Demeurée seule, Marianne fit, avec agitation, deux ou trois tours dans sa chambre, puis, arrachant sa robe de chambre, souffla les bougies et alla se jeter sur son lit. Une chaleur de mois d’août s’était abattue, depuis le matin, sur le pays et le soir n’y avait apporté que très peu d’allégement. Etouffante et lourde elle avait durant le jour envahi les grandes pièces de la villa, malgré la fraîcheur sans cesse renouvelée des cascades, et collait à la peau. Sous les rideaux dorés de son baldaquin, Marianne se sentit bientôt trempée de sueur.

Vivement, elle sauta à bas de son lit, alla tirer les rideaux, ouvrit les fenêtres en grand, espérant un peu d’apaisement à cette fièvre qui la brûlait. La clarté du jardin baigné de lune apparut, magique, irréelle, habitée seulement par la chanson ruisselante des fontaines. L’ombre des grands arbres s’étendait, très noire sur l’herbe sans couleur. La campagne, au delà des jardins, était silencieuse et toute la nature semblait pétrifiée. Le monde, cette nuit, avait l’air mort.

Oppressée, la gorge sèche, Marianne voulut aller vers son lit pour boire un peu d’eau à la carafe posée à son chevet, mais s’arrêta, le mouvement à peine ébauché, et revint à la fenêtre. Dans le lointain, le galop d’un cheval se faisait entendre, doux roulement qui se rapprochait peu à peu, s’amplifiait, devenait plus précis et plus fort. D’un bosquet jaillit un éclair blanc. L’œil perçant de Marianne reconnut aussitôt Ilderim[5], le plus bel étalon du haras, le plus difficile aussi, un pur-sang blanc comme neige, d’une incroyable beauté mais si capricieux que, malgré toute sa science équestre, elle n’avait pas encore osé le monter. L’enfant qui habitait son corps lui interdisait tout de même ce genre de folie. Elle distingua aussi la forme noire d’un cavalier mais sans parvenir à le reconnaître. Il semblait grand et vigoureux. Pourtant, à cette distance, il était impossible de rien préciser. Une chose était certaine : ce n’était pas Matteo Damiani et pas davantage Rinaldo, ni aucun des palefreniers. En l’espace d’un instant cheval et cavalier avaient franchi la pelouse et s’étaient engouffrés sous le couvert des arbres où le martèlement cadencé des sabots décrut pour disparaître complètement. Mais Marianne avait eu le temps d’admirer l’irréprochable assiette du cavalier qui, fantôme noir sur tant de blancheur, semblait ne faire qu’un avec sa monture. L’arrogant Ilderim reconnaissait en lui son maître.

Et soudain, une pensée traversa l’esprit de Marianne, s’y installa et le tourmenta si bien qu’incapable d’attendre le matin pour la vérifier, elle alla jusqu’à la sonnette disposée à la tête de son lit et l’agita aussi énergiquement que s’il s’était agi de sonner le tocsin. En quelques instants dona Lavinia, en camisole et bonnet à bride, fut dans la chambre, visiblement affolée et craignant sans doute le pire. Trouvant Marianne debout et apparemment très calme, elle poussa un soupir de soulagement.

— Dieu que j’ai eu peur ! J’ai cru que Madame la Princesse était malade et que...

— Ne vous troublez pas, dona Lavinia, je vais très bien. Croyez que je suis désolée de vous avoir réveillée, mais je souhaite que vous répondiez à une question... que vous y répondiez sur l’heure... et clairement si possible !

La chandelle que tenait Lavinia vacilla si fort qu’elle dut la poser sur un meuble.

— Quelle question, Madame ?

Du geste, Marianne désigna la fenêtre largement ouverte près de laquelle elle se tenait puis enveloppa de son regard impérieux le visage de la femme de charge qui, sous cet éclairage lunaire, semblait fait de plâtre.

— Vous savez très bien quelle question, dona Lavinia, sinon vous ne seriez pas si pâle ! Qui est l’homme que je viens de voir traverser, à cheval et à un train d’enfer, le tapis vert ? Il montait Ilderim sur le dos duquel je n’ai encore jamais vu personne. Allons, répondez ! Qui est-il ?

— Madame... je...

La pauvre femme semblait ne se soutenir qu’avec peine et avait cherché appui au dossier d’un fauteuil, mais Marianne alla vers elle, posa la main sur son épaule et, impitoyable, répéta, détachant les syllables :

— Qui est-il ?

— Le... le prince Corrado !

