Marianne prit la main que lui tendait Arcadius pour l’aider à se relever et lui sourit.
— Voilà Adélaïde, dit-elle. Allons souper et prendre connaissance des potins du quartier.
2
UNE PETITE ÉGLISE DE CAMPAGNE
Dans l’après-midi du surlendemain, Marianne et Arcadius de Jolival mettaient pied à terre devant l’auberge du Soleil d’Or à Braine. Le temps était affreux car, depuis l’aube, une pluie diluvienne noyait la région et les deux cavaliers, malgré leurs épais manteaux de cheval, étaient si mouillés qu’un abri s’imposait d’urgence. Un abri et quelque chose de chaud.
Partis depuis la veille, tous deux avaient fait le trajet aussi vite que possible, sur le conseil d’Arcadius qui souhaitait pouvoir reconnaître les lieux avant l’étrange rendez-vous. Ils prirent deux chambres à l’auberge, qui était l’unique et modeste hôtellerie du village, puis s’installèrent dans la salle basse, vide de consommateurs à cette heure creuse, pour y absorber l’une un bouillon et l’autre un bol de vin chaud. On les laissa d’ailleurs bien tranquilles dans leur coin tant l’agitation était grande dans la bourgade au bord de la Vesle habituellement si paisible. C’est que, dans peu d’instants, dans une heure... deux peut-être, la nouvelle impératrice des Français traverserait Braine, se dirigeant vers Soissons où elle devait souper et coucher.
Et, malgré la pluie, tout le village était dehors, en habits de fête, sous les guirlandes et les lampions qui s’éteignaient petit à petit. Près de l’église, une estrade tendues aux couleurs françaises et autrichiennes avait été installée où les notabilités de l’endroit prendraient place dans un instant sous des parapluies pour haranguer à son passage la nouvelle venue, tandis que, par la porte ouverte de la belle vieille église, on entendait la chorale locale répéter le chant de bienvenue par lequel elle saluerait tout à l’heure le défilé des voitures. Tout cela donnait au pays un air joyeux et coloré qui contrastait étrangement avec la maussaderie du temps. Seule, Marianne se sentait plus mélancolique que jamais, bien qu’une curiosité ardente se mêlât à cette sombre humeur. Tout à l’heure, elle aussi sortirait sous la pluie pour essayer de voir de près celle qu’elle ne pouvait s’empêcher d’appeler sa rivale, cette fille des ennemis qui osait lui ravir la première place auprès de l’homme qu’elle aimait, uniquement parce qu’elle était née sur les marches d’un trône.
Contrairement à son habitude, Arcadius était aussi muet que Marianne. Accoudé à la table de bois grossier, ciré par des générations de coudes, il contemplait sans y toucher le vin violet qui fumait dans son bol de faïence. Il semblait même tellement absent que Marianne ne put s’empêcher de lui demander à quoi il pensait.
— A votre rendez-vous de ce soir, répondit-il avec un soupir. Je le trouve plus étrange encore depuis que nous sommes ici... étrange au point de me demander si c’est bien l’Empereur qui vous l’a donné.
— Et qui d’autre ? Pourquoi ne serait-ce pas lui ?
— Savez-vous ce qu’est le château de la Folie ?
— Bien sûr que non. Je ne suis jamais venue ici.
— Moi si, mais il y a si longtemps que j’avais oublié. L’aubergiste m’a rafraîchi la mémoire tout à l’heure quand j’ai commandé ces boissons. Le château de la Folie, ma chère, c’est cette aimable chose que vous pouvez fort bien apercevoir d’ici... et qui me paraît tout de même un cadre un peu. sévère pour un rendez-vous d’amour.
Tout en parlant, le gentilhomme-artiste désignait, sur le rebord du plateau boisé dominant l’autre rive de la Vesle, la silhouette imposante autant que médiévale d’une forteresse du XIIIe siècle, déjà à demi ruinée. Enveloppées dans la brume grise de la pluie, les murailles noircies par le temps offraient un aspect sinistre contre lequel ne pouvaient rien les tendres pousses vertes des arbres qui les cernaient. Marianne, elle, fronça les sourcils, saisie d’un bizarre pressentiment.
— Cette masure féodale ? c’est cela le château où je dois me rendre ?
— Cela et rien d’autre. Qu’en pensez-vous ?
Pour toute réponse, Marianne se leva et remit les gants qu’elle avait posés auprès d’elle sur la table.
