La voix se tut. Le miroir demeura silencieux de si longues minutes que Marianne comprit qu’elle était vraiment seule maintenant. Ses mains, qu’elle avait crispées sur les épaisses feuilles vernies d’une plante inconnue se détendirent en même temps que sa poitrine se dégonflait en un profond soupir. La présence, vaguement angoissante, s’était éloignée. Marianne en éprouvait un soulagement réel car, maintenant, elle croyait savoir à quoi s’en tenir : l’homme devait être un monstre, quelque misérable déchet humain condamné à la nuit par une laideur repoussante, insupportable pour des yeux autres que ceux qui, toujours, l’avaient connu. Cela expliquait la dureté de pierre sur le visage de Matteo Damiani, là douleur sur celui de dona Lavinia et peut-être aussi l’enfance attardée sur la vieille face du Père Amundi... Cela expliquait aussi qu’il eût, si vite, rompu leur entretien alors que tant de choses encore eussent pu être dites.
« J’ai été maladroite, se reprocha Marianne, je me suis trop hâtée ! Au lieu de poser, brutalement, la question qui m’intriguait, il aurait fallu en faire prudemment l’approche, essayer, au moyen d’allusions discrètes, de cerner peu à peu le mystère. Et voilà que, sans doute, je l’ai effarouché... »
Une chose l’étonnait, en outre : le prince ne lui avait posé aucune question sur elle-même, sa vie, ses goûts... Il s’était contenté de louer sa beauté comme si, à ses yeux, c’eût été la seule chose importante. Avec un peu d’amertume, Marianne songea qu’il ne se fût pas montré moins curieux si, au lieu d’un être humain, elle n’avait été qu’une belle pouliche destinée à son précieux haras. Et encore ! Il n’était pas sûr que Corrado Sant’Anna ne se fût pas enquis des antécédents, de la santé et des habitudes de l’animal ! Mais, au fond, pour un homme dont le seul but en cette vie était d’avoir un héritier pour continuer son vieux nom, le personnage physique de la mère ne pouvait que primer tout le reste ! Qu’avait à faire le prince Sant’Anna du cœur, des sentiments et des habitudes de Marianne d’Asselnat ?
La porte du salon rouge se rouvrit devant le cardinal qui revenait. Mais, cette fois, il n’était pas seul.
Trois hommes l’accompagnaient. L’un était un petit bonhomme noir dont le visage paraissait se composer uniquement d’une paire de favoris et d’un nez. La tournure de son habit et le gros maroquin qu’il portait sous le bras annonçaient un notaire. Les deux autres semblaient descendus tout droit d’une galerie de portraits d’ancêtres. C’était deux vieux seigneurs portant habits de velours, brodés au temps du roi Louis XV, et perruques à marteau. L’un s’appuyait sur une canne et l’autre au bras du cardinal, et leurs visages proclamaient qu’ils étaient tous deux fort âgés. Mais ils n’en conservaient pas moins cette hauteur de mine que la mort elle-même ne parvient pas à enlever aux véritables aristocrates.
Avec une courtoisie raffinée et désuète, ils saluèrent Marianne qui leur offrit à son tour une révérence en apprenant que l’un était le marquis del Carreto et l’autre le comte Gherardesca. Parents du prince Sant’Anna, ils étaient là en qualité de témoins du mariage que le second, celui qui marchait avec une canne, devait en outre, en tant que chambellan de la Grande-Duchesse, faire enregistrer par sa Chancellerie.
Le notaire s’installa à une petite table et ouvrit son maroquin, tandis que tout le monde prenait place. Au fond de la pièce étaient assis dona Lavinia et Matteo Damiani qui étaient entrés après les témoins.
Distraite, nerveuse, Marianne n’écouta qu’à peine la longue et fastidieuse lecture du contrat. Les formules ampoulées du style notarial l’irritaient par leurs interminables développements. Elle n’avait plus qu’un désir, maintenant, c’est que tout soit fini très vite... Aussi ne s’intéressa-t-elle même pas à l’énumération des biens que le prince Sant’Anna reconnaissait à son épouse, pas plus qu’au chiffre royal de la pension qui lui serait servie. Son attention était partagée entre le miroir muet placé en face d’elle, derrière lequel, peut-être, le prince était revenu, et une désagréable sensation : celle que procure un regard insistant.
