— Décidément, songeait Marianne mélancoliquement, les deux femmes en qui j’ai vraiment confiance, les deux seules que j’aime réellement, ont toutes deux été emportées par un vent d’amour irrésistible. Moi seule traîne un amour inutile et qui, pour le moment, ne semble intéresser que moi.

Napoléon, un jour, citant Ovide en riant, lui avait dit que l’amour était une espèce de service militaire. Pour Marianne c’était pire encore : une sorte d’entrée en religion avec, pour seuls compagnons, la solitude et les souvenirs qui ne faisaient qu’aggraver un pénible sentiment de frustration.

Or, un matin qui, selon le calendrier, était celui du lundi 19 avril et à l’heure du petit déjeuner, Fortunée tomba sans prévenir chez son amie. Vêtue un peu à la diable, coiffée n’importe comment, ce qui chez elle était signe de grand trouble, elle embrassa distraitement Marianne, lui assura qu’elle avait une « mine éblouissante », ce qui était pour le moins exagéré, et s’affala dans un petit fauteuil en réclamant à Jérémie un grand pot de café très fort avec beaucoup de sucre.

— Tu ferais mieux de boire du chocolat ! remarqua Marianne alarmée par les effets que pouvait avoir cette grande débauche de café sur quelqu’un de visiblement agité. C’est très excitant le café, tu sais ?

— Je veux être excitée, exaspérée, hors de moi ! Je veux que la colère continue à bouillonner en moi, s’écria la créole dans un grand élan dramatique. Il faut que je me souvienne longtemps de la perfidie des hommes. Retiens bien cela, malheureuse ! Croire ce que murmure un homme, c’est croire à ce que racontent les courants d’air. Le meilleur est un monstre abject et nous sommes toutes de pauvres victimes.

— Si je comprends bien, ton hussard a fait des siennes ? fit Marianne à qui la grande fureur de Fortunée faisait l’effet d’une bouffée d’air frais.

— C’est un misérable, affirma la jeune femme en se servant une solide portion d’œufs brouillés qu’elle accompagna de vastes tartines beurrées. Conçois-tu cela ? Un homme que j’aime depuis des années, que j’ai soigné durant des jours et des nuits avec un dévouement de fille de Saint-Vincent ? Me faire ça ?

Marianne retint un sourire. Les dispositions où elle avait laissé Fortunée et le beau Fournier, au soir du mariage impérial, n’avaient en effet que de très lointains rapports avec l’apostolat de la pieuse charité.

— Ça ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que c’est au juste ?

Fortunée eut un petit rire sec, tout à fait dépourvu de gaieté, mais qui n’en était pas moins amusant dans sa résonance tragique.

— Presque rien ! Imagines-tu qu’il a osé amener avec lui, à Paris, cette Italienne ?

— Quelle Italienne ?

— Une fille de Milan... je ne sais même plus son nom ! Une folle qui s’est amourachée de lui là-bas au point de tout abandonner pour le suivre, famille, fortune. On m’avait bien dit qu’il l’avait ramenée avec lui et installée dans son Périgord natal, à Sarlat où il a une maison, mais je ne voulais pas le croire. Or, non seulement elle était bien à Sarlat, mais encore elle est venue avec lui jusqu’ici ! C’est un comble, non ?

— Comment l’as-tu appris ?

— C’est lui qui me l’a dit ! Tu ne peux pas avoir idée du cynisme de ce garçon ! Il m’a quittée, cette nuit, en me disant simplement qu’elle devait commencer à se faire du souci à son sujet – il avait osé, étant chez moi, lui envoyer un message pour lui apprendre qu’il était blessé et devait être soigné dans une maison qu’elle ne pouvait venir – et qu’il était temps, pour lui, d’aller la rejoindre ! Je l’ai jeté dehors ! Et j’espère bien qu’elle va en faire autant, cette dinde !

Cette fois Marianne ne put y tenir plus longtemps. Elle se mit à rire, ce qui lui parut étrange car, depuis trois semaines, c’était bien la première fois.

— Tu as tort de te mettre dans cet état. S’il est resté enfermé avec toi pendant quinze jours, il a certainement beaucoup plus besoin de repos et de sommeil que de passion. Et, après tout, il était en convalescence, cet homme ! Laisse-le donc rejoindre son Italienne. Si elle vit avec lui, elle doit avoir dans sa maison une sorte de statut conjugal, et, au fond, c’est toi qui as le beau rôle. Tu peux lui abandonner les joies du pot-au-feu !

