Le courant d’air coucha la flamme de sa chandelle, mais ne l’éteignit pas. Doucement, sans faire le moindre bruit, protégeant la flamme de sa main libre, elle descendit les marches usées. L’escalier n’était pas long et ne faisait pas plus d’un étage. Il débouchait sur l’arrière de la maison, à l’abri d’un épais massif de feuillage qui en masquait l’entrée. A travers les branches, Marianne vit soudain devant elle l’eau calme de la nymphée que l’aurore empourprait. Elle vit aussi Matteo disparaître dans la grotte qui s’ouvrait au centre de la colonnade et décida de se lancer à sa poursuite. Vivement, elle souffla sa bougie et la posa sous les branches pour la reprendre au retour.
Elle ne savait pas ce que l’intendant allait faire là, mais elle savait qu’il y serait pris comme dans un piège et ne pourrait pas lui échapper. Elle connaissait, en effet, la grotte qu’elle avait visitée avec son parrain. C’était un lieu agréable par les grosses chaleurs. Le bassin de la nymphée se prolongeait à l’intérieur y créant une sorte de piscine au milieu d’un salon, car les rochers des murs étaient drapés de soieries et, autour du bassin, des tapis et des coussins avaient été disposés pour le repos avec une profusion tout orientale.
Légère, elle se lança sur la trace de l’intendant et se mit à courir le long de la colonnade. Au moment de pénétrer dans la grotte, elle hésita un instant, s’aplatit contre la paroi rocheuse et tira son pistolet. Puis, lentement, lentement, elle avança, tourna l’entrée... et poussa une exclamation de stupeur : non seulement il n’y avait personne dans la grotte, mais encore l’une des draperies des murailles, relevée, révélait l’entrée d’une espèce de tunnel qui devait traverser la colline, car, au bout, le jour apparaissait.
Sans hésiter un seul instant, serrant seulement un peu plus fort son arme dans sa main, Marianne s’avança dans le tunnel qui était assez large et dont le col couvert de sable fin était agréable à la marche et parfaitement silencieux. Une excitation avait peu à peu, en elle, remplacé en partie la colère, une excitation sœur jumelle de celle éprouvée jadis, à Selton, quand elle chassait le renard, mais ce renard-là pouvait se révéler aussi dangereux qu’un fauve et l’approche du danger exaltait Marianne. Il y avait aussi la pensée d’avoir, en si peu de temps, abordé quelques-uns des secrets des Sant’Anna. Mais parvenue au bout du passage, elle demeura blottie contre le rocher, dans l’ombre, contemplant l’étrange spectacle qui s’offrait à elle.
Le tunnel débouchait dans une clairière étroite, une faille entre deux escarpements, fermée sur deux côtés par des broussailles et une épaisse végétation forestière. Dans le fond, adossé à la muraille rocheuse, chevelue de ronces et de plantes grimpantes, un peuple de statues pétrifiées en une gesticulation délirante habitait une architecture de rocaille et accentuait l’aspect tragique du bâtiment dont les ruines calcinées occupaient le centre de la clairière.
Ce n’était plus qu’un amas de fûts de colonnes noircis, de pierres écroulées, de sculptures brisées sur lesquelles rampaient la ronce tenace et le lierre noir à l’odeur âpre. L’incendie qui l’avait détruit jadis avait dû être d’une rare violence, car la rocaille comme la muraille rocheuse montraient de longues traînées noires laissées par les flammes. Mais, sur ces ruines, sur cette désolation, miraculeusement préservée sans doute, brillant de toute la pureté de son marbre blanc, une statue s’érigeait et semblait régner. Et Marianne retint son souffle, fascinée par ce qu’elle voyait.
