Avec un soupir de lassitude, elle se laissa conduire jusqu’à la place préparée pour elle. Un énorme cierge de cire blanche brûlait tout auprès, dans un chandelier d’argent posé à même le sol, mais aucun apprêt autre que les vases sacrés et la nappe d’autel n’avait été fait pour la cérémonie. La petite chapelle était froide, humide, et l’on y respirait cette odeur fade des lieux jamais aérés. Sur les bas-côtés, les Sant’Anna des temps révolus dormaient leur sommeil de pierre sur les dalles des vieux sarcophages. L’atmosphère était sinistre. Marianne se souvint tout à coup avoir vu, jadis, à Londres, une pièce de théâtre particulièrement tragique, où la fiancée du héros condamné à mort était autorisée à l’épouser, dans la chapelle de sa prison, durant la nuit précédant l’exécution. Le prisonnier, alors, était séparé de la jeune fille par une grille de fer et Marianne se rappelait combien elle avait été impressionnée par cette scène si sombre et si dramatique... Ce soir, c’était elle qui jouait le rôle de la fiancée et le couple qu’elle allait former avec le prince durant la cérémonie serait tout aussi éphémère. En sortant de cette chapelle, ils seraient aussi séparés que si le tranchant d’une hache devait s’abattre sur l’un d’eux. D’ailleurs, l’homme qui se tenait, silencieux, derrière ce frêle rempart de velours n’était-il pas, lui aussi, un condamné ? Sa jeunesse le condamnait à vivre... et dans des circonstances abominables.

Les témoins et le cardinal s’étaient installés un peu en retrait de la jeune femme, mais elle vit, avec étonnement, que Matteo Damiani était venu rejoindre le prêtre à l’autel pour servir la messe. Un surplis blanc drapait maintenant ses épaules massives, faisait ressortir le cou large et court dont la puissance plébéienne contrastait avec la noblesse de certains traits du visage. Le masque était vraiment romain, mais n’était pas réellement beau, à cause peut-être de la bouche, trop lourdement ourlée, dans les plis de laquelle se révélait une sensualité animale, ou encore dans ces yeux trop immobiles, qui ne cillaient jamais et dont le regard était si vite intolérable. Durant tout le temps que dura le service divin, Marianne, au supplice, surprit continuellement ce regard sur elle et comme, indignée, elle dardait sur lui un regard brillant de colère et de mépris, non seulement les yeux impudents de l’intendant ne se détournèrent pas, mais elle crut voir un fugitif et froid sourire passer sur sa vilaine bouche. Elle en fut à ce point exaspérée qu’elle en oublia un instant l’homme qui se tenait de l’autre côté du rideau, à la fois si proche et si lointain.

Pourtant, jamais elle n’avait écouté une messe aussi distraitement. Tout son esprit était absorbé par la voix déjà familière qui se faisait entendre presque sans arrêt, priant hautement avec une ardeur et une passion qui la troublèrent. Elle n’avait pas imaginé que le maître de ce domaine d’une beauté presque sensuelle, pouvait être le chrétien fervent que sa façon de prier laissait deviner. Jamais encore elle n’avait entendu, issu de lèvres humaines, ce mélange déchirant de douleur résignée et d’imploration. Seuls, peut-être, les plus austères couvents, ceux où une impitoyable règle préfigure l’anéantissement du tombeau, entendaient de telles oraisons. Peu à peu, elle oublia Matteo Damiani pour écouter cette voix bouleversante sous laquelle s’étouffaient les chuchotements fébriles du prêtre.

Mais l’instant de la bénédiction nuptiale était venu. Le chapelain descendait les deux marches de pierre et s’approchait de l’étrange couple. Comme dans un rêve, Marianne l’entendit solliciter du prince l’engagement rituel et bientôt la voix, avec une force inattendue, affirmait :

— Devant Dieu et devant les hommes, moi, Corrado, prince de Sant’Anna, prends ici, comme compagne et légitime épouse...

Les paroles sacrées, assenées cette fois comme un défi, emplirent les oreilles de Marianne d’une rumeur d’orage à laquelle un violent coup de tonnerre, qui éclata soudain sur le toit de la chapelle, apporta un contrepoint sinistre. La jeune femme pâlit, frappée de ce mauvais présage, et ce fut d’une voix mal assurée qu’à son tour elle prononça l’engagement d’usage. Puis, le prêtre murmura :

— Donnez-vous la main.

