— Laissons cela, je vous en prie ! Black Fish a notre adresse, il saura bien venir nous raconter la fin de l’histoire.

— Oh ! Elle ne fait aucun doute. Fauche-Borel n’est pas de taille... et vous, vous êtes très fatiguée, n’est-ce pas ?

— Un peu... oui.

Lentement, évitant la foule, ils regagnèrent les alentours du Jardin Turc où ils avaient laissé leur voiture. Jolival fit monter Marianne, jeta l’adresse au cocher et monta à son tour, après avoir placé entre eux deux le portefeuille.

— Qu’allons-nous faire de cela ? demanda-t-il. Il est dangereux de garder chez soi de telles sommes. Déjà, nous avons les vingt mille livres de l’Empereur.

— Demain vous les reporterez à la banque Laffitte... mais à notre nom. Il est possible que nous en ayons encore besoin. Sinon... je les rendrai, tout simplement.

Arcadius approuva de la tête, enfonça son chapeau et s’accota dans son coin comme s’il voulait dormir, mais, au bout d’un moment, il murmura :

— Je voudrais bien savoir où est passée Mlle Adélaïde.

— Moi aussi, dit Marianne, un peu honteuse de constater que la scène dramatique avec Francis lui avait fait momentanément oublier sa vieille cousine.

Mais le principal n’est-il pas qu’elle ne soit plus entre les mains de Fanchon-Fleur-de-Lys ?

— Il faudrait s’en assurer peut-être. Mais quelque chose me dit que nous aurions tort de nous tourmenter pour elle.

Et le silence revint. Plus personne ne parla jusqu’à ce qu’on fût arrivé rue de Lille.

Il était environ 11 heures, ce soir-là, et Marianne était aux mains d’Agathe qui brossait interminablement sa longue chevelure noire, quand Arcadius frappa à la porte de sa chambre et demanda à lui parler d’urgence et seule. Aussitôt, elle envoya sa femme de chambre se coucher.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle tout de suite en alerte par ce préambule mystérieux.

— Adélaïde est là.

— Elle est rentrée ? Comment cela ? Je n’ai pas entendu sonner, ni aucune voiture s’arrêter.

— C’est moi qui ai ouvert. Je faisais quelques pas dans la cour avant d’aller au lit. Eh fait... j’allais sortir moi-même, marcher un peu jusqu’à la Seine et je venais d’ouvrir la petite porte quand je l’ai vue arriver. J’avoue que j’ai eu quelque peine à la reconnaître.

— Pourquoi ? s’écria Marianne tout de suite affolée. Elle n’est pas blessée ou...

— Non, non, rien de tout cela ! coupa Jolival en riant. Je vous réserve la surprise. Elle vous attend en bas. J’ajoute qu’elle n’est pas seule.

Marianne qui allait se précipiter dehors, en nouant seulement le large ruban rose qui fermait son peignoir de guipure, s’arrêta.

— Pas seule ? Avec qui est-elle ?

— Avec celui qu’elle appelle son sauveur. Autant vous prévenir tout de suite, cet ange gardien n’est autre... que Bobèche, l’un des deux pitres du boulevard du Temple que je vous ai montrés tout à l’heure.

— Quoi ? Vous vous moquez ?

— Je n’en ai pas la moindre envie. C’est bien lui. J’ajoute que, ce soir, son aspect est celui d’un homme de bonne compagnie. Voulez-vous le voir ?

— C’est insensé ! Mais pourquoi Adélaïde nous l’a-t-elle ramené ?

— Elle vous le dira elle-même. Je crois qu’elle tient beaucoup à vous le présenter.

Marianne avait eu son compte d’émotions pour la journée mais, outre la satisfaction d’avoir retrouvé sa cousine, elle était poussée par une curiosité plus forte que sa fatigue. Hâtivement, elle tordit ses cheveux en chignon qu’elle attacha de son mieux avec un ruban, puis, passant dans sa garde-robe, elle prit une robe au hasard et l’enfila à la place de son peignoir. Après quoi, elle rejoignit Arcadius qui l’avait attendue dans sa chambre. Il l’accueillit avec un tel sourire qu’elle s’indigna.

— On dirait que cette histoire vous amuse ?

— Ma foi... oui. J’avoue. Et, qui plus est, je pense qu’elle vous amusera aussi dès que vous aurez jeté un coup d’œil sur votre cousine... et cela vous fera tous les biens du monde. Cette maison manque singulièrement de gaieté depuis quelque temps.