— Qu’il pourrait bien y avoir là un piège comme j’en ai déjà connu un. Rappelez-vous les circonstances de notre première rencontre, mon cher Jolival... et les douceurs que nous avons connues aux mains de Fanchon-Fleur-de-Lys dans les carrières de Chaillot. Allez, je vous en prie, chercher les chevaux. Nous allons visiter tout de suite ce curieux nid d’amour. Bien sûr, je souhaite me tromper...
En fait, elle ne le souhaitait qu’à peine car, une fois passée la joie du premier instant, elle traînait depuis Paris un bizarre état d’esprit. Tout au long de ce chemin qui cependant la rapprochait de toute façon de son amant, Marianne n’avait pu se défendre d’une répugnance et d’une inquiétude, dues peut-être au fait que la fameuse lettre n’était pas écrite de « sa » main et que le lieu du rendez-vous était placé sur le chemin même de l’archiduchesse. Il est vrai que cette dernière objection était tombée assez vite quand elle avait appris à Soissons que le point de rencontre prévu par le protocole entre l’Empereur et sa fiancée, pour l’après-midi du 28, se situait à Pontarcher, localité sise à quelque deux lieues et demie de Soissons, sur la route de Compiègne, mais à tout prendre pas très loin de Braine. La nuit passée, Napoléon aurait tout le temps de retrouver sa suite.
Pour l’heure présente, la pensée d’agir lui faisait du bien et la tirait de l’abîme de perplexité et de vague angoisse où elle se mouvait depuis une semaine. Tandis qu’Arcadius allait chercher les chevaux, elle tira de sa ceinture un pistolet qu’elle y avait passé en quittant Paris par mesure de prudence. C’était l’un de ceux que Napoléon lui-même lui avait donnés, sachant son habileté à manier les armes. Froidement, elle en vérifia la charge. Si Fanchon-Fleur-de-Lys, le chevalier de Bruslart ou quelqu’un de leurs sinistres acolytes l’attendait derrière les vieilles murailles de La Folie, ils trouveraient à qui parler.
Elle allait quitter la table, placée près de l’unique fenêtre de la salle, quand, de l’autre côté de la rue, quelque chose attira son attention. Une grosse berline noire, sans armoirie mais attelée de très beaux chevaux gris, était arrêtée devant la forge d’un maréchal-ferrant. Penché, auprès du cocher engoncé d’un énorme manteau vert, sur le sabot de l’un des chevaux de tête, l’homme de l’art examinait un fer sans doute défaillant. Ce spectacle n’avait rien d’extraordinaire, mais il éveilla l’intérêt de la jeune femme. Ce cocher, elle avait l’impression de le connaître...
Elle essaya de voir qui occupait la berline mais on n’apercevait, à l’intérieur, que deux silhouettes, assez vagues encore que masculines. Mais, soudain, elle étouffa un cri : pour voir, sans doute, où en était le cocher, l’un des hommes pencha un bref instant, derrière la glace, un profil pâle et net sous un grand bicorne noir, un profil trop gravé dans le cœur de Marianne pour qu’elle hésitât un seul instant à le reconnaître. C’était l’Empereur !
Mais que faisait-il dans cette berline ? Se rendait-il déjà au rendez-vous de la Folie ? En ce cas, pourquoi attendre en personne dans cette voiture que le fer du cheval fût remis en état ? Cela semblait si bizarre à Marianne que sa brusque joie de l’apercevoir, à un moment où elle doutait si fort de la réalité de son rendez-vous, ne dura qu’un instant. Là-bas, dans la voiture, elle l’avait bien vu, Napoléon avait froncé le sourcil et fait un geste qui ordonnait de faire vite. Il était pressé, très pressé... mais d’aller où ?
Marianne eut à peine le temps de se poser davantage de questions. Le forgeron s’écartait, le cocher remontait sur son siège, faisait claquer son fouet. Dans un grand bruit de gourmettes, la berline partit au galop. L’instant suivant Marianne était dehors et se trouvait nez à nez avec Arcadius qui amenait les chevaux.
Sans un mot d’explication, Marianne sauta en selle, enfonça d’un coup de poing, jusqu’aux sourcils, le chapeau taupé qui contenait au mieux la masse de ses cheveux nattés puis, piquant des deux, se lança sur la trace de la berline qui disparaissait déjà dans le brouillard d’eau et de boue soulevées par sa course Arcadius suivit machinalement mais, comme décidément on tournait le dos au chemin de La Folie, il força l’allure de son cheval pour remonter à la hauteur de la jeune femme :
— Ah ça !... Mais où courons-nous ainsi ?
— Cette voiture, jeta Marianne dans le vent de la course, je veux savoir où elle va.