La poitrine oppressée de Marianne se dégonfla en un long soupir de soulagement. Elle n’était pas surprise. Depuis qu’elle avait aperçu la vague forme du cavalier, elle s’était attendue à cette réponse, bien qu’elle fît lever en elle toute une suite de points d’interrogation. Mais dona Lavinia, vidée de ses forces et au mépris de tout protocole, venait de se laisser tomber dans le fauteuil et s’était mise à pleurer, la tête dans ses mains. En un instant, Marianne prise de remords devant cette douleur, fut à genoux près d’elle, cherchant à l’apaiser.

— Calmez-vous, dona Lavinia ! Je ne voulais pas vous faire de peine en vous interrogeant ainsi. Mais comprenez à quel point peut être pénible ce mystère qui m’entoure depuis que je suis ici !

— Je sais... je comprends bien... balbutia Lavinia. Bien sûr... je savais qu’une nuit ou l’autre vous le verriez et que vous poseriez cette question, mais j’espérais... Dieu sait quoi ?

— Que je ne resterais pas assez longtemps pour l’apercevoir, peut-être ?

— Peut-être... mais c’était puéril car, tôt ou tard... Voyez-vous, Madame, il sort ainsi presque toutes les nuits. Il galope des heures avec Ilderim que lui seul peut monter. C’est sa plus grande joie... la seule qu’il s’accorde !

Un sanglot passa dans la voix de la femme de charge. Marianne, doucement, emprisonna ses deux mains dans les siennes et murmura :

— N’exagère-t-il pas la rigueur envers lui-même, dona Lavinia ? Cet homme n’est ni un malade ni un infirme, sinon il ne pourrait pas monter Ilderim... La silhouette que j’ai aperçue ne semblait aucunement contrefaite. Il m’a semblé qu’il était grand et, apparemment vigoureux. Alors, pourquoi se cacher ainsi, pourquoi se condamner à cette claustration inhumaine, pourquoi s’enterrer vivant ?

— Parce qu’il est impossible qu’il en soit autrement... Impossible ! Croyez-moi, Princesse, ce n’est pas par goût morbide du mystère ni par besoin de se singulariser que mon pauvre enfant s’est ainsi retranché du monde. C’est parce qu’il ne pouvait pas l’éviter.

— Mais enfin, la forme que j’ai aperçue vaguement n’avait rien de repoussant. Elle semblait... normale, oui, normale.

— Peut-être est-ce... le visage qui ne l’est pas !

— Ce ne serait qu’un prétexte. J’ai vu, déjà, des hommes affreux, défigurés par une blessure et dont la vue était difficilement soutenable, mais qui n’en vivaient pas moins au grand jour. J’ai vu aussi des hommes porter des espèces de masque, ajouta-t-elle se souvenant de Morvan et de ses balafres.

— Et Corrado en porte un quand il sort ainsi. La nuit et l’ombre d’un manteau, d’un chapeau ne lui semblent pas suffisants pour le cacher. Mais, au grand jour, le masque lui-même serait insuffisant. Croyez-moi, je vous en conjure, Madame, ne cherchez pas à savoir, ni à l’approcher. Il... il pourrait en mourir de honte !

— De honte ?

Péniblement, dona Lavinia se leva et attira Marianne à elle pour qu’elle en fît autant. Elle avait cessé de pleurer et un grand calme s’était répandu sur son visage. En quelque sorte, elle semblait soulagée maintenant d’avoir parlé. Regardant Marianne bien droit dans les yeux, elle ajouta gravement :

— Voyez-vous, Corrado porte le poids d’une malédiction qui s’est jadis abattue sur cette maison autrefois forte et puissante, une malédiction qui avait un visage d’ange. Et seul l’enfant que vous allez lui donner pourra exorciser, sinon Corrado lui-même car au mal dont il souffre il n’est pas de remède, mais au moins le nom de Sant’Anna qui, à nouveau, brillera parmi les hommes. Bonne nuit, Votre Seigneurie. Essayez d’oublier ce que vous avez vu.

Cette fois, Marianne, vaincue, n’insista pas. Elle laissa dona Lavinia se retirer sans un mot. Elle se sentait lasse jusqu’à l’âme, comme si elle avait fourni un long et douloureux effort et le découragement s’était emparé d’elle. L’énigme que représentait Corrado l’emplissait tout entière, la hantait, insoluble et lancinante. Sa curiosité, exacerbée, ce besoin qu’elle avait toujours eu de ne voir autour d’elle que des choses claires et évidentes, la poussaient aux pires folies, par exemple aller se cacher sur le passage du cavalier fantôme ; se jeter devant les sabots d’Ilderim pour l’obliger à s’arrêter, mais quelque chose d’inexplicable la retenait. Peut-être ces mots que dona Lavinia avait prononcés : « Il pourrait en mourir de honte... », des mots aussi lourds de tristesse que la voix venue du fond d’un miroir.

