— ... un valet glacial est venu jusqu’à la grille et m’a expliqué, en hurlant pour couvrir les aboiements des dogues, que son maître ne recevant jamais personne, il était inutile de perquisitionner chez lui pour voir si l’un de ces sacrés évêques s’y cachait ! Là-dessus, sans rien vouloir écouter de plus, il m’a tourné le dos et il est reparti aussi tranquillement que si nous n’existions pas. Je n’avais pas assez d’hommes pour investir sa sacrée villa mais, sacrebleu, ça ne se passera pas comme ça ! Allez, vous autres, en selle. On va montrer à ce Sant’Anna ce qu’il en coûte de se moquer des ordres de Sa Majesté l’Empereur et de Son Altesse Impériale la Grande-Duchesse !

Un concert d’approbation salua cette belliqueuse déclaration.

— Si la signorina veut m’attendre un instant, chuchota précipitamment Orlandi qui était devenu tout pâle, il faut que je m’en mêle. Holà ! Monsieur l’officier !

— Qu’est-ce que tu veux ! grogna l’homme en colère. Donne-moi un pichet de chianti et vite ! J’ai soif et je suis pressé.

Mais au lieu d’obtempérer, Orlandi secoua la tête.

— Excusez l’audace mais... si j’étais vous, monsieur l’officier, je n’essaierais pas de voir le prince Sant’Anna... d’abord parce que vous n’y arriverez pas, ensuite parce que très certainement Son Altesse Impériale vous le reprochera.

Le vacarme cessa d’un seul coup. L’officier, écartant ses camarades, vint vers Orlandi. Marianne recula jusqu’à l’ombre de l’escalier pour éviter d’être remarquée.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Pourquoi est-ce que je n’y arriverai pas ?

— Parce que personne n’y ait jamais arrivé. N’importe qui, à Lucques, vous en dira tout autant. Le prince Sant’Anna on sait qu’il existe... mais on ne l’a jamais vu !... personne que les deux ou trois serviteurs attachés à son service particulier. Tous les autres... et il y en a beaucoup, ici et dans les autres demeures du prince, n’ont jamais aperçu qu’une silhouette. Mais jamais un visage, jamais un regard. Tout ce qu’ils connaissent de lui, c’est le son de sa voix.

— Il se cache ! clama le capitaine. Et pourquoi se cache-t-il, hein, aubergiste ? Est-ce que tu sais pourquoi il se cache ? Si tu ne le sais pas, je te le dirai parce que je le saurai bientôt.

— Non, monsieur l’officier, vous ne le saurez pas... ou craignez la colère de la Grande-Duchesse Elisa qui, comme les grands-ducs, ses prédécesseurs, a toujours respecté la claustration du prince.

Le soldat se mit à rire, mais son rire sonna un peu faux aux oreilles de Marianne qui, intéressée malgré elle par cette étrange histoire, écoutait de toute son attention.

— Pas possible ? Mais c’est le Diable, alors, ton prince.

Avec un frisson superstitieux, Orlandi se signa précipitamment trois ou quatre fois et dans son dos, pour que l’officier ne le vît pas, pointa deux doigts en cornes afin de conjurer le mauvais sort.

— Ne dites pas des choses comme ça ! monsieur l’officier. Non, le prince n’est pas... enfin qui vous venez de nommer. On dit que, depuis sa petite enfance, il traîne une maladie terrible et que c’est pour cela qu’on ne l’a jamais vu. Jamais ses parents ne l’ont montré. Peu après sa naissance, ils sont partis au loin et ils y sont morts. Il est revenu, seul... ou tout au moins avec les serviteurs dont j’ai parlé, qui l’ont vu naître et qui mènent tout.

Plus impressionné qu’il ne voulait l’admettre, l’officier hocha la tête.

— Et il vit toujours dans ce domaine fermé de murs, de grilles et de serviteurs ?

— Parfois, il s’en va... sans doute pour une autre de ses propriétés, toujours avec son majordome et son chapelain, mais on ne le voit jamais ni partir ni arriver.

Le silence tomba, si pesant, tout à coup, que l’officier pour le secouer essaya de rire. Tourné vers ses camarades qui écoutaient, figés, il s’écria :

— C’est un farceur, votre prince ! Ou alors c’est un fou ! Et nous, les fous, on n’aime pas ça ! Si tu dis que la Grande-Duchesse n’aimerait pas qu’on l’attaque, on n’attaquera pas. On a d’ailleurs suffisamment à faire pour le moment. Mais on va envoyer un messager à Florence et...

