— Monseigneur a voulu que le premier regard de Madame la Princesse se pose sur les plus belles des fleurs. Et, ajouta-t-elle, il y a aussi ceci.

Ceci, c’était un coffre d’assez belles dimensions qui reposait, tout ouvert, sur le tapis. Il était plein de boîtes de santal et d’écrins de cuir noir, frappés aux armes des Sant’Anna, mais portant les traces d’usure que n’évitent jamais les choses anciennes.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Marianne.

— Les joyaux des princesses Sant’Anna, Madame... ceux de dona Adriana, mère de notre prince... ceux... des autres princesses ! Certains sont fort anciens.

Il y avait « de tout, en effet, depuis d’antiques et très beaux camées jusqu’à d’étranges bijoux orientaux, mais la plus grande partie était composée de lourds et admirables joyaux de la Renaissance où d’énormes perles baroques servaient de corps à des sirènes ou à des centaures au milieu d’une profusion de pierres de toutes couleurs. Il y avait aussi des bijoux plus récents, guirlandes de diamants pour encadrer un décolleté, girandoles étincelantes, carcans et colliers d’or et de pierreries. Il y avait aussi certaines pierres non montées et, quand Marianne eut tout examiné, dona Lavinia lui tendit une petite boîte d’argent où, sur un lit de velours noir, reposaient douze émeraudes extraordinaires. Enormes et taillées de façon rudimentaire, elles étaient d’un vert à la fois profond et translucide, d’une intense luminosité, les plus belles certainement que Marianne eût jamais vues. Même celles que lui avait offertes Napoléon n’approchaient pas leur beauté. Et soudain les paroles de l’Empereur se retrouvèrent dans la bouche de la femme de charge.

— Monseigneur a dit qu’elles étaient du même vert que les yeux de Madame. Son grand-père, le prince Sebastiano, les avait rapportées du Pérou pour sa femme. Mais elle n’aimait pas ces pierres.

— Pourquoi ? fit Marianne qui, d’un geste bien féminin, faisait jouer la lumière dans les gemmes parfaites. Elles sont cependant bien belles !

— Les anciens pensaient qu’elles étaient à la fois le symbole de la paix et de l’amour. Dona Lucinda aimait l’amour... mais haïssait la paix.

C’est ainsi que, pour la première fois, Marianne entendit prononcer le nom de la femme qui aimait sa propre image au point d’avoir couvert de miroirs les murs de son appartement. Mais elle n’eut pas le loisir d’en demander davantage. Avec une révérence, dona Lavinia l’informa que son bain était prêt, que le cardinal l’attendait pour déjeuner et la laissa aux mains d’Agathe, sans que la nouvelle princesse osât lui demander de rester et de répondre à ses questions. Il y avait eu, en effet, sur le visage de la vieille dame une crispation passagère, un assombrissement du regard comme si elle regrettait d’avoir prononcé ce nom et elle avait mis à se retirer une hâte certaine. De toute évidence, elle voulait éviter les questions qu’elle sentait venir.

Mais, quand Marianne retrouva son parrain dans la bibliothèque où il avait fait servir leur déjeuner, elle se hâta de poser la question qui avait mis en fuite dona Lavinia, après avoir raconté comment les bijoux ancestraux lui avaient été remis.

— Qui était au juste la grand-mère du prince ? J’ai cru comprendre qu’elle s appelait Lucinda, mais il semblerait que l’on n’y pût faire allusion qu’avec une foule de réticences. Savez-vous pourquoi ?

Le cardinal arrosa ses pâtes d’une épaisse couche d’une odorante sauce à la tomate, y ajouta du fromage et mêla soigneusement le tout sans répondre. Puis, il goûta le mélange ainsi obtenu et, finalement, déclara :

— Non. Je ne sais pas.

— Allons donc ! C’est impossible ! Je suis certaine que vous connaissez les Sant’Anna depuis toujours. Sinon comment auriez-vous pu être admis à partager le secret dont s’entoure le prince Corrado ? Vous ne pouvez pas ne rien savoir sur cette Lucinda. Dites plutôt que vous ne voulez rien me dire...

— Tu as tellement envie de savoir que dans un instant tu vas me traiter de menteur, fit le cardinal en riant. Eh bien, ma chère enfant, apprends qu’un prince de l’Eglise ne ment pas... tout au moins pas plus qu’un curé de campagne. Mais, en toute sincérité, je ne sais pas grand-chose, sinon qu’elle était vénitienne, de la très noble famille Soranzo et d’une extrême beauté.