— Le pot-au-feu ? Avec lui ? On voit bien que tu ne le connais pas ! Sais-tu ce qu’il m’a demandé en partant ?

Marianne fit signe que non. Il valait mieux que Fortunée continuât à croire qu’en effet elle ne connaissait pas du tout Fournier.

— Il m’a demandé ton adresse, lança-t-elle triomphalement.

— Mon adresse ? Pour quoi faire ?

— Pour te rendre visite. Il pense qu’avec ton « immense crédit » auprès de l’Empereur, tu pourrais obtenir sans peine sa réintégration dans l’armée. Ce en quoi il commet une lourde erreur.

— Pourquoi ?

— Parce que Napoléon le déteste déjà bien suffisamment sans avoir à se demander, de surcroît, quelles sont au juste ses relations avec toi.

C’était l’évidence même. D’ailleurs, Marianne n’avait aucune envie de revoir le bouillant général avec son regard impudent et ses mains trop agiles. Qu’il eût l’audace de songer à lui demander son aide était tout de même un peu fort, étant donné la façon dont ils avaient fait connaissance. Et puis, elle en avait assez de ces hommes qui avaient toujours quelque chose à lui demander, qui ne donnaient jamais rien pour rien... Aussi fut-ce avec sécheresse qu’elle déclara :

— Je regrette de te dire cela, Fortunée, mais je ne m’occuperai jamais de ton hussard. Au surplus, Dieu seul sait quand je reverrai l’Empereur.

— Bravo ! approuva Fortunée. Laisse mes tendres amis se débrouiller tout seuls, tu n’as déjà pas trop à t’en louer, n’est-ce pas ?

Marianne haussa les sourcils.

— Que veux-tu dire ?

— Que je n’ignore rien de la façon ignoble dont Ouvrard s’est conduit avec toi. Que veux-tu, Jonas a l’oreille particulièrement fine... et il adore écouter aux portes !

— Oh ! fit Marianne soudain très rouge. Tu sais ? Et, bien sûr, tu as dit quelque chose à Ouvrard ?

— Rien du tout ! Mais il ne perdra rien pour attendre. Je saurai bien, sois tranquille, nous venger l’une et l’autre avant qu’il soit longtemps. Quant à toi, je me jetterais dans le feu à ta place si besoin était. Tu n’as qu’à parler ! Je suis à toi corps et âme ! Tu as toujours besoin d’argent ?

— Non, plus maintenant. Tout va bien.

— L’Empereur ?

— L’Empereur, approuva Marianne non sans peine devant ce nouveau mensonge, mais elle ne voulait pas raconter à Fortunée sa rencontre avec son parrain et ce qui s’en était suivi.

Elle n’avait pas le droit de parler de son insupportable situation, de l’enfant à venir, du mariage auquel elle était contrainte et, au fond, c’était mieux ainsi. Fortunée, douée d’une religiosité légère qui tenait davantage de la superstition et se teintait fortement de paganisme, n’aurait pas compris. C’était une petite créole insouciante et impudique et elle eût, sans sourciller, étalé au grand jour une armée de bâtards, fruits de ses multiples passions, si la nature ne l’avait créée aussi habile en amour. Marianne savait que, de toutes ses forces, elle eût combattu les projets du cardinal, et le genre de conseils qu’elle eût donné à son amie n’était guère difficile à deviner : aller informer Napoléon de sa prochaine maternité, se laisser marier par lui au premier imbécile venu... et ensuite se consoler avec autant d’amants qu’il lui en tomberait sous les griffes. Mais Marianne ne voulait pas, même pour sauver son honneur et celui de l’enfant, mettre sa main dans une main vile et bassement intéressée. Jason n’avait rien de vil et elle connaissait assez son parrain pour être certaine que l’homme choisi par lui, le cas échéant, n’obéirait pas, en l’épousant, à un bas calcul : elle n’aurait pas à le mépriser ni à se mépriser elle-même... En vérité, il valait mieux, à tous les points de vue, ne rien dire à son amie. Il serait temps après... ou, tout au moins, dès que Jason serait là... s’il arrivait un jour...

Perdue dans cette songerie triste et, malheureusement, familière, Marianne ne s’était pas rendu compte que le silence était tombé entre elle et Fortunée ni de l’attention avec laquelle, maintenant, son amie la regardait. Mais tout à coup, Fortunée dit, très sérieusement :

— Tu as des ennuis, n’est-ce pas ? Ton mari ?

— Lui ? On l’a arrêté, fit Marianne avec un petit rire, mais il paraît qu’il s’est échappé trois jours après.

— Echappé ? D’où ?

— Mais... de Vincennes !