Brusquement, il changea de ton, redevint menaçant et vint agiter son poing sous le nez du pauvre Orlandi.

— ... et si tu nous as menti, non seulement on ira le dénicher dans son trou ton oiseau de nuit, mais encore tu apprendras ce que pèse le fourreau de mon sabre ! Allez, vous autres, on s’en va ! Direction le couvent de Monte Oliveto... Sergent Bernardi, tu resteras ici avec une escouade ! Sont un peu trop confits en dévotion, dans cette sacrée ville. Autant les surveiller. On ne sait jamais !

Dans un grand bruit de bottes et de sabres traînés, les gendarmes quittèrent la salle. Orlandi se tourna vers Marianne qui, sans bouger, Gracchus et Agathe tendant le cou derrière elle, avait attendu la fin de ce bizarre dialogue.

— Pardonnez, signorina... mais je ne pouvais pas laisser ces hommes se lancer à l’assaut de la villa Sant’Anna. Cela n’aurait porté bonheur à personne... ni à eux ni à nous.

Intriguée, Marianne ne résista pas au désir de poser quelques questions sur le curieux personnage que son aubergiste venait d’évoquer.

— Vous en avez vraiment si peur de ce prince ? Pourtant, vous non plus ne l’avez jamais vu ?

— Non, je ne l’ai jamais vu. Mais je vois le bien que l’on fait en son nom. Le prince est très généreux pour les petites gens. Et puis, avec un homme comme lui, comment savoir jusqu’où va son pouvoir ? J’aime mieux qu’on le laisse tranquille. On connaît sa générosité, on ne connaît pas encore sa colère... et si c’était, par hasard, un réprouvé ou un maudit...

A nouveau, Orlandi se signa trois fois à toute vitesse.

— Par ici, signorina !... Je conduirai ensuite votre cocher à son logement. Pour votre servante, il y a une petite chambre à côté de la vôtre.

Un instant plus tard, il ouvrait devant Marianne la porte d’une pièce rustique, mais propre. Les murs étaient blanchis à la chaux et n’enfermaient que peu de meubles : un lit étroit et long, en bois noir, avec une tête si haute que Marianne, désagréablement impressionnée, lui trouva un air de mausolée, une table et deux chaises raides en bois noir, un grand crucifix et une foule d’images pieuses. Sans la cotonnade rouge qui garnissait la petite fenêtre et le lit, on eût pu prendre cette chambre pour une cellule de couvent. Les objets de toilette, en grosse faïence blanche et verte, étaient installés dans un placard. Une lampe à huile éclairait chichement le tout.

— Voilà, c’est ma plus belle chambre, fit le signor Orlandi avec satisfaction. J’espère que la signorina sera bien. Est-ce que... je préviens maintenant le signor Zecchini ?

Marianne tressaillit. L’histoire du prince invisible lui avait fait un peu oublier la sienne propre et surtout ce personnage mystérieux qui l’attendait depuis le matin. Autant voir tout de suite qui il était au juste.

— Prévenez-le et dites-lui que je l’attends. Ensuite vous nous ferez monter à souper.

— Est-ce que je fais aussi monter les malles ?

Marianne hésita. Elle ignorait s’il entrait dans les plans de son parrain qu’elle demeurât longtemps dans cette auberge et elle pensa que les malles ne souffriraient pas beaucoup à demeurer une nuit de plus sur sa voiture.

— Non. Je ne sais pas si je resterai. Montez seulement le grand sac de tapisserie qui est à l’intérieur de la berline.

Par prudence, quand Orlandi se fut retiré, elle envoya Agathe, qui d’ailleurs dormait visiblement debout, explorer son propre domaine, une petite pièce dont la porte basse donnait dans le fond de la chambre et lui ordonna de n’en pas bouger avant qu’elle n’appelât.

— Et... si je m’endors ? fit la jeune fille.

— Dormez en paix. Je vous réveillerai pour souper. Ma pauvre Agathe, vous ne pensiez pas que ce voyage serait un tel calvaire, n’est-ce pas ?

Sous son bonnet fripé, Agathe sourit gentiment à sa maîtresse.

— C’était fatigant mais intéressant. Et puis, avec Mademoiselle, j’irais au bout du monde. Mais il faut avouer qu’on n’est pas très bien dans cette auberge. On a beau être au mois de mai, une flambée ferait du bien. C’est humide ici.

De la main, Marianne lui fit signe de se taire et la renvoya tout à la fois. En effet, quelqu’un venait de frapper à la porte.

— Entrez ! fit Marianne quand sa soubrette eut disparu.

