Au milieu d’un vacarme infernal de cris, de musique, de boniments hurlés sur un contrepoint fait d’aigres appels de trompettes et du lourd battement des grosses caisses, on s’arrêtait devant l’Espagnol incombustible, un maigre garçon olivâtre en costume clinquant qui buvait de l’huile bouillante et se promenait sur des fers rougis sans paraître autrement incommodé, devant le chien tireur de cartes, devant les puces savantes qui traînaient des carrosses miniatures ou se battaient en duel avec des épingles. Sur un tréteau drapé d’orange et de bleu, un grand vieillard barbu à tête de patriarche déclamait :
— Entrez, mesdames et messieurs, nous donnons aujourd’hui, par extraordinaire, une représentation du « Festin de Pierre ou l’Athée foudroyé », comédie en cinq actes avec changement à vue, pluie de feu au cinquième acte, engloutissement et divertissement avec Mlle Malaga. Le célèbre d’Hauterive jouera Don Juan avec toute sa garde-robe ! Faites voir l’habit du quatrième acte ! Regardez : habit mordoré, jabot et manchettes en dentelles de Flandre. Et maintenant, nous vous présentons la jeune Malaga elle-même, pour vous prouver que sa beauté n’est pas une chimère. Paraissez, jeune Malaga !
Fascinée, malgré elle, autant par le bagout du bonhomme, que par l’ambiance colorée, Marianne vit surgir comme une brillante fusée une adolescente brune, ravissante sous des habits de soie bariolée, ses longues tresses noires ornées de sequins brillants, qui salua le public avec une grâce charmante, arrachant un tonnerre d’applaudissements.
— Comme elle est jolie ! s’écria-t-elle. N’est-ce pas dommage de la produire ainsi sur des tréteaux misérables ?
— Il y a beaucoup plus de talent que vous ne l’imaginez dans toutes ces baraques, Marianne. Quant à Malaga, l’on dit qu’elle est de bonne famille, noble même et que son père, ce barbu qui jusque dans son métier de bateleur garde une sorte de grandeur, est un seigneur déchu à la suite de je ne sais quelle sombre histoire. Mais, si vous le voulez, nous reviendrons un soir les applaudir. J’aimerais que vous voyiez danser Malaga en compagnie de Mlle Rose, sa partenaire. Il y a peu de ballerines, à l’Opéra, qui aient tant de grâce... Pour le moment, je crois que nous avons autre chose à faire.
Marianne rougit. Dans cette atmosphère de fête bon enfant, au milieu de toute cette joie bruyante, factice ou réelle, elle avait oublié un instant la raison profonde de leur excursion au boulevard du Temple.
— C’est vrai. Où se trouve ce Salon des Figures puisque nous devons y rencontrer...
Elle n’alla pas plus loin. Il lui était de plus en plus difficile de prononcer le nom de Francis Cranmere. Arcadius, remontant sous son bras le portefeuille contenant les cinquante mille livres en billets à ordre que Marianne était allée chercher le matin même à la banque Laffitte, désigna, un peu plus loin, un grand bâtiment dont la façade néo-grecque cachait à demi une énorme rotonde et qui dominait, avec quelque hauteur, la foule des tentes et des tréteaux.
— Un peu plus loin que le cirque Olympique où Monsieur Franconi donne ses spectacles de cavalerie et que vous voyez là-bas, cette vieille maison dont le balcon coupe quatre colonnes corinthiennes. C’est le Salon des Figures de cire du sieur Curtius. Un endroit très curieux, vous verrez... mais prenez garde où vous posez vos pieds. C’est fort boueux par ici.
En effet, pour éviter les queues en formation devant les théâtres de la Gaîté et de l’Ambigu-Comique où des affiches aux couleurs criardes sollicitaient le client aussi impérieusement que les bonimenteurs, on dut se rabattre vers le couvert des arbres où le sol, détrempé par une grosse pluie tombée vers le matin, se montrait boueux à souhait. Une bande de gamins passa en braillant un refrain de Désaugiers alors fort à la mode :
« La seule prom’nade qu’ait du prix,
La seule dont je suis épris,
La seule où j’m’en donne, où c’que j’ris
C’est l’boul’vard du Temple à Paris. »
— L’intention est bonne mais la rhétorique regrettable, commenta Jolival en protégeant de son mieux Marianne contre les conséquences boueuses de la charge menée par les gamins. Comme il est regrettable de vous faire passer par ici, mais je préfère ne pas longer des façades.
— Pourquoi donc ?
Du geste, Jolival montra une maison basse, blottie entre le Salon des Figures et un petit théâtre en planches encore désert qu’un grand fronton de toile peinte annonçait comme le Théâtre des Pygmées. Le rez-de-chaussée de cette maison était occupé par un estaminet assez vaste dont la porte s’ouvrait sous une enseigne représentant un épi de blé, coupé par une scie.