— De Vincennes ! s’écria Fortunée péremptoire, ce n’est pas possible ! On ne s’évade pas de Vincennes ! S’il s’en est échappé, c’est qu’on l’y a aidé. Et il faut être diablement puissant pour obtenir ce beau résultat. As-tu une idée ?

— Mais... non.

— Allons donc ! Non seulement tu as une idée, mais tu as la même que moi. Personne n’a rien su de cette évasion et je parierais que l’Empereur l’ignore... comme il doit d’ailleurs ignorer l’incarcération. Or, veux-tu me dire qui est assez fort pour faire filer de Vincennes un espion anglais sans que personne ne le sache et sans que les journaux n’en parlent ?

— Mais enfin, il y a les geôliers, le greffe...

— Veux-tu parier que, si nous allions à la prison, nous ne trouverions que de bonnes figures naïves et les plus convaincantes dénégations : personne ne saurait de quoi nous voulons parler. Non, selon moi, l’affaire est signée... mais ce que je ne comprends pas, c’est la raison pour laquelle Fouché a laissé filer un ennemi.

— Et encore, tu ne sais pas tout...

Rapidement, Marianne retraça pour son amie la scène qui s’était déroulée au Salon des Figures de Cire et rapporta les affreuses confidences de Black Fish. Fortunée l’écouta avec une expression significative et soupira enfin :

— C’est immonde ! La seule chose que j’espère, pour l’honneur de Fouché, c’est qu’il ignore tout ceci.

— Comment l’ignorerait-il ? Crois-tu que Black Fish le lui ait caché ?

— Il n’est pas certain qu’il ait pu voir le ministre après l’arrestation. Fouché pouvait être à Compiègne, ou sur sa terre de Ferrières. De plus, quand il a été informé de l’arrestation, il ne s’est certainement pas empressé de voir celui qui l’avait provoquée, d’entendre ses raisons... qui pouvaient être gênantes : la preuve ! C’est un renard subtil que notre ministre et si je dis qu’il ignore peut-être les exploits cynégétiques de ton... enfin de cet Anglais, c’est parce que c’est tout à fait possible et parce que cela lui ressemblerait assez. Mais je t’affirme que je le saurai.

— Comment feras-tu ?

— C’est mon affaire. De même que je saurai la raison de cette étrange indulgence envers un espion anglais.

— Arcadius prétend que Fouché a entrepris, sans l’aveu de l’Empereur, des négociations avec l’Angleterre, négociations qui passeraient par des banquiers : Labouchère, Baring... et Ouvrard !

Les yeux sombres de Mme Hamelin s’illuminèrent d’une joie maligne.

— Tiens tiens !... Cela expliquerait bien des choses, mon cœur. J’ai remarqué, en effet, qu’il se passait ces temps-ci de curieuses choses aux alentours de l’hôtel de Juigné, comme aux environs de la banque du cher Ouvrard. Si Jolival, qui est homme de grand jugement, a vu juste, il doit être question pour tous ces messieurs de très fortes sommes... en dehors du bien de la France qui est le cadet de leurs soucis ! Et comme je suis d’un naturel curieux, je vais tirer toute cette belle affaire au clair.

— Comment vas-tu faire ? demanda Marianne inquiète de voir son amie se lancer sur ce dangereux sentier de la guerre.

Fortunée se leva et alla déposer un baiser maternel sur le front de Marianne.

— Ne fatigue pas ta jolie tête avec ces tortueuses histoires et laisse-moi faire ! Je te promets que nous rirons bien et que ni Ouvrard ni Fouché ne l’emporteront en Paradis... ou plutôt dans l’enfer qui les attend. Pour le moment, va t’habiller et viens avec moi.

— Où veux-tu aller ? protesta Marianne avec une visible répugnance en se recroquevillant dans son fauteuil comme pour défier son amie de l’en sortir.

— Dans Paris, faire des courses. Il fait un temps superbe. Contrairement à ce que je t’ai dit, tu as une mine affreuse, cela te fera tous les biens du monde de prendre l’air.

Marianne fit la grimace. Il lui semblait que si elle sortait, ne fût-ce qu’une minute, Gracchus en profiterait pour arriver !

— Allons, insista Fortunée, viens avec moi. J’ai un petit souper, demain soir, et il faut que j’aille chez Cheret au Palais-Royal voir s’ils ont des huîtres. Viens avec moi, cela te changera les idées. Ce n’est pas bon de rester claquemurée ainsi, à ruminer tes idées noires... et ta peur ! Car tu as peur, n’est-ce pas ?