— Ainsi, fit-elle lentement, la reine Guenièvre a enfin trouvé le bonheur auprès du chevalier Lancelot ?
— Tandis que le roi Arthur s’apprête à batifoler avec une plantureuse Germaine ! acheva Fortunée. Tu vois, les romans n’ont pas toujours raison. Qu’attends-tu pour en faire autant ? Choisis un consolateur ! Tiens, je vais t’aider.
Fortunée retournait déjà vers le secrétaire. Marianne l’arrêta du geste :
— Non. C’est inutile ! Je n’ai pas envie d’entendre les fadaises du premier beau garçon venu. Je l’aime trop, tu comprends ?
— Cela n’empêche pas ! insista Fortunée têtue. J’adore Montrond, mais si j’avais dû lui rester fidèle depuis qu’il est exilé à Anvers, je serais devenue folle.
Marianne renonça une bonne fois à faire admettre son point de vue à son amie. Fortunée était douée d’un tempérament exigeant et, contrairement à ce qu’elle pensait, aimait l’amour plus qu’elle n’aimait les hommes. Ses amants ne se comptaient plus, le dernier en date étant le financier Ouvrard qui, s’il était bien moins beau que l’irrésistible Casimir de Montrond, compensait cette infériorité par une énorme fortune dans laquelle les petites dents de Mme Hamelin trouvaient grand plaisir à croquer, le tout de la meilleure foi du monde. Néanmoins, et pour en finir, Marianne soupira :
— Malgré son mariage, je ne veux pas manquer à l’Empereur. Il le saurait immanquablement et ne me le pardonnerait pas, ajouta-t-elle très vite, pensant que Fortunée pouvait comprendre cet argument-là. Et puis, je te rappelle que j’ai, quelque part, un authentique époux qui peut resurgir d’une minute à l’autre.
Tout son enthousiasme envolé, Fortunée revint s’asseoir auprès de Marianne et, soudain grave, demanda :
— Tu n’as aucune nouvelle ?
— Aucune. Simplement, hier soir, un mot de Fouché me disant que l’on n’a encore rien trouvé... et que même ce vicomte d’Aubécourt demeure, invisible. Je crois pourtant que notre ministre cherche activement. D’ailleurs, Arcadius de son côté passe ses jours et ses nuits à courir Paris dont il connaît les recoins aussi bien qu’un policier professionnel.
— C’est tout de même étrange...
A cet instant, et comme pour matérialiser les paroles de Marianne, la porte du salon s’ouvrit et Arcadius de Jolival apparut, une lettre à la main, saluant les deux femmes avec grâce. Comme toujours, son élégance était irréprochable : symphonie vert olive et gris rehaussée par l’éclat neigeux de la chemise de batiste sur laquelle ressortait la brune figure de souris, les yeux vifs, la barbiche et la moustache noires de l’homme de lettres-impresario et indispensable compagnon de Marianne.
— Notre amie me dit que vous passez votre temps dans les bas-fonds de Paris et cependant vous avez l’air de sortir d’une boîte ! lui lança Fortunée avec bonne humeur.
— Pour aujourd’hui, répondit Arcadius, je n’étais pas dans un si mauvais lieu, mais bien chez Frascati où j’ai dégusté force glaces en écoutant bavarder quelques jolies filles. Et je n’ai pas couru de risque plus grave qu’un sorbet à l’ananas échappé à Mme Récamier et qui a manqué de fort peu mon pantalon.
— Toujours rien ? demanda Marianne dont le visage soudain tendu formait un contraste profond avec les mines souriantes de ses compagnons.
Mais Jolival ne parut pas remarquer l’angoisse dans la voix de la jeune femme. Jetant, d’un geste négligent, la lettre qu’il tenait sur le tas de celles qui attendaient déjà, il se mit à contempler avec attention la sardoine gravée qu’il portait à la main gauche.
— Rien !, fit-il avec insouciance. L’homme à l’habit bleu semble s’être dissous en fumée comme le génie des contes persans. Par contre, j’ai vu le directeur du théâtre Feydeau, ma chère ! Il s’étonne de n’avoir plus de vos nouvelles depuis la mémorable soirée de lundi.
— J’ai fait prévenir que j’étais souffrante, coupa Marianne avec humeur. Cela devrait lui suffire.
— Malheureusement cela ne lui suffit pas ! Mettez-vous à sa place : il a trouvé une étoile de première grandeur, cet homme-là, et elle s’éclipse sitôt apparue. Or, justement, il déborde de projets pour vous, des projets tous plus autrichiens les uns que les autres, bien entendu : il envisage de monter « l’Enlèvement au Sérail », puis un concert composé uniquement de lieder et...
