— Est-ce que... le prince serait parti ?
— Mais... non, Votre Seigneurie. Pourquoi ?
— Rien, durant cette journée, n’a marqué sa présence et je n’ai même pas vu son secrétaire, ni le Père Amundi.
— Matteo est allé voir des fermiers assez loin et le chapelain était avec Son Altesse. Il ne sort guère de chez lui que pour la chapelle ou la bibliothèque. Dois-je dire à Matteo que vous souhaitez le voir ?
— Certainement pas ! fit Marianne juste un petit peu trop vite. Je posais seulement une question.
Etendue dans son lit, elle eut du mal, ce soir-là, à trouver le sommeil et plusieurs heures coulèrent avant qu’elle eût fermé les yeux. Vers minuit, comme elle commençait à s’assoupir enfin, elle entendit le galop d’un cheval traverser le parc et, un instant, elle écouta. Mais, songeant que c’était sans doute Matteo Damiani qui rentrait, elle ne s’en inquiéta pas davantage et, refermant les yeux, sombra dans le sommeil.
Les jours qui suivirent furent paisibles et à peu près semblables au premier. En compagnie du cardinal, Marianne visita le domaine, fit quelques promenades aux environs dans l’une des nombreuses voitures que renfermaient les remises. Elle visita les bains de Lucques, d’étranges vestiges antiques et aussi, à Marlia, les jardins de la fastueuse villa d’été de la grande-duchesse Elisa. Le cardinal, en petit costume noir sans aucun ornement, n’attirait guère l’attention mais, partout, la beauté de la jeune femme soulevait l’admiration et plus encore la curiosité car la nouvelle du mariage s’était répandue. Sur les petits chemins comme dans les villages, les gens du pays s’arrêtaient sur son passage et saluaient profondément avec, dans leurs regards, une admiration qui se teintait de pitié et faisait sourire Gauthier de Chazay.
— Sais-tu qu’ils ne sont pas loin de te considérer comme une sainte ?
— Une sainte ? Moi ? Quelle idée !
— L’opinion généralement répandue dans la région est que Corrado Sant’Anna est un très grand malade. Alors on admire que toi, si jeune, si belle, tu te dévoues à ce malheureux. Quand la naissance de l’enfant sera annoncée, tu ne seras pas loin de la palme du martyre.
— Comment pouvez-vous plaisanter ainsi ! reprocha Marianne choquée par le ton légèrement cynique du prélat.
— Ma chère enfant, si l’on veut supporter la vie sans trop souffrir des autres, le mieux est de chercher en toutes choses le côté humoristique. Au surplus, il fallait bien t’expliquer pourquoi ils te regardent ainsi. Voilà qui est fait !
Mais, le plus clair de son temps, Marianne le passait au haras, malgré les remontrances du cardinal. Selon lui, non seulement la place d’une grande dame se trouvait ailleurs qu’aux écuries, mais encore il s’inquiétait, vu l’état de la jeune femme, de la voir passer à cheval de longues heures, montant tour à tour tel ou tel animal afin d’en connaître à fond les qualités et les défauts. Marianne riait de toutes ses craintes. Son état ne la gênait en rien. Aucun malaise ne venait la troubler si peu que ce soit et elle se portait à merveille, cette vie au grand air lui convenant tout à fait. Elle avait conquis Rinaldo, le chef des écuries, et il la suivait partout, comme un gros chien quand, la traîne de son amazone retroussée sur son bras – elle n’avait pas osé, pour éviter de choquer, revêtir le costume masculin qu’elle préférait de beaucoup pour monter à cheval –, elle exécutait de longues marches à travers les champs où l’on menait les bêtes.
Au retour de ces tournées épuisantes, elle dévorait son souper puis tombait sur son lit et dormait d’un sommeil d’enfant jusqu’au retour du soleil. Même l’étrange tristesse dont la villa s’enveloppait chaque soir, à la nuit tombante, n’avait plus prise sur elle. Le prince ne s’était plus manifesté, sinon pour lui faire dire qu’il était heureux de l’intérêt qu’elle prenait pour ses cheyaux et Matteo Damiani semblait se tenir à distance. Il était souvent sur les terres et on ne le voyait guère. Quand, par hasard, il rencontrait Marianne, il saluait profondément, s’inquiétait de sa santé et disparaissait sans insister.
La semaine coula ainsi, rapide et sans heurt, si agréable même que la jeune femme ne la vit pas passer mais s’aperçut en fin de compte qu’elle n’avait pas tellement envie de rentrer à Paris. L’écrasante fatigue du voyage, l’insupportable tension de ses nerfs, ses angoisses et ses appréhensions, tout cela s’en était allé au contact de la nature.