Bien que prévenue, Marianne eut un haut-le-corps en apercevant Adélaïde installée dans l’un des fauteuils du salon de musique et dut y regarder à deux fois pour s’assurer qu’il s’agissait bien d’elle. Une extraordinaire perruque blonde apparaissait sous son chapeau à la dernière mode et une épaisse couche de maquillage rendait son visage à peu près méconnaissable. Seuls, les yeux bleus, incroyablement joyeux et pleins de vie, et le grand nez impérieux, lui appartenaient bien en propre, le reste parut à Marianne tout à fait étranger.

Mais, sans paraître remarquer la mine désorientée de sa cousine, Adélaïde courut vers elle dès qu’elle l’aperçut, et l’embrassa sur les deux joues, y laissant quelque peu de ses fards. Machinalement, Marianne lui rendit ses baisers mais s’exclama :

— Mais enfin, Adélaïde, où étiez-vous passée ? Est-ce que vous ne saviez pas que nous étions mortellement inquiets à votre sujet ?

— Je l’espère bien ! fit joyeusement Mlle d’Asselnat, mais vous allez avoir toutes les explications que vous pouvez souhaiter. Auparavant, ajouta-t-elle en allant prendre son compagnon par la main pour l’amener devant Marianne, il vous faut remercier mon ami Antoine Mandelard, autrement dit Bobèche. C’est lui qui m’a sortie de ce bouge où l’on me tenait prisonnière, lui encore qui m’a cachée, protégée...

— ... et invitée à ne pas rentrer à la maison ? coupa Jolival moqueur. Auriez-vous trouvé une vocation au boulevard, ma chère amie ?

— Vous ne croyez pas si bien dire, Jolival !

Marianne, cependant, regardait avec curiosité le grand garçon blond qui s’inclinait correctement devant elle. Il avait un visage ouvert, un sourire franc, des yeux gais et des traits pleins de malice qui lui plaisaient. Il était vêtu de sombre, avec une simplicité qui n’excluait pas une certaine élégance. Elle lui tendit la main.

— Je vous dois beaucoup, monsieur, et je voudrais pouvoir vous l’exprimer mieux qu’en paroles.

— Porter secours à une dame en péril ne mérite aucun remerciement, fit-il avec gentillesse. C’est un simple devoir.

— Comme il a bien dit ça ! soupira Adélaïde. Et si vous êtes si contente que cela de retrouver votre vieille cousine, ma chère, offrez-nous donc une espèce de souper. Nous mourons de faim... moi tout au moins !

— J’aurais dû m’en douter ! fit Marianne en riant. Mais les domestiqués sont couchés. Allez donc mettre le couvert, Adélaïde, je vais voir à la cuisine ce que nous pouvons faire.

Apparemment, la cuisinière était une femme de précautions. Marianne trouva tout ce qu’il fallait pour organiser un très acceptable souper froid et, quelques minutes plus tard, les quatre convives de ce repas improvisé s’installaient autour d’une table brillante de cristaux et d’argenterie où Adélaïde n’avait même pas oublié quelques roses dans un cornet de cristal.

Tout en absorbant une prodigieuse quantité de poulet froid, de salade et de tranches de bœuf fumé de Hambourg, arrosés de Champagne, Mlle d’Asselnat raconta son odyssée. Elle dit comment un valet, portant la livrée de Mme Hamelin, était venu la prier de vouloir bien rejoindre sa cousine chez la créole et comment, à peine montée dans la voiture qui attendait à la porte, elle avait été ligotée, bâillonnée, aveuglée au moyen d’un mouchoir, puis transportée à travers Paris jusqu’à un endroit alors impossible à déterminer. Elle n’avait retrouvé l’usage de ses sens qu’une fois parvenue à destination : un réduit fermé de planches mal jointes, pris sur une grande cave éclairée par un soupirail placé trop haut pour qu’il soit possible de l’atteindre même en escaladant le tas de charbon qui formait, avec une brassée de paille, le plus clair de l’ameublement de cette curieuse prison.

— Par les interstices des planches, continua Adélaïde en se taillant une large part d’un brie crémeux qui était son fromage préféré, je pouvais voir la cave qui prolongeait mon logis. Des tonneaux, des bouteilles vides ou pleines, des pots de toute sorte et un matériel complet de sommelier l’encombraient. On y respirait, en outre, une forte odeur de vin et d’oignons dont il pendait des chapelets au plafond. Aussi au vacarme de pas qui allaient et venaient sans cesse au-dessus de ma tête, aux voix plus ou moins avinées qui me parvenaient, je conclus que cette cave était celle d’un cabaret.

— J’espère au moins, fit Arcadius moqueur, que dans un lieu aussi bien fourni on ne vous a pas laissée mourir de soif ?