— Il ne peut pas en être question ! s’écria Marianne avec impatience. Dites à cet homme que d’abord je n’appartiens pas à la troupe régulière de l’Opéra-Comique. J’étais seulement en représentation à la salle Feydeau.
— Et notre homme le sait bien, soupira Arcadius, et d’autant plus que d’autres propositions sont arrivées et qu’il ne l’ignore pas. Picard voudrait vous voir jouer, à l’Opéra, les fameux « Bardes » qui plaisent tant à l’Empereur et Spontini, pour sa part, alléguant votre... dirai-je italianité ? vous réclame pour donner avec les Italiens « Le Barbier de Séville » de Paesiello. Ensuite, les salons...
— Assez ! coupa Marianne agacée. Je ne veux pas entendre parler de théâtre en ce moment. Je suis incapable du moindre travail convenable... et puis je me cantonnerai peut-être dans les concerts.
— Je crois, intervint Fortunée, qu’il vaut mieux la laisser tranquille. Elle n’est pas à toucher avec des pincettes !
Elle se leva, embrassa affectueusement son amie, puis ajouta :
— Tu ne veux vraiment pas venir souper chez moi ce soir ? Ouvrard m’amène quelques bons convives... et quelques beaux garçons.
— Non, vraiment ! A part toi, je n’ai envie de voir personne et surtout pas des gens drôles. A bientôt.
Tandis qu’Arcadius accompagnait Mme Hamelin à sa voiture, Marianne, avec un soupir de lassitude, alla s’asseoir devant le feu, sur un coussin qu’elle jeta à terre. Elle se sentait frissonner. Peut-être qu’à force de se prétendre malade elle l’était devenue réellement ? Mais non, c’était seulement son cœur qui était malade, assailli qu’il était par le doute, l’inquiétude et la jalousie. Dehors, la nuit venait, froide et pluvieuse, tellement accordée à son humeur qu’un instant la jeune femme contempla avec sympathie les fenêtres noires entre leurs rideaux de damas doré. Que venait-on lui parler de travail ? Comme les oiseaux, elle ne pouvait chanter vraiment bien que lorsque son cœur était léger. De plus, elle n’avait pas envie de se couler dans le moule étroit, souvent si conventionnel, des personnages d’opéra. Peut-être qu’après tout, elle n’avait pas une vraie vocation artistique ? Les propositions qu’on lui faisait ne la tentaient pas... ou bien était-ce uniquement l’absence de l’homme aimé qui lui valait cette curieuse répugnance ?
Quittant la fenêtre, son regard remonta vers la cheminée, s’arrêta sur le grand portrait qui en faisait l’ornement et, à nouveau, la jeune femme frissonna. Dans les yeux sombres du bel officier de Mestre-de-Camp-Général, il lui semblait tout à coup découvrir une sorte d’ironie teintée de pitié méprisante pour la créature désabusée assise à ses pieds. Dans la lumière chaude des bougies, le marquis d’Asselnat avait l’air de surgir du fond brumeux de sa toile pour faire honte à sa fille de se montrer si peu digne de lui, comme d’ailleurs d’elle-même. Et si clair était le langage muet du portrait que Marianne se sentit rougir. Comme malgré elle, la jeune femme murmura :
— Vous ne pouvez pas comprendre ! Votre amour, à vous, a été si simple que la mort partagée vous a paru sans doute la suite logique et l’accomplissement même de cet amour dans sa forme la plus parfaite. Mais moi...
Le pas léger d’Arcadius sur le tapis interrompit le plaidoyer de Marianne. Un instant, il contempla la jeune femme, tache de velours noir sur le décor lumineux du salon, plus ravissante peut-être dans sa mélancolie que dans l’éclat de la joie. La proximité du feu mettait une teinte chaude à ses hautes pommettes et allumait des reflets d’or dans ses yeux verts.
— Il ne faut jamais regarder en arrière, dit-il doucement, ni prendre conseil du passé. Votre empire, à vous, c’est l’avenir.
Vivement, il alla jusqu’au secrétaire, reprit la lettre qu’il avait apportée en arrivant et la tendit à Marianne.
— Vous devriez au moins lire celle-là ! Un courrier crotté jusqu’aux yeux la remettait à votre portier lorsque j’arrivais, en mentionnant que c’était urgent... un courrier qui avait dû fournir une longue course par mauvais temps.