Elle sentait ce regard sur ses épaules nues, sur sa nuque découverte par le haut chignon relevé où se noyait le diadème. Il glissait sur sa peau, insistant au creux tendre du cou avec une force quasi magnétique, comme si quelqu’un, par la seule puissance de sa volonté, cherchait à attirer son attention. Cela devint bientôt insupportable pour les nerfs tendus de la jeune femme. Brusquement, elle se retourna mais ne rencontra que le regard glacé de Matteo. Il semblait si indifférent qu’elle crut s’être trompée. Pourtant, à peine eut-elle retrouvé sa position première qu’à nouveau la même sensation revint, plus nette encore...
De plus en plus mal à l’aise, elle accueillit avec joie la fin de cette cérémonie en forme de corvée, signa sans même regarder l’acte que le notaire lui offrait avec un salut profond, puis chercha le regard de son parrain qui lui sourit.
— Nous pouvons maintenant nous rendre à la chapelle. Le Père Amundi nous y attend, dit-il.
Marianne pensait que la chapelle se trouvait quelque part dans la villa, mais elle comprit son erreur en voyant dona Lavinia s’approcher d’elle avec un long manteau de velours noir qu’elle posa sur ses épaules, prenant même soin d’en relever le capuchon.
— La chapelle est dans le parc, expliqua-t-elle. La nuit est douce, mais il fait frais sous les arbres.
Comme au sortir de sa chambre, le cardinal vint prendre la main de sa filleule et la conduisit solennellement jusqu’au grand escalier de marbre où attendaient les valets armés de torches. Derrière eux, le petit cortège s’organisa. Marianne vit que Matteo Damiani avait, en remplacement du cardinal, offert son bras au vieux marquis del Carreto, puis le comte Gherardesca venait avec dona Lavinia qui avait hâtivement couvert sa tête et ses épaules d’un châle de dentelle noire. Le notaire et son maroquin avaient disparu.
On descendit ainsi dans le parc. En sortant, Marianne vit Gracchus et Agathe qui attendaient sous la loggia. Ils regardaient s’avancer le cortège avec une mine si ahurie qu’elle eut soudain envie de rire. Visiblement, ils n’avaient pas encore assimilé la nouvelle incroyable que leur maîtresse leur avait annoncée avant de s’habiller : elle était ici pour épouser un prince inconnu et, s’ils étaient trop bien stylés en même temps que trop aveuglément attachés à elle pour émettre la moindre remarque, leurs bonnes figures désorientées en disaient long sur leurs pensées intimes. En passant, elle leur sourit et leur fit signe de se placer derrière dona Lavinia.
« Ils doivent me croire folle ! songea-t-elle. Pour Agathe, cela n’a pas beaucoup d’importance : elle n’a pas plus de cervelle qu’une linotte... une gentille fille, sans plus. Mais Gracchus, c’est autre chose ! Il faudra que je lui parle. Il a le droit d’en savoir un peu plus. »
La nuit était noire comme de l’encre. Le ciel, sans une étoile, était invisible, mais un vent léger effilochait les torches portées par les laquais. Malgré un grondement doux et lointain qui présageait un orage, le cortège s’avança d’un pas si lent et si solennel que Marianne se crispa :
— Qui portons-nous en terre ? murmura-t-elle entre ses dents. En vérité, ceci ressemble davantage à des funérailles qu’un à un cortège nuptial ! N’y a-t-il pas ici quelque moine, pour entonner un Dies Irae ?
La main du cardinal serra la sienne à lui faire mal.
— Un peu de retenue ! gronda-t-il tout bas sans même la regarder. Ce n’est pas à nous d’imposer ici nos préférences. Il nous faut suivre les ordres du prince.
— Ils donnent la juste mesure de la joie qu’il éprouve à ce mariage !
— Ne sois pas amère ! Et, surtout, ne sois pas sottement cruelle. Personne plus que Corrado n’aurait souhaité de véritables et joyeuses noces ! Pour toi ce n’est qu’une formalité... pour lui un regret cuisant.
Marianne accepta la mercuriale sans protester, admettant avec honnêteté qu’elle l’avait méritée. Elle eut un petit sourire triste puis, changeant de ton, demanda brusquement.
— Il y a tout de même une chose que j’aimerais au moins savoir.
— Et c’est ?
— L’âge de mon... du prince Corrado.
— Je crois, un peu plus de vingt-huit ans !
— Comment ? Il est si jeune ?
— Je croyais t’avoir dit qu’il n’était pas vieux.
— En effet... mais à ce point !