« Au fond, pourquoi ne pas rester ici encore quelque temps ? songeait-elle. Je n’ai rien à faire à Paris où l’Empereur ne rentrera pas de sitôt sans doute. »
Même le voyage de noces de Napoléon avait cessé de l’irriter. Elle était en paix avec elle-même et goûtait si pleinement le calme de sa nouvelle résidence qu’elle envisagea un instant d’y passer tout l’été et d’écrire à Jolival de venir l’y rejoindre.
Mais la fin de cette semaine ramena l’abbé Bichette, enfin revenu de sa mystérieuse mission, et les choses changèrent. Le cardinal, qui s’était montré le plus affectueux et le plus gai des compagnons, s’enferma de longues heures avec son secrétaire. Il en sortit soucieux et le front barré de plis profonds. Ce fut pour annoncer à Marianne qu’il était obligé de s’absenter et allait la quitter.
— Est-ce vraiment indispensable ? fit-elle un peu déçue. Moi qui pensais que nous pourrions prolonger un peu ce séjour ? C’était si agréable d’être ensemble ! Mais, puisque vous partez, je vais faire préparer mes bagages.
— Pourquoi donc ? Je ne m’absente que quelques jours. Ne peux-tu m’attendre ici ? Je suis comme toi, j’ai pris plaisir à vivre ainsi, côte à côte, Marianne. Pourquoi ne pas prolonger un peu ? A mon retour, je pourrai certainement te consacrer une autre semaine.
— Que vais-je faire ici, sans vous ?
Le cardinal se mit à rire.
— Mais... ce que tu faisais avec moi. Nous n’étions pas toujours ensemble. Et puis, je ne serai pas toujours là lorsque tu reviendras, chaque année, avec l’enfant. Ne crois-tu pas qu’il serait bon de t’habituer à... régner seule ? Il m’avait semblé que tu te plaisais ici.
— C’est vrai, mais...
— Alors ? Tu peux bien m’attendre quelques jours ? Cinq ou six, tout au plus... Est-ce vraiment trop ?
— Non, sourit Marianne. Je vous attendrai. Mais, quand vous partirez de nouveau, moi aussi je m’en irai.
L’accord étant ainsi conclu, le cardinal quitta la villa dans l’après-midi, flanqué de l’abbé Bichette toujours affairé, » toujours accablé sous la charge d’une foule de secrets, réels ou imaginaires, qui lui donnaient une assez réjouissante mine de perpétuel conspirateur. Mais, à peine la voiture eut-elle franchi la grille du domaine, que Marianne regretta d’avoir accepté d’attendre. L’impression pénible ressentie le premier jour revenait, comme si, seule, la présence du cardinal l’avait écartée.
En se retournant, elle vit qu’Agathe se tenait derrière elle et les yeux de la jeune fille étaient pleins de larmes. Comme elle s’en étonnait, Agathe joignit les mains.
— Est-ce que nous n’allons pas, nous aussi, nous en aller ?
— Pourquoi donc ? Est-ce que vous n’êtes pas bien ici ? Il m’a semblé que dona Lavinia s’occupait de vous avec beaucoup de gentillesse ?
— C’est vrai. Elle est la bonté même. Aussi n’est-ce pas d’elle que j’ai peur.
— De qui alors ?
Agathe eut un geste évasif qui voulait englober la maison tout entière.
— De tout... de cette maison où il fait si triste quand vient le soir, du silence quand les jets d’eau s’arrêtent, des ombres d’où l’on a toujours l’impression que quelque danger va sortir, de Monseigneur que l’on ne voit jamais... et aussi de l’intendant !
Marianne fronça les sourcils, contrariée de retrouver chez sa femme de chambre la même impression pénible qu’elle avait ressentie elle-même, mais elle s’efforça de répondre d’un ton léger pour ne pas aggraver l’inquiétude d’Agathe.
— Matteo ? Que vous a-t-il fait ?
— Rien... mais j’ai l’impression qu’il rôde autour de moi. Il a une façon de me regarder quand nous nous rencontrons, de frôler ma robe quand il passe près de moi !... Il me fait peur, Madame ! Je voudrais m’en aller.
Les faits étaient minimes, mais Agathe était toute pâle et Marianne, se souvenant de ses propres sensations, voulut dissiper ce malaise. Elle se mit à rire.
— Voyons, Agathe, il n’y a là rien de bien effrayant. Ce n’est pas, j’imagine, la première fois qu’un homme vous fait comprendre que vous lui plaisez ? A Paris, il me semblait que les hommages ne vous manquaient pas... ne fût-ce que ceux du majordome de l’hôtel de Beauharnais... ou ceux de notre Gracchus, et vous ne paraissiez pas vous en plaindre ?
— A Paris, c’était différent, fit Agathe butée en baissant les yeux. Ici... tout est étrange, pas comme partout ! Et cet homme me fait peur ! insista-t-elle.