Le cœur de Marianne manqua un battement. Se pouvait-il que ce fût, enfin, des nouvelles de Compiègne ? Elle saisit la lettre, regarda la suscription qui ne lui apprit rien car elle ne connaissait pas l’écriture, puis le cachet noir sans aucun relief. D’un doigt nerveux, elle le fit sauter, ouvrit le pli qui ne portait pas non plus de signature, mais simplement ces quelques mots :
« Un fervent admirateur de la signorina Maria-Stella serait au comble de la joie si elle acceptait de le rencontrer ce mardi 27 au château de Braine-sur-Vesle, à la nuit close. Le domaine se nomme La Folie, mais c’est sans doute le nom qui convient à la prière de celui qui attendra... Prudence et discrétion. »
Le texte était étrange, le rendez-vous plus encore. Sans un mot Marianne tendit la lettre à Arcadius. Elle le vit parcourir rapidement le message puis relever un sourcil.
— Curieux ! fit-il. Mais à tout prendre compréhensible.
— Que voulez-vous dire ?
— Que l’archiduchesse foule désormais le sol de France, que l’Empereur est tenu, en effet, à une grande discrétion... et que le village de Braine-sur-Vesle se trouve sur la route de Reims à Soissons. A Soissons où la nouvelle impératrice doit faire halte ce même 27 au soir.
— Ainsi, selon vous, cette lettre est de « lui » ?
— Qui d’autre pourrait vous donner pareil rendez-vous dans semblable région ? Je pense que... (Arcadius hésita devant le nom que l’on cachait si soigneusement puis enchaîna :) qu’il souhaite vous donner une ultime preuve d’amour en passant quelques instants auprès de vous au moment même où arrive la femme qu’il épouse par raison d’Etat. Cela devrait répondre à vos angoisses.
Mais Marianne n’avait plus besoin d’être convaincue. Le sang aux joues, les yeux étincelants, reprise tout entière par sa passion, elle ne pensait plus qu’à la minute, proche maintenant, qui la ramènerait dans les bras de Napoléon. Arcadius avait raison : il lui donnait là, malgré les précautions dont il s’entourait, une grande, une merveilleuse preuve d’amour.
— Je partirai dès demain, déclara-t-elle. Dites à Gracchus de me préparer un cheval.
— Vous ne prenez pas la voiture ? Il fait un temps affreux et il y a une trentaine de lieues.
— On me recommande la discrétion, fit-elle avec un sourire. Un cavalier attire moins l’attention qu’une élégante voiture avec cocher et tout le reste. Je monte parfaitement à cheval, vous savez ?
— Moi aussi, répliqua Jolival du tac au tac. Aussi dirai-je à Gracchus de seller deux chevaux. Je vous accompagne.
— Est-ce bien utile ? Vous ne croyez pas que...
— Je crois que vous êtes une jeune femme, que les routes ne sont pas souvent sûres, que Braine n’est qu’une bourgade et qu’on vous y donne rendez-vous à la nuit close dans un domaine que je ne connais pas. N’allez pas vous imaginer que je me méfie de... qui vous savez, mais je ne vous quitterai que lorsque je vous saurai en bonnes mains. Après quoi, j’irai dormir à l’auberge.
Le ton était sans réplique et Marianne n’insista pas. Après tout, la compagnie d’Arcadius était bonne à prendre surtout pour une expédition qui durerait bien trois jours aller et retour. Mais elle ne put s’empêcher de penser que tout cela était un peu compliqué et que les choses eussent été bien plus simples si l’Empereur l’eût emmenée à Compiègne et installée, comme elle le souhaitait, dans une maison de la ville. Il est vrai que, selon les mauvaises langues, la princesse Pauline Borghèse était à Compiègne avec son frère et qu’elle avait auprès d’elle sa dame d’honneur préférée, cette Christine de Mathis qui avait précédé Marianne dans les bonnes grâces de Napoléon.
— Qu’est-ce que je vais imaginer ? songea tout à coup Marianne. Je vois des rivales partout. En vérité, je suis trop jalouse. Il faut que je me surveille davantage.
La porte d’entrée, claquant bruyamment dans le vestibule, vint interrompre à propos son monologue. C’était Adélaïde qui rentrait du salut où elle se rendait presque chaque soir, moins par pitié d’ailleurs, selon Marianne, que pour voir du monde et s’intéresser aux gens du quartier. En effet, Mlle d’Asselnat, curieuse comme une chatte, en ramenait toujours un plein chargement d’anecdotes et d’observations qui prouvaient simplement que l’autel n’avait pas eu le monopole de son attention.
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