— D’où les miroirs ! Cependant, le fait d’être très belle et de s’admirer un peu trop ne justifie pas les réticences que cette femme semble inspirer ici. Il paraît même que son portrait a disparu.

— Je dois dire que, d’après ce que j’ai pu en apprendre, dona Lucinda n’avait pas... euh... très bonne réputation. Certains parmi les gens, très rares maintenant, qui l’ont connue, prétendent qu’elle était folle, d’autres qu’elle était un peu sorcière et, en tout cas, en très bons termes avec les démons. On n’aime pas beaucoup cela par ici... ni ailleurs !

Marianne avait l’impression que le cardinal restait volontairement évasif. Malgré tout le respect et la confiance qu’elle avait envers lui, elle ne pouvait se défendre d’un sentiment bizarre : celui qu’il ne lui disait pas la vérité... ou, tout au moins, pas toute la vérité. Décidée cependant à le pousser dans ses retranchements autant qu’il serait possible, elle demanda, d’un air innocent, tout en faisant toute une affaire de choisir des cerises dans une corbeille de fruits.

— Et... où se trouve son tombeau ? Dans la chapelle ?

Le cardinal se mit à tousser, comme quelqu’un qui vient d’avaler trop vite, mais cette toux parut à Marianne un peu forcée et elle se demanda si elle n’était pas destinée à masquer la subite rougeur qui était montée aux joues de son parrain. Néanmoins, elle lui offrit un verre d’eau avec un beau sourire :

— Buvez ! Cela passera !

— Merci ! Le tombeau... hum... non, il n’y en a pas !

— Pas de tombeau ?

— Non. Lucinda est morte tragiquement dans un incendie. Et l’on n’a rien retrouvé de son corps. Il doit y avoir, quelque part dans la chapelle, une inscription qui... euh... mentionne ce fait. Veux-tu que nous allions maintenant visiter un peu ton nouveau domaine ? Il fait un temps idéal et le parc est si beau ! Puis, il y a les écuries qui, certainement, vont t’émerveiller. Tu aimais tellement les chevaux quand tu étais enfant ! Sais-tu que les bêtes d’ici ont la même souche que les fameux chevaux du Manège Impérial de Vienne ? Ce sont des Lipizzans. L’archiduc Charles qui, en 1580, a fondé à Lipizza, dans le Karst, les célèbres haras, en partant de produits espagnols, avait offert aux Sant’Anna de l’époque un étalon et deux juments. Depuis, les princes de cette maison se sont attachés à perfectionner la race...

Le cardinal était lancé. Il était tout à fait inutile d’essayer de l’arrêter, plus encore de le ramener à un sujet que, tout comme dona Lavinia, il préférait visiblement fuir. Ce flot de paroles était destiné, en empêchant Marianne de placer un mot, à changer insensiblement le cours de ses pensées. Et, de fait, en pénétrant avec lui dans l’immense cour des écuries, la jeune femme oublia un moment la mystérieuse Lucinda pour s’abandonner au goût ardent qu’elle avait toujours eu pour le cheval. Elle découvrit d’ailleurs que Gracchus-Hannibal Pioche, son cocher, l’y avait précédée et qu’il semblait heureux comme un poisson dans l’eau. Bien que ne parlant pas du tout italien, le jeune homme était parfaitement parvenu à se faire comprendre grâce à son expressive mimique de gamin parisien. Il était déjà l’ami de tous les palefreniers et garçons d’écurie qui avaient reconnu en lui un frère dans la religion du cheval.

— Jamais vu de plus belles bêtes ! C’est le paradis, ici, Mademoiselle Marianne ! lança-t-il à la jeune femme dès qu’il l’aperçut.

— Si tu veux y être admis longtemps, mon garçon, corrigea le cardinal mi-grondeur mi-amusé, il faudra t’habituer à dire Madame la Princesse ou Votre Seigneurie... à moins que tu ne préfères Son Altesse Sérénissime ?

— Séré... il faudra avoir de la patience avec moi, Mad..., je veux dire Madame la Princesse, s’excusa

Gracchus devenu tout rouge. J’ai bien peur d’avoir du mal à m’y habituer et de me tromper encore.

— Dis simplement Madame, mon bon Gracchus, et tout ira bien. Maintenant, montrez-moi les bêtes.

Elles étaient, en vérité, magnifiques, pleines de feu et de sang, avec des encolures puissantes, des jambes à la fois fortes et fines, des robes presque toutes d’un blanc pur. Les quelques autres étaient noires comme l’Erèbe, mais tout aussi belles. Marianne n’avait pas besoin de forcer son admiration. Elle avait d’ailleurs un coup d’œil d’une justesse absolue pour jauger les qualités de tel ou tel cheval et, en une heure, elle eut convaincu tout le personnel des écuries que la nouvelle princesse était bien digne de la famille. Sa beauté fit le reste et, quand elle regagna la villa, assez tard dans la soirée, Marianne laissait derrière tout un petit monde définitivement conquis à la grande satisfaction du cardinal.