— De l’eau ! fit Adélaïde avec rancune, voilà tout ce que j’ai eu et du pain à peine mangeable ! Dieu que ce brie est bon ! J’en reprends !

— Mais, dit Marianne, vous avez tout de même vu quelqu’un dans ce bouge ?

— Bien sûr ! J’ai vu une abominable vieille, vêtue comme une reine et que l’on appelait Fanchon. Elle m’a laissé entendre que mon sort dépendait uniquement de vous et d’une certaine somme d’argent que vous deviez payer. Je dois dire que notre entretien a beaucoup manqué de cordialité et que la moutarde m’est montée au nez quand cette vieille a prétendu me donner des leçons de patriotisme. Oser vilipender l’Empereur et glorifier cette outre à deux pattes qui se fait appeler le roi Louis XVIII ! Ma foi, elle n’est pas près d’oublier la paire de claques que je lui ai administrée. Si on ne me l’avait pas ôtée des mains, je la tuais !

Jolival se mit à rire.

— Cela n’a pas dû l’inciter à améliorer votre ordinaire, ma pauvre Adélaïde, mais je vous félicite de tout mon cœur. Permettez que je baise cette main si fine et si vigoureuse.

— Voilà pour la prison, dit Marianne. Mais comment en êtes-vous sortie ?

— Je crois que, pour cela, il vaut mieux vous adresser à mon ami Bobèche. Il vous dira tout le reste.

— Oh ! c’est assez simple fit le jeune homme avec un sourire qui semblait s’excuser d’attirer l’attention sur lui, le cabaret de l’Epi-Scié étant notre voisin immédiat, nous y allons assez fréquemment, mon ami Galimafré et moi-même, pour nous rafraîchir. Ils ont un petit vin de Suresnes qui n’est pas désagréable. Je dois dire que nous y allons aussi pour voir et écouter, car nous n’avons pas été sans remarquer lès nombreuses allées et venues de personnages plus étranges que la normale, et nous n’avons pas tardé à découvrir que ce cabaret était un lieu plein d’intérêt. Personnellement, j’y vais assez peu souvent par prudence, mais Galimafré y fait de longues stations. Son air naïf, sa balourdise qui n’est, je vous le jure, qu’apparente, font que l’on ne se méfie pas de lui. On le croit simple d’esprit et l’on attribue son succès à son grand naturel. Or, Galimafré sous ses paupières tombantes et son air endormi cache un œil vif et un esprit alerte... l’un et l’autre tout au service de Sa Majesté l’Empereur, comme moi-même.

En prononçant le nom de l’Empereur, Bobèche se leva, son verre en main et salua. Ce qui lui valut un beau sourire de Marianne. Ce baladin lui plaisait. Peu importait qu’il fût le fils d’un tapissier du faubourg Saint-Antoine ! Débarrassé de son maquillage et de son costume trop voyant, il avait une sorte de distinction et une gentillesse auxquelles la jeune femme était sensible... comme d’ailleurs aux regards discrètement admiratifs dont il la couvrait. Elle était heureuse de plaire à un homme qui s’avouait aussi simplement fidèle serviteur de Napoléon. Un instant, elle se demanda s’il était l’un des nombreux agents de Fouché, mais qu’il le fût ou non n’avait après tout que très peu d’importance. A quoi bon s’attacher à la façon dont il servait son maître, puisqu’il le servait ? Par contre, elle remarqua aussi la mine émerveillée avec laquelle Adélaïde, oubliant de manger, écoutait le jeune homme. Et, un instant, elle se demanda s’il ne lui inspirait pas un peu plus que de la reconnaissance... Bobèche, cependant, poursuivait son récit :

— Galimafré remarqua l’autre soir que l’on descendait dans la cave de la maison un pain qui ne devait pas avoir grand-chose à y faire, à moins qu’il ne fût destiné à quelqu’un et, tard dans la nuit, nous sommes allés explorer la ruelle, le boyau plutôt, qui sépare notre Théâtre des Pygmées du cabaret. Nous savons depuis longtemps que, derrière un tas d’objets de rebus et d’ordures, il y a un soupirail qui ouvre sur la cave de l’Epi-Scié. Cela nous a permis d’être témoins d’un entretien assez orageux entre Mademoiselle et Fanchon Désormeaux. Cela nous a éclairés et...

— ... et la nuit suivante, conclut joyeusement Adélaïde, ils sont revenus avec des outils et une corde à nœuds. Les outils pour ouvrir le soupirail, la corde pour me tirer de la cave. Je ne me serais jamais crue aussi agile !