Dans l’amoncellement de décombres, quelques marches avaient été grossièrement aménagées et, sur le dernier de ces degrés, Matteo Damiani à genoux et courbé, enlaçait de ses deux bras les jambes de la statue. C’était la plus belle et la plus étrange statue que Marianne eût jamais vue. Elle représentait, grandeur nature, une femme nue d’une beauté presque diabolique à force de perfection et de sensualité. Debout, les bras rejetés en arrière et nettement détachés du corps, la tête renversée, comme tirée par le poids de sa chevelure dénouée, la femme, les yeux clos et les lèvres entrouvertes, semblait s’offrir à quelque invisible amant. L’art du sculpteur avait rendu avec une précision hallucinante les moindres détails du corps féminin, mais la vérité avec laquelle il avait traduit, sur ce visage aux yeux étirés, aux lèvres gonflées de volupté, l’extase d’un plaisir à ce point aigu qu’il frôlait la douleur, tenait du prodige. Et Marianne, troublée par cette trop belle image du désir, pensa que l’artiste avait dû aimer son modèle avec une ardeur suppliante.
Le soleil se levait. Un rayon doré glissa sur l’épaule de la colline et vint caresser la statue. Aussitôt le marbre froid se réchauffa, se mit à vibrer. Des reflets dorés s’allumèrent sur le grain poli, plus doux peut-être qu’une peau humaine, de l’insensible pierre, et Marianne crut un instant que la statue s’animait. Alors, elle vit une chose incroyable : Matteo s’était dressé et, debout sur le socle, il avait pris la femme de marbre dans ses bras. Avec une passion furieuse il baisait les lèvres qui s’offraient si naturellement, comme s’il voulait leur communiquer sa propre chaleur, tout en murmurant des paroles sans suite, injures et mots d’amour mélangés. Cela formait une litanie singulière où la colère se mêlait à l’amour et aux plus brutales expressions du désir. En même temps, ses mains fébriles parcouraient le corps de marbre qui, dans la chaude lumière du matin, semblait frémir sous les caresses.
Cette scène d’amour avec une statue avait quelque chose d’hallucinant et Marianne, épouvantée, recula dans l’ombre du tunnel, oubliant qu’elle était venue ici pour confondre cet homme et le menacer. Le pistolet, inutile, tremblait maintenant entre ses doigts et elle le remit à sa ceinture. L’homme était fou, il n’y avait pas d’autre explication à ce comportement délirant et, soudain, Marianne eut peur. Elle était seule, avec un fou, dans un lieu caché que, peut-être ignoraient la plupart des habitants de la villa. Même l’arme qu’elle portait lui parut dérisoire. Matteo était sans doute d’une force dangereuse. Il pouvait se jeter sur elle, s’il la découvrait, l’attaquer avant qu’elle ne pût se défendre. Ou, alors, il faudrait tirer, tuer... et cela, elle ne le voulait pas. La mort involontaire qu’elle avait donnée à Ivy St Albans lui avait suffisamment pesé et lui pesait encore.
Elle entendit l’homme, dans son délire, promettre à son insensible maîtresse de revenir cette nuit.
— La lune sera pleine, diablesse, et tu verras que je n’ai rien oublié, gronda-t-il.
Le cœur de Marianne bondit. Il allait partir, la découvrir... sans plus attendre, elle s’enfuit, parcourant le tunnel, la grotte, la nymphée à la vitesse d’un lièvre poursuivi, se jeta derrière le massif et s’engouffra dans l’escalier, mais se retourna pour jeter un dernier regard à travers les feuilles. Il était temps. Matteo émergait de la grotte et, à nouveau, Marianne se demanda si elle n’avait pas rêvé. L’homme que, l’instant précédent, elle avait surpris en pleine crise de folie érotique, marchait paisiblement sur le sentier tracé entre la colonnade et l’eau, les mains nouées au dos, son visage rude semblant respirer avec délices le vent léger qui jouait dans ses cheveux gris. Ce n’était plus qu’un promeneur matinal profitant de la fraîcheur des jardins humides de rosée avant d’entamer sa journée de travail...
Vivement, Marianne grimpa l’escalier, franchit le panneau ouvert mais, avant de le refermer, prit bien soin d’en observer le mécanisme extérieur et intérieur. Il pouvait, en effet, s’ouvrir des deux côtés, par une poignée dans l’escalier, par l’enfoncement d’un motif de la moulure dorée dans la chambre. Puis, comme l’heure approchait où Agathe lui apportait la tasse de thé matinale, Marianne se hâta d’ôter robe et sandales et de se glisser dans son lit. A aucun prix elle ne voulait qu’Agathe, déjà tellement effrayée, découvrît son expédition du petit jour.
Calée dans ses oreillers, elle essaya de réfléchir calmement bien que ce ne fût guère facile. La découverte successive du panneau dans le mur, du temple de la clairière, de la statue et de la folie de Matteo avait de quoi ébranler un système nerveux plus solide encore que le sien. Et il y avait aussi ce rendez-vous singulier et menaçant qu’il avait donné à sa maîtresse de marbre. Que signifiaient ces paroles bizarres ? Qu’est-ce qu’il n’avait pas oublié ? Que venait-il faire, la nuit, dans ces ruines et d’abord qu’était ce monument incendié sur les décombres duquel trônait la statue ? Une villa ? Un temple ? Quel culte y avait-on célébré et y célébrait-on encore ? A quel rituel obscur et dément Matteo entendait-il sacrifier cette nuit ?
Toutes ces questions s’entrecroisaient dans l’esprit de Marianne sans qu’elle pût y trouver la moindre réponse. Elle eut, tout d’abord, l’idée d’interroger une fois de plus dona Lavinia, mais elle savait que ses interrogatoires faisaient souffrir la pauvre femme, sans doute encore mal remise de celui de cette nuit. Et puis, il était très possible qu’elle ignorât tout de l’étrange déesse à laquelle l’intendant sacrifiait secrètement, comme de sa folie... Le prince lui-même savait-il à quoi son intendant et secrétaire occupait ses nuits ? Et, s’il le savait, accepterait-il de répondre à Marianne en admettant qu’elle réussît à se faire entendre de lui ? Le mieux était peut-être encore d’interroger Matteo lui-même, en prenant naturellement certaines précautions. D’ailleurs, n’avait-elle pas ordonné la veille, à dona Lavinia, de le lui envoyer à la première heure ?
— Nous allons bien voir ! fit-elle entre ses dents.
Sa décision prise, Marianne avala le thé brûlant qu’Agathe lui apportait justement, procéda à sa toilette et se fit habiller. La journée promettant d’être aussi chaude que la précédente, elle choisit une robe de jaconas jaune soufre brodée de marguerites blanches, des escarpins assortis. S’habiller de teintes claires et gaies lui semblait un bon moyen de lutter contre les impressions pénibles que lui avait laissées cette nuit. Puis, comme dona Lavinia venait l’avertir que l’intendant était à sa disposition, elle se rendit dans le petit salon attenant à sa chambre et ordonna qu’on l’introduisît.
Assise devant un petit secrétaire, elle le regarda approcher en essayant de dissimuler de son mieux l’aversion qu’il lui inspirait. La scène de la clairière était trop fraîche encore et trop présente à son esprit pour que le dégoût ne fût pas à fleur de peau, mais, si elle voulait apprendre quelque chose, il lui fallait absolument se maîtriser. Il ne semblait d’ailleurs nullement ému de se trouver là et quiconque l’eût vu, debout devant la jeune femme, dans une attitude déférente, eût juré qu’il était le modèle des serviteurs et non un homme assez vil pour s’introduire comme un voleur, chez cette même femme, quand le sommeil la laissait sans défense.
Pour se donner une contenance et empêcher ses doigts de trembler, Marianne avait pris une longue plume d’oie sur le plumier et jouait avec, distraitement, mais, comme elle gardait Je silence, Matteo prit le parti d’ouvrir la conversation.
— Votre Seigneurie m’a fait demander ?
Elle releