais, peut-être pour éviter de regarder sa filleule, il se tourna vers le feu, lui tendit ses mains blanches.

— Raconte, dit-il doucement. Je t’écouterai jusqu’au bout sans t’interrompre.

Alors, Marianne commença le long récit...


L’arrivée du café, porté par le valet impassible et escorté avec vénération par un abbé Bichette visiblement dévoré de curiosité, coïncida juste avec les dernières paroles de Marianne. Fidèle à sa promesse, le cardinal n’avait pas sonné mot tout au long du récit, mais il s’était agité plus d’une fois dans son fauteuil. Maintenant, il considérait le plateau à café avec la reconnaissance que l’on réserve à une détente inattendue au milieu d’une chaude bataille.

— Laissez cela, Bichette, dit-il à l’abbé qui se mettait en devoir de remplir les tasses, très certainement pour rester plus longtemps. Nous nous servirons nous-mêmes.

Déçu mais obéissant, l’abbé disparut. Gauthier de Chazay se tourna alors vers Marianne.

— Il y a longtemps que tu ne m’as servi ni thé ni café, Marianne. J’espère que tu n’as pas oublié.

Les yeux soudain emplis de larmes, à cette remarque qui lui rendait d’un seul coup son enfance et sa place au sein de la famille, elle se dirigea vers la petite table, ôta ses gants qu’elle jeta dans un coin et commença de servir l’odorant breuvage. Attentive à ce qu’elle faisait, elle ne regardait pas son parrain. Aucun d’eux ne parlait. C’est seulement en lui tendant sa tasse qu’elle osa demander :