— Te rends-tu compte de ce que tu vas désormais représenter pour eux ? Une maîtresse vivante, visible et sachant les comprendre... Tu leur apportes un soulagement réel.

— J’en suis heureuse, mais il faudra bien qu’ils continuent à vivre sans moi la plupart du temps. Vous savez bien que je dois rentrer à Paris... ne fût-ce que pour régler avec l’Empereur ma nouvelle situation. Vous ignorez encore ce que sont ses colères.

— Je peux l’imaginer... mais, après tout, rien ne t’y force ! Si tu restais ici...

— Il serait très capable de me faire chercher par sa gendarmerie... tout comme il vous a fait reconduire à Reims... du moins par personne interposée ! Merci beaucoup ! J’ai toujours préféré le combat à la fuite et, en cette circonstance, j’entends m’expliquer moi-même.

— Dis-moi plutôt que, pour rien au monde, tu ne voudrais perdre cette occasion de le revoir ! soupira tristement le cardinal. Tu l’aimes toujours...

— Ai-je jamais prétendu autre chose ? riposta Marianne avec hauteur. Je ne crois pas vous avoir jamais trompé sur ce point. Oui, je l’aime toujours ! Je le regrette peut-être autant que vous-même, quoique pour d’autres raisons, mais je l’aime et n’y peux rien.

— Je le sais bien ! Il est inutile de nous disputer encore ! A certains moments, tu me rappelles beaucoup ta tante Ellis : aussi peu de patience et autant d’ardeur à la bataille ! Autant de générosité aussi ! N’importe ! Je sais que tu reviendras et c’est là le principal.

Le soleil se couchait derrière les frondaisons du parc et Marianne suivit sa chute avec une sourde angoisse. Avec le crépuscule, le domaine s’enveloppait d’une sorte de mélancolie indéfinissable comme si la vie, en même temps que la lumière, l’abandonnait. C’était ce que les gens du pays, habitués, appelaient « una morbidezza » et qui venait peut-être de l’excès de beauté des paysages et des ciels changeants.

Pour rentrer à la maison, Marianne, soudain frissonnante, serra autour de ses épaules l’écharpe de mousseline assortie à sa très simple robe blanche et, tout en marchant lentement au côté du prélat, elle regarda grandir la masse blanche de la maison que l’on abordait, de ce côté, par l’aile droite, celle qu’habitait le prince Corrado.

Les hautes fenêtres en étaient obscures, peut-être parce que les rideaux avaient déjà été tirés, mais aucun rais de lumière ne filtrait.

— Ne croyez-vous pas, dit-elle soudain, que je devrais remercier le prince des joyaux qu’il m’a fait remettre ce matin ? Il me semble que ce serait simplement poli.

— Non. Ce serait une erreur. Dans l’esprit de Corrado, ils te sont dus. Tu en es dépositaire... un peu comme le roi de France était dépositaire des joyaux de la Couronne. On ne remercie pas pour un dépôt.

— Pourtant les émeraudes...

— Sont sans doute un cadeau personnel... à la princesse Sant’Anna ! Tu les feras monter, tu les porteras... et tu les transmettras à tes descendants. Non, il est inutile de vouloir encore l’approcher. Je suis certain qu’il ne le souhaite pas. Si tu veux lui faire plaisir, porte les bijoux qu’il t’a donnés. Ce sera la meilleure façon de montrer qu’ils t’ont procuré une joie.

Ce soir-là, pour dîner en face du cardinal dans l’immense salle à manger, elle épingla au creux profond de son décolleté et à l’étroite ceinture qui passait sous la poitrine une large agrafe ancienne faite d’or, de rubis et de perles qui s’assortissait de longues et lourdes boucles d’oreilles. Mais, elle eut beau, durant tout le repas, jeter de discrets coups d’œil au plafond, elle n’y vit bouger aucun motif ni apparaître aucun regard... et fut étonnée d’en éprouver une vague déception. Elle se savait belle, ce soir, et cette beauté, elle souhaitait en faire l’hommage silencieux à l’époux invisible pour lui dire merci. Mais rien ne vint. Elle ne vit même pas apparaître Matteo Damiani qu’elle n’avait pas vu davantage dans la journée et tout naturellement, elle interrogea dona Lavinia, une fois rentrée dans sa chambre.