Pour essayer à la fois de retrouver un peu de calme et de fraîcheur, elle alla baigner son visage et ses mains dans le cabinet de toilette, aspergea tout son corps d’eau de Cologne et revint s’étendre, mais sans pouvoir davantage trouver le sommeil. La chaleur accablante et les idées qui menaient dans sa tête une sarabande échevelée le chassaient inexorablement. Son oreille demeurait tendue vers les bruits incertains de la nuit, guettant le roulement lointain d’un cheval au galop. Mais les heures s’écoulèrent sans que rien ne se fît entendre et Marianne, épuisée, finit par sombrer dans une sorte de torpeur qui n’était plus la veille, mais n’était pas non plus un véritable sommeil. Des images étranges passaient dans son esprit, comme dans un rêve, et pourtant elle n’avait pas l’impression de dormir. C’étaient des formes vagues et nuageuses ou encore les personnages du plafond qui lui semblaient être soudain descendus pour l’entourer d’une ronde grimaçante et moqueuse, c’étaient les fleurs bizarres qui se penchaient sur elle et devenaient visages, c’était le mur de sa chambre qui s’entrouvrait soudain pour laisser passer une tête et cette tête était celle de Matteo Damiani...

Avec un cri, Marianne s’éveilla brusquement. Cette dernière impression avait été si forte qu’elle avait déchiré les brumes du sommeil pour la rejeter dans la réalité, trempée de sueur et la gorge serrée. Elle s’assit sur son lit, rejeta une longue mèche humide qui tombait sur son visage et regarda autour d’elle. Le jour commençait à poindre et baignait sa chambre d’une teinte mauve où déjà se devinait le rose de l’aurore. Quelque part dans la campagne, les coqs lançaient leurs cris enroués qui se répondaient, d’une ferme à l’autre. Une fraîcheur venait du jardin et, dans son lit humide, dans sa chemise collée à son corps, Marianne eut soudain froid. Elle se leva pour 1’ôter, en prendre une sèche et mettre une robe de chambre, pour aussi achever de chasser l’angoisse que lui avait laissée son mauvais rêve, quand son regard tomba sur l’endroit où dans son cauchemar elle avait vu apparaître la tête de Matteo et elle eut une exclamation de stupeur : sous la bordure dorée de l’un des miroirs, une ligne noire apparaissait sur le mur, une ligne noire qu’elle n’y avait jamais vue.

Sans faire plus de bruit qu’un chat, sur ses pieds nus, Marianne, le cœur battant, s’en approcha, sentit un léger courant d’air. Sous sa main le panneau s’écarta doucement, découvrant le trou noir d’un petit escalier creusé dans l’épaisseur du mur où il s’enfonçait en spirale. Brusquement, tout s’éclaira dans son esprit. Ainsi elle n’avait pas rêvé ! Dans son demi-sommeil, elle avait vraiment vu Matteo Damiani apparaître à cette ouverture, mais dans quel but ? Pourquoi faire ? Combien de fois déjà avait-il osé venir ainsi dans sa chambre pendant qu’elle dormait ?... En même temps, elle se souvint du visage entrevu dans le miroir, au soir du mariage, tandis qu’elle se déshabillait. Là non plus, elle n’avait pas rêvé ! Il était bien là et, au souvenir de son expression de brutale convoitise, le visage de Marianne s’empourpra, à la fois de pudeur blessée et de fureur. Une folle colère s’empara d’elle. Ainsi, non content de courtiser Agathe de façon à la gêner, ce misérable avait osé s’introduire chez elle, Marianne, l’épouse de son maître, pour y surprendre les secrets de son intimité ! Qu’espérait-il en venant ainsi comme un voleur ? Quel geste insensé aurait-il peut-être osé un jour, ce matin même si elle n’avait pas découvert le panneau que, dans sa précipitation sans doute, il avait mal refermé ?

— Je vais lui ôter à tout jamais l’envie de recommencer ! gronda la jeune femme.

Sans prendre le temps même de respirer, elle enfila une robe prise au hasard, chaussa de minces sandales dont elle noua rapidement les rubans et alla prendre dans son sac de voyage l’un des pistolets que Napoléon lui avait donnés et qu’elle avait, naturellement, emportés de Paris. Elle en vérifia rapidement le chargement puis le glissa dans sa ceinture et alluma une bougie. Ainsi équipée elle se dirigea avec décision vers le panneau demeuré ouvert et s’engagea dans l’escalier.