Elle n’ajouta pas qu’elle avait imaginé un homme d’une quarantaine d’années. Quand on approchait la vieillesse, comme Gauthier de Chazay, quarante ans étaient la fleur de l’âge. Or, elle découvrait que ce malheureux dont elle portait désormais le nom, qu’une nature inhumaine condamnait à la réclusion perpétuelle, à la nuit, au renoncement total, était comme elle-même, un être jeune, un être qui, de toutes ses forces, devait aspirer à la vie, au bonheur, au grand air. Au souvenir de la voix feutrée, si lourde et si triste, elle se sentit envahie d’une immense pitié jointe à un désir sincère de lui venir en aide, d’adoucir autant que faire se pourrait le calvaire qu’elle imaginait.
— Parrain, chuchota-t-elle, je voudrais l’aider... lui donner peut-être un peu d’affection. Pourquoi refuse-t-il obstinément de se montrer à moi ?
— Il faut laisser faire le temps, Marianne... peut-être amènera-t-il doucement Corrado à penser différemment qu’il n’a fait jusqu’ici... mais cela m’étonnerait. Souviens-toi seulement, pour apaiser ton regret charitable, que tu vas lui apporter ce dont il a toujours rêvé : un enfant de son nom.
— Dont, cependant, il ne sera pas le vrai père ! Il m’a demandé... de l’amener ici de temps en temps. Je le ferai volontiers.
— Mais... n’as-tu donc pas écouté la lecture de ton contrat ? Tu t’es engagée à mener l’enfant ici une fois par an.
— J’ai... non, je n’ai rien écouté ! avoua-t-elle tandis qu’une profonde rougeur envahissait son visage. Je crois bien que je pensais à autre chose.
— Ce n’était guère le moment ! bougonna le cardinal. Quoi qu’il en soit, tu as signé...
— ... et je tiendrai parole. Après ce que vous venez de me dire, je le ferai même avec joie ! Pauvre... pauvre prince !... Je veux être pour lui une amie, une sœur... Je veux l’être !
— Que Dieu t’entende et te permette d’y parvenir ! soupira le cardinal. Mais j’en doute !
L’allée sablée qui menait à la chapelle ouvrait derrière l’ailé droite de la villa, un peu après le portail menant aux écuries. En passant sur l’arrière de sa nouvelle demeure, Marianne s’aperçut que des miroirs d’eau l’entouraient sur les quatre côtés, mais celui qui s’étendait sur presque tout le dos de la maison s’entourait d’une imposante nymphée ordonnée autour d’une entrée de grotte. Des lanternes de bronze accrochées entre chaque colonne illuminaient toute cette architecture qui en prenait un air de fête vénitienne et se reflétaient dans l’eau noire en longues traînées d’or. Mais le chemin de la chapelle passant sous le couvert d’un petit bois, on perdit bientôt de vue l’élégante nymphée. Même la villa illuminée disparut, ne laissant plus que quelques rares points lumineux dans l’épaisseur du feuillage.
La chapelle elle-même, élevée dans une petite clairière, était basse, vieillotte et trapue, d’un roman très primitif qui se traduisait par des murs énormes, de rares ouvertures et des arcs arrondis. Elle contrastait, dans sa lourdeur primitive, avec l’élégance un peu maniérée du palais entouré de ses eaux vives et ressemblait assez à quelque aïeule bougonne et têtue opposant sa rudesse réprobatrice aux folies de la jeunesse.
Le petit porche, ouvert, laissait voir les flammes des cierges brûlant à l’intérieur, la vieille pierre d’autel couverte d’une nappe immaculée, la chape d’or du vieux prêtre qui attendait... et une bizarre masse noire que Marianne ne distingua pas très bien depuis le parc. C’est seulement en atteignant le seuil de l’église qu’elle vit de quoi il s’agissait : accrochés à la voûte basse, des rideaux de velours noirs isolaient une partie du chœur qu’ils coupaient par le milieu. Et elle comprit que l’espoir, un instant caressé, d’apercevoir au moins la silhouette du prince durant la cérémonie s’évanouissait. Il se tenait, ou il se tiendrait là, dans cette espèce d’alcôve de velours auprès de laquelle on avait disposé un fauteuil et un prie-Dieu, frères jumeaux sans doute des meubles disposés à l’intérieur des rideaux.
— Même ici... commença-t-elle.
Le cardinal hocha la tête.
— Même ici ! Seul, l’officiant verra l’époux car la partie qui regarde l’autel est ouverte. Le prêtre doit voir les deux époux au moment où ils prononcent les paroles d’engagement.
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