La porte s’ouvrit doucement, tout doucement, comme si la personne qui entrait ne le faisait qu’avec gêne ou avec beaucoup d’hésitation. Un long personnage vêtu d’un costume de drap cannelle à culotte courte et bas blanc, gros souliers à boucle et chapeau rond enfoncé sur une sorte de bonnet apparut. Le chapeau quitta la tête, le bonnet resta et l’arrivant, joignant les mains, leva les yeux au ciel et soupira :

— Dieu soit loué ! Vous êtes enfin arrivée ! Vous n’imaginez pas ce que j’ai pu me tourmenter durant cette journée avec tous ces soldats ! Mais vous êtes là, c’est le principal.

Durant cette bienvenue en forme d’action de grâce, Marianne avait eu tout le temps de se remettre de sa surprise en constatant que le signor Zecchini n’était autre que l’abbé Bichette. Mais le malheureux était si visiblement peu fait pour ses vêtements, ou plutôt les vêtements lui donnaient une physionomie si étrange qu’elle ne put s’empêcher de rire.

— Comme vous voilà fait, monsieur l’Abbé ! Savez-vous que le carnaval est fini depuis bien longtemps puisque Pâques est passée depuis trois grandes semaines ?

— Ne riez pas, je vous en conjure. Je souffre déjà bien suffisamment sous cet accoutrement. Si ce n’était nécessaire et si Son Eminence ne l’avait exigé par prudence...

— Où est mon parrain ? demanda Marianne en retrouvant instantanément son sérieux. Je pensais le trouver ici.

— Vous pensez bien qu’un prince de l’Eglise est plus tenu qu’un autre encore à des précautions durant ces affreux événements que nous vivons. Nous avions pris logement ces temps derniers au monastère de Monte Oliveto, mais nous avons jugé plus prudent d’en sortir.

— C’était plus prudent, en effet, approuva Marianne songeant à ce qu’avait dit l’irascible gendarme quelques minutes plus tôt. (C’était, en effet, vers cet important couvent qu’il dirigeait ses pas.)

— Et, où est Son Eminence pour le moment ?

— En face, répondit l’abbé en désignant la fenêtre par laquelle on apercevait le campanile de la cathédrale. Il s’est installé ce matin chez le bedeau et il vous attend.

Marianne jeta un coup d’œil à la petite montre d’émail et d’or qui pendait à son cou.

— Il est déjà tard. L’église doit être fermée... surveillée...

— Le salut vient seulement de commencer. Les mesures de l’Empereur portent sur les couvents, non sur les églises où le culte doit se poursuivre. Les offices ont toujours lieu. De toute façon, le bedeau devait laisser une porte ouverte toute la nuit au besoin. Son Eminence doit vous attendre après le salut.

— Où cela ? Cette église est grande...

— Entrez par le portail de gauche et allez jusqu’au transept. Cherchez le tombeau d’Ilaria. Il représente une jeune femme étendue, les pieds sur un petit chien. C’est là que vous attendra le cardinal.

— Vous ne venez pas avec moi ?

— Non. Les ordres de Monseigneur sont que je quitte l’auberge dans la nuit. Il ne tient pas à ce que l’on nous voie trop ensemble. Ma mission étant remplie, je vais à nos autres affaires.

— Merci, monsieur l’Abbé. Je dirai à mon parrain avec quel soin vous l’avez remplie. Quant à moi, je vais maintenant me rendre à son rendez-vous.

— Dieu vous ait en sa sainte garde ! Je prierai pour vous !

Mettant un long doigt sur sa bouche pour recommander le silence et marchant sur la pointe de ses grands souliers avec une mine de conspirateur que Marianne eût trouvée comique en toute autre circonstance, le faux signor Zecchini sortit sans faire plus de bruit qu’à l’entrée.

Vivement, Marianne alla jusqu’à la table de toilette, ôta son chapeau, s’assura que sa coiffure n’avait pas trop souffert, puis, ouvrant le sac de tapisserie qu’Orlandi lui avait fait porter avant l’entrée de l’abbé, elle y prit un grand châle de cachemire rouge sombre qu’elle posa sur sa tête et dont elle s’enveloppa à la manière des femmes de la ville. Après quoi elle alla ouvrir la porte qui communiquait avec la chambre d’Agathe. Comme elle l’avait prédit, la jeune fille s’était endormie. Etendue sur sa couchette, tout habillée, elle n’entendit même pas la porte s’ouvrir. Marianne sourit. Elle pouvait aller à son rendez-vous, Agathe ne s’éveillerait pas de sitôt...