— Ce lieu enchanteur est le cabaret de l’Epi-Scié, l’un des domaines de notre chère Fanchon-Fleur-de-Lys. Il vaut mieux ne pas l’approcher de trop près.
La seule évocation de l’inquiétante associée de Francis fit frémir Marianne déjà péniblement impressionnée par ce qui allait venir. Elle hâta le pas. Et, en quelques secondes, on fut à destination. Devant la porte du musée de cire, un superbe lancier polonais montait la garde, si bien imité que Marianne dut s’approcher de tout près pour s’assurer que c’était un mannequin, tandis qu’Arcadius, son portefeuille toujours serré sous le bras, allait payer leurs entrées. Ce lancier était d’ailleurs le seul luxe de cette entrée, des plus modestes avec ses deux lampions et l’aboyeur qui, inlassablement, appelait les Parisiens à venir contempler « plus vrais que nature » les puissants du jour.
Ce fut avec méfiance que Marianne pénétra dans une grande salle noire et assez enfumée dans laquelle la lumière pénétrait par des fenêtres qui avaient besoin d’un sérieux nettoyage. Le jour, cependant clair au-dehors, y était gris, brouillé. Cela conférait aux personnages de cire qui la peuplaient une étrange irréalité qui eût peut-être été angoissante si les exclamations et les rires des visiteurs ne se fussent chargés d’alléger l’atmosphère.
— Il fait froid, ici, murmura la jeune femme en frissonnant tandis que sous couleur d’admirer une très martiale reproduction du défunt maréchal Lannes, ils observaient les alentours pour voir si, parmi ces gens réels ou non, ils allaient reconnaître Francis.
— Oui, admit Jolival... et notre ami est déjà en retard.
Marianne ne répondit pas. Son malaise augmentait, peut-être à se trouver au milieu de ces personnages de cire, trop ressemblants. Le groupe principal, qui tenait tout le milieu de la vaste et sombre salle, représentait Napoléon lui-même, à table avec toute sa famille, servis par quelques valets. Tous les Bonaparte étaient là : Caroline, Pauline, Elisa, la sévère Madame Mère, à peine plus rigide que sa réalité dans des voiles de veuve. Mais c’était cet empereur de cire qui gênait le plus Marianne. Elle avait l’impression que ses yeux d’émail pouvaient la voir à cet instant où elle agissait avec tout le mystère d’une conspiratrice. Elle avait envie de fuir, tout à coup, la gêne se mêlant à une crainte instinctive de voir surgir Francis.
Devinant son trouble, Aracadius s’approcha de la table impériale et se mit à rire.
— Vous n’imaginez pas à quel point cette table a reflété l’histoire de France. On a vu ici Louis XV et son auguste famille, Louis XVI et son auguste famille, le Comité de Salut Public et son auguste famille, le Directoire et son auguste famille. Voici maintenant Napoléon et son auguste famille... mais vous remarquerez que l’Impératrice manque. Marie-Louise n’est pas encore prête. D’ailleurs, je ne suis pas très sûr que pour l’exécuter l’on ne récupère pas quelques morceaux de la Pompadour, devenue indésirable. Par contre, ce dont je suis sûr, c’est que ces fruits sont les mêmes depuis Louis XV... la poussière elle aussi doit être d’époque !
Mais la gaieté, feinte d’ailleurs, de Jolival n’arracha à Marianne qu’un faible sourire. Que faisait donc Francis ? Certes, Marianne redoutait de le voir paraître, mais, d’un autre côté, elle avait hâte d’en finir au plus vite et de quitter cet endroit que, pour sa part, elle ne trouvait pas amusant du tout.
Et, soudain, il fut là. Marianne le vit surgir d’un coin plus sombre encore que le reste. Il apparut brusquement, derrière la baignoire où Marat agonisait sous le couteau de Charlotte Corday, vêtu lui aussi en bourgeois, le bord de son chapeau marron et le col de son manteau cachant en partie son visage. Il se dirigea rapidement vers la jeune femme et son compagnon, et Marianne, qui l’avait toujours connu si sûr de lui, put noter avec un peu d’étonnement qu’il jetait autour de lui des regards aussi inquiets que rapides.
— Vous êtes exacts, fit-il brusquement sans se donner la peine de saluer.
— Vous ne l’êtes pas ! riposta sèchement Arcadius.
— J’ai été retenu. Excusez-moi. Vous avez l’argent ?
— Nous avons l’argent, répondit encore Jolival en serrant un peu plus fort son portefeuille contre sa poitrine. Par contre, il ne nous semble pas que Mlle d’Asselnat vous accompagne.