— Eh bien, dites-le à Gracchus, il vous protégera et saura bien vous rassurer. Voulez-vous que j’en parle à dona Lavinia ?
— Non... elle me prendrait pour une sotte !
— Et elle aurait raison ! Une jolie fille doit être capable de se défendre. De toute façon, rassurez-vous, nous ne resterons plus très longtemps. Son Eminence reviendra dans quelques jours, cette fois pour un séjour assez bref, et nous repartirons en même temps qu’elle.
Mais l’inquiétude d’Agathe s’était glissée en elle, augmentant celle qui l’avait déjà envahie. Elle n’aimait pas l’idée de Matteo Damiani tournant autour d’Agathe car cela ne pouvait présenter aucun intérêt pour la jeune fille. Même si sa situation privilégiée auprès du prince pouvait en faire un parti enviable pour une petite camériste, même si, physiquement, l’homme était acceptable et ne paraissait pas son âge réel, il n’en avait pas moins largement dépassé la cinquantaine, alors qu’Agathe n’avait pas vingt ans. Elle décida d’y mettre le holà aussi discrètement mais aussi fermement que possible.
Le soir venu, incapable d’aller s’installer seule dans l’immense salle à manger, elle se fit servir chez elle et pria dona Lavinia de lui tenir compagnie et de l’aider à se coucher, tandis qu’Agathe irait, sous la protection de Gracchus, faire un tour dans le parc sous prétexte qu’elle ne lui trouvait pas bonne mine. Mais à peine Marianne eut-elle abordé le sujet qui la préoccupait que la femme de charge parut se replier sur elle-même comme une sensitive que l’on a effleurée.
— Que Votre Seigneurie me pardonne, dit-elle avec une gêne visible, mais je ne peux me charger de faire la moindre remontrance à Matteo Damiani.
— Pourquoi donc ? N’est-ce pas vous qui, jusqu’à présent, avez tout dirigé dans cette maison, les serviteurs comme la vie de chaque jour ?
— En effet... mais Matteo jouit ici d’une situation privilégiée qui m’interdit toute ingérence dans sa vie. Outre qu’il ne tolère pas facilement les reproches, il est l’homme de confiance de Son Altesse dont il a, comme moi-même, servi les parents. Si j’osais seulement une réflexion, j’obtiendrais un rire dédaigneux et un renvoi brutal à mes propres affaires.
— Vraiment ? fit Marianne avec un petit rire. Je pense n’avoir rien à craindre de semblable... quels que soient les privilèges de cet homme ?
— Oh ! Madame la Princesse !...
— Alors, allez me le chercher ! Nous verrons bien qui de nous deux aura raison ! Agathe est à mon service personnel, elle est venue de France avec moi et j’entends que l’on ne lui fasse pas mener ici une vie impossible. Allez, dona Lavinia, et ramenez-moi Monsieur l’Intendant sur l’heure.
La femme de charge plongea dans sa révérence, disparut puis revint quelques instants plus tard, mais seule. A l’en croire, Matteo était introuvable. Il n’était pas auprès du prince ni dans aucun autre lieu de la maison. Peut-être s’était-il attardé à Lucques où il se rendait fréquemment, ou bien dans quelque ferme...
Elle parlait très vite, ajoutant les mots les uns aux autres, en femme qui cherche à convaincre, mais plus elle accumulait les bonnes raisons à l’absence de l’intendant et moins Marianne la croyait. Quelque chose lui disait que Matteo n’était pas loin mais ne voulait pas venir...
— C’est bon, fit-elle enfin. Laissons cela pour ce soir, puisqu’il est invisible, mais nous verrons la chose demain matin. Faites-lui savoir que je l’attends ici à la première heure... sinon, je prierai le prince... mon époux, de m’entendre !
Dona Lavinia ne répondit pas, mais son malaise semblait augmenter. Tandis que, remplaçant Agathe, elle défaisait les épaisses tresses noires de sa maîtresse et les brossait pour la nuit, Marianne sentit trembler ses mains toujours si sûres d’habitude. Elle n’en éprouva aucune pitié. Au contraire, pour essayer de percer un peu le mystère que représentait cet intendant intouchable, elle s’efforça, presque cruellement, de pousser dona Lavinia dans ses retranchements, posant question sur question au sujet de la famille de Damiani, de sa situation auprès des parents du prince, au sujet aussi de ces mêmes parents. Dona Lavinia feintait, se dérobait, répondait si évasivement que Marianne n’apprit rien de plus et que finalement, exaspérée, elle pria la femme de charge de la laisser se coucher seule. Visiblement soulagée, elle ne se le fit pas dire deux fois et quitta la chambre avec la hâte de quelqu’un qui n’en peut plus.
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