— Pourquoi ?
— L’Empereur est dedans.
Jolival prit un temps pour assimiler la nouvelle puis, se penchant brusquement sur sa selle, saisit la bride du cheval de Marianne et, tout en retenant sa propre monture, parvint, avec une force surprenante dans un corps si maigre, à freiner son galop.
— Vous êtes fou ? cria Marianne furieuse. Qu’est-ce qui vous prend ?
— Vous tenez beaucoup à ce que Sa Majesté s’aperçoive qu’elle est suivie ? Cela ne saurait manquer sur une route si droite. Par contre, si nous prenons ce sentier que vous voyez à droite, nous couperons au plus court jusqu’à Courcelles où nous arriverons avant l’Empereur.
Qu’est-ce que Courcelles ?
— Le prochain village simplement. Mais, si je ne me trompe, l’Empereur va tout simplement au-devant de sa fiancée et ne devrait pas tarder beaucoup à la rencontrer.
— Vous croyez ? Oh ! Si j’étais sûre de cela.
La jeune femme avait tout à coup pâli jusqu’aux lèvres. L’affreuse jalousie des derniers jours qui, un instant, l’avait quittée, revenait, plus amère et plus brûlante. Devant son regard douloureux, Arcadius eut un mince sourire triste et hocha la tête.
— Mais... vous en êtes sûre ! Soyez franche envers vous-même, Marianne. Vous savez où il va et vous voulez voir... « la » voir, elle, d’abord, et ensuite observer ce que sera le premier contact.
Marianne serra les dents et détourna les yeux tout en dirigeant son cheval vers le petit sentier. Son visage tout entier se ferma, mais elle avoua :
— Oui, c’est vrai... et rien ni personne ne m’en empêchera.
— Je n’y songe même pas. Venez puisque vous le voulez, mais vous avez tort. De toute façon, vous ne pourrez que souffrir et d’une souffrance tellement inutile !
Au grand galop à nouveau, et sans souci des flaques de boue ni de la pluie qui redoublait, les deux cavaliers se lancèrent dans le sentier. Il rejoignait presque les bords d’une Vesle doublée de volume par les dernières pluies torrentielles et charriant une eau grise, sale, entre des berges inhabituelles. A chaque foulée des chevaux, le temps semblait se faire plus affreux. La pluie, tout à l’heure fine et impalpable bruine, tombait maintenant en lourdes averses d’un ciel bouché qui suait l’ennui et le cafard. Mais le chemin du bord de l’eau était vraiment plus rapide et les quelques maisons de Courcelles furent bientôt atteintes.
Quand Marianne et Arcadius débouchèrent sur la grand-route, ils aperçurent la berline qui arrivait à grande allure, moissonnant de ses hautes roues de véritables gerbes d’eau.
— Venez, dit Arcadius, il ne faut pas rester là si vous ne voulez pas être vue.
Il cherchait à l’entraîner vers l’abri de la petite église toute proche, mais Marianne résista. De tous ses yeux, elle regardait venir la voiture, prise d’un terrible désir de rester là, de se faire voir, de croiser le regard du maître pour y lire... quoi au juste ? Mais elle n’eut pas le temps de s’interroger davantage. A cause peut-être du cheval mal ferré, la berline avait fait un léger écart, en pleine course, et était venue heurter de sa roue avant gauche les marches du petit calvaire érigé à l’entrée de Courcelles. La roue se brisa net et Marianne ne put retenir un cri, mais déjà la maîtrise du cocher avait fait merveille. Après une courte embardée, il avait retenu ses chevaux et arrêté la voiture.
Deux hommes en sortirent aussitôt, l’un grand et empanaché de curieuse façon, surtout par un temps pareil, l’autre trop reconnaissable, mais tous deux furieux. Marianne vit le plus grand désigner l’église et tous deux se mirent à courir sous la pluie.
— Allons, venez, ordonna Arcadius en saisissant Marianne par le bras, sinon vous allez vous trouver nez à nez. De toute évidence, ils vont venir s’abriter ici tandis que le cocher se mettra à la recherche d’un charron.
Cette fois, elle se laissa emmener sans résistance. Rapidement, Jolival lui fit faire le tour de l’église afin d’être hors de vue. Quelques arbres l’entouraient. Les deux cavaliers allèrent attacher leurs chevaux à l’un d’eux. Puisque l’Empereur s’arrêtait là, le compagnon de Marianne savait bien qu’il n’était pas question d’aller plus loin. La jeune femme, d’ailleurs, avait déjà avisé une petite porte latérale.
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