— Je vous la remettrai plus tard. L’argent d’abord. Qui me dit qu’il se trouve bien dans ce portefeuille ? ajouta-t-il en tendant un doigt vers l’objet mentionné.
— Ce qu’il y a d’agréable dans les affaires que l’on traite avec les gens de votre sorte, mylord, c’est l’atmosphère de confiance qui y règne. Voyez vous-même.
Vivement, Arcadius ouvrit le rabat de maroquin, montra les cinquante billets à ordre de mille livres chacun, le referma aussi rapidement et fourra de nouveau contenant et contenu sous son bras.
— Voilà ! fit-il calmement. Maintenant, votre prisonnière !
Francis eut un geste agacé.
— Plus tard, ai-je dit ! Je vous la conduirai ce soir chez vous... Pour le moment, je suis pressé et ne dois pas m’attarder ici. Je ne m’y sens pas en sécurité.
C’était l’évidence même. Depuis qu’il était arrivé, Marianne n’avait pas encore réussi à croiser le regard de Francis tant il était instable et mobile. Mais, cette fois, elle entra en lice. Posant une main sur le portefeuille comme si elle craignait qu’Arcadius ne se laissât aller à quelque intempestive générosité, elle déclara :
— Moins je vous verrai et plus je serai satisfaite, mon cher ! Ma porte ne s’ouvrira jamais pour vous. Il est donc hors de question que vous vous présentiez chez moi, seul ou accompagné. Nous avons passé un marché. Vous venez de constater qu’en ce qui me concernait, ma part était remplie. Maintenant, je vous somme de remplir la vôtre... sinon tout est remis en question.
— Ce qui veut dire ?
— Que vous n’aurez l’argent que lorsque vous m’aurez rendu ma cousine.
L’œil gris de lord Cranmere parut se rétrécir et se chargea d’une lueur menaçante. Il grimaça un sourire.
— Est-ce que vous n’oubliez pas un peu les termes de ce marché, belle dame ? Votre cousine, si ma mémoire est fidèle, n’en était qu’une partie... une très petite partie ! Elle n’était qu’une... garantie de tranquillité pour moi pendant que vous rassembliez cet argent qui est, lui, une garantie de tranquillité pour vous.
Marianne ne broncha pas sous la menace à peine déguisée. Depuis que le fer était engagé, elle avait retrouvé, comme toujours lorsqu’elle avait un combat à livrer, tout son calme et toute son assurance. Elle se permit même le luxe d’un sourire de mépris.
— Je ne l’entends pas ainsi. Depuis l’agréable entretien que vous m’avez imposé, j’ai pris quelques précautions concernant justement ma tranquillité. Vous ne me faites plus peur !
— Ne bluffez pas ! gronda Francis. A ce jeu, je suis plus fort que vous ! Si vous ne me craigniez pas, vous seriez venue les mains vides.
— Aussi ne suis-je venue que pour récupérer ma cousine. Quant à ce que vous appelez un... bluff ? c’est bien ça ?... apprenez qu’hier j’ai vu l’Empereur et que, même, je suis restée plusieurs heures dans son cabinet. Si votre service de renseignements fonctionnait aussi bien que vous le dites, vous sauriez cela !
— Je le sais. Je sais même aussi que l’on s’attendait à vous en voir sortir entre deux gendarmes...
— Mais j’en suis sortie escortée poliment par le valet de chambre de Sa Majesté jusqu’à la voiture impériale qui m’a ramenée chez moi, fit la jeune femme avec une tranquillité qu’elle était bien loin d’éprouver réellement.
Décidée à payer d’audace jusqu’au bout, elle ajouta :
— Distribuez vos libelles, mon cher, cela m’est tout à fait égal. Et, si vous ne me rendez pas Adélaïde, vous n’aurez pas un sou !
Malgré l’inquiétude profonde qu’elle ne pouvait s’empêcher de ressentir, car elle connaissait trop l’âme tortueuse du personnage pour s’imaginer l’avoir vaincu si vite, Marianne goûta une double joie à constater qu’il ne répondait pas tout de suite, semblait perplexe. En lisant sur la figure pointue de son ami, Arcadius, une expression bien proche de l’admiration, elle sentit qu’elle était en train de conquérir un avantage important. Il fallait, à tout prix, que Francis crût réellement que seule, maintenant, Adélaïde était importante pour elle. Non dans le but de garder cet argent du chantage que Jolival serrait si tendrement sur son cœur, mais pour tenter de désamorcer pour l’avenir cette dangereuse mine. Bien sûr, cet avenir appartiendrait peut-être à Jason Beaufort mais, de même qu’elle avait eu horreur d’être considérée comme un objet de scandale par Napoléon, elle refusait de destiner à Beaufort une femme décriée, couverte publiquement de boue. Il était déjà bien suffisant de lui offrir une femme enceinte d’un autre.
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