Le rideau noir s’entrouvrit. Marianne, les yeux agrandis, vit apparaître, prolongeant une manche de velours noir et une manchette de dentelles, une main gantée de peau blanche qui se tendait vers elle. C’était une très grande main, longue et forte, que le gant épousait avec une précision anatomique, la main normale d’un homme de très haute taille et vigoureux en conséquence. Tremblante soudain devant cette réalité tangible, Marianne la regardait, fascinée, sans oser y déposer la sienne. Il y avait, dans cette paume ouverte, dans ces doigts étendus, quelque chose d’inquiétant et d’attirant, tout à la fois. Cela avait l’air d’un piège.

— Tu dois donner ta main, chuchota dans son cou la voix du cardinal.

Tous les yeux étaient fixés sur Marianne. Ceux du Père Amundi, étonnés, ceux du cardinal, impérieux et suppliants aussi, ceux de Matteo Damiani, sarcastiques. Ce fut peut-être ce regard-là qui l’emporta. Avec décision, elle posa sa main dans celle qui s’offrait et qui se referma sur elle tout doucement, presque délicatement, comme si elle craignait de lui faire mal. A travers le gant, Marianne sentit la chaleur, la fermeté vivante de la chair. Les paroles entendues tout à l’heure lui revinrent.

« Jamais plus nous ne serons aussi proches... » avait dit la voix.

Maintenant, le vieux prêtre prononçait les paroles sacramentelles qu’un nouveau coup de tonnerre étouffa en partie.

— ... Je vous déclare unis pour le meilleur et pour le pire et jusqu’à ce que la mort vous sépare.

Autour de la sienne, Marianne sentit frémir la main. Par la fente du rideau, une autre main apparut, juste le temps de glisser à son annulaire un large anneau d’or, puis les deux mains se retirèrent, entraînant celle de la jeune femme qui, soudain, frissonna de la tête aux pieds : sur le bout de ses doigts, deux lèvres s’étaient posées avant de leur rendre leur liberté.

Le fugitif lien de chair était dénoué. Derrière le rempart de velours, il n’y eut plus rien qu’un soupir. Devant l’autel, le Père Amundi, agenouillé, priait, le dos si courbé sous sa chasuble qu’il avait l’air d’un paquet de tissu dont les cassures reflétaient la lumière. Un nouveau coup de tonnerre, plus violent encore que les deux précédents, éclata, si terrible que même les murs résonnèrent. En même temps, le ciel creva. Des trombes d’eau s’abattirent, cinglant le toit avec un bruit de cataracte. En un instant la chapelle et ses occupants devinrent un monde clos isolé dans la tempête, mais, sans paraître rien entendre, le vieux chapelain repartit vers la petite sacristie, emportant les vases sacrés. Matteo, alors, arracha presque son surplis.

— Il faut aller chercher une voiture ! s’écria-t-il. La princesse ne peut regagner la villa par ce temps.

Rapidement, il se dirigeait vers la porte. Gracchus, timidement, proposa :

— Puis-je vous accompagner et vous aider ?

L’intendant le toisa.

— Il y a suffisamment de valets pour cela ! Et vous ne connaissez pas nos chevaux. Restez ici !

Appelant à lui, d’un geste autoritaire, deux des valets porte-torches, il ouvrit la porte et se jeta, tête baissée, dans la tempête, chargeant contre le vent comme un taureau furieux. Avec un regard éperdu à l’alcôve noire où rien ne bougeait plus, où rien ne se faisait plus entendre, à croire que le prince avait pu se volatiliser par miracle, Marianne alla chercher refuge auprès de son parrain. Cet orage brutal, éclatant à l’instant précis de l’union, était plus qu’elle n’en pouvait supporter.

— C’est un présage ! souffla-t-elle. Un mauvais présage !

— Superstitieuse, maintenant ? gronda-t-il à voix basse. Ce n’est pas ainsi que l’on t’a élevée. C’est au Corse, je pense, que tu dois cela ? On dit qu’il l’est d’une façon insensée.

Elle recula devant cette colère qu’il contenait si mal et qu’elle ne s’expliquait pas... à moins que lui aussi n’eût été frappé par l’ouragan et ne cherchât ainsi à donner le change. Il pensait peut-être écraser la peur enfantine de Marianne sous son mépris adulte, mais le but qu’il atteignit fut tout autre. Le rappel à Napoléon fut salutaire pour Marianne. Ce fut comme si le Corse tout-puissant était entré subitement dans la chapelle avec son œil d’aigle, sa voix impérieuse et cette implacable dureté à laquelle se brisaient les plus forts. Elle crut l’entendre ricaner et le maléfice vola en éclats. C’était pour lui après tout, qu’elle avait dû se plier à cet étrange mariage, pour l’enfant qu’il lui avait donné. Bientôt... demain, elle repartirait vers la France, vers lui, et tout cela ne serait plus dans son souvenir qu’un mauvais rêve.

Au bout de quelques minutes, Matteo reparut. Sans un mot, mais avec un geste plein d’orgueil qui la défiait de refuser, il offrit la main à Marianne pour la mener à la voiture, mais elle feignit de ne rien voir et, avec un regard glacé, marcha vers la porte. Entrée soutenue par son parrain, elle entendait sortir seule puisque aucun époux n’était là pour lui donner son bras. Il fallait que cet homme au regard impudent comprît, dès maintenant, qu’elle entendait désormais agir ici en maîtresse souveraine, ou, tout au moins, être traitée comme telle.

Au-dehors, la voiture attendait, marchepied baissé, la portière tenue ouverte par un laquais impassible et dégoulinant sous l’averse. Mais, entre elle et le petit porche, une large flaque d’eau s’étendait, alimentée par un violent rideau liquide. Marianne releva sur son bras la traîne de sa robe précieuse.

— Que Madame la Princesse me permette..., fit une voix.

Et, avant qu’elle ait pu protester, Matteo l’avait enlevée dans ses bras pour lui faire franchir l’obstacle. Elle poussa une exclamation, se raidit pour échapper au contact odieux de deux larges mains appliquées fermement à ses cuisses et à son aisselle, mais il la serra plus fort.

— Que Votre Seigneurie prenne garde, fit-il d’une voix neutre. Votre Seigneurie pourrait tomber dans la boue.

Force fut à Marianne de le laisser la déposer sur les coussins de la voiture. Mais elle avait détesté se trouver, même un instant, contre la poitrine de cet homme et elle lui adressa, sans le regarder, un « merci » très sec. Et même la vue du petit cardinal, emballé dans ses moires rouges et transporté de la même façon, ne parvint pas à effacer le pli de contrariété de son front.

— Demain, fit-elle entre ses dents quand il fut installé auprès d’elle, je rentre chez moi !...

— Déjà ! N’est-ce pas un peu... hâtif ? Il me semble que les égards manifestés par... ton époux mériteraient au moins un séjour... disons d’une semaine.

— Je me sens mal à l’aise dans cette maison.

— Où tu as cependant promis de revenir une fois l’an ! Allons, Marianne, est-il si pénible d’accorder ce que je te demande ?... Nous avons été si longtemps séparés ! Je pensais que tu accepterais de passer auprès de moi, à défaut d’une autre présence, ces quelques jours ?

Sous leurs paupières baissées, les prunelles vertes glissèrent vers Gauthier de Chazay.

— Vous resteriez ?

— Mais... naturellement ! Ne crois-tu pas qu’il me serait doux, petite, de retrouver pour un moment ma petite Marianne d’autrefois, celle qui accourait vers moi sous les grands arbres de Selton.

Cette évocation inattendue fit monter instantanément des larmes aux yeux de la jeune femme.

— Je pensais... que vous aviez oublié ce temps-là.

— Parce que je n’en parle pas ? Il ne m’en est que plus cher. Je le garde caché, dans le coin le plus secret de mon vieux cœur et, de temps en temps, j’entrouvre un peu ce coin... lorsque je me sens trop accablé.

— Accablé ? Rien ne semble jamais vous accabler. Parrain.

— Parce que je refuse d’en avoir l’air ? Mais l’âge vient, Marianne, et avec lui la lassitude. Reste un peu, mon enfant ! Nous avons besoin, toi et moi, de nous retrouver, d’oublier, côte à côte, qu’il existe des souverains, des guerres, des intrigues... tant d’intrigues surtout ! Accorde-moi cela... en souvenir d’autrefois.


La chaleur de l’affection retrouvée influença de façon sensible le souper qui réunit, peu après, les protagonistes du mariage dans l’antique salle de festins de la villa. C’était une pièce immense, haute comme une cathédrale et dallée de marbre noir sous un étonnant plafond à caissons, où les curieuses armes des Sant’Anna, une licorne et une vipère d’or affrontée sur champ de sable, se répétaient. Ces armes avaient d’ailleurs amusé Marianne qui, en les rapprochant de celles de sa famille où se retrouvaient le lion léopardé des Asselnat et l’épervier de leurs cousins Montsalvy, avait constaté que cela composait une bien singulière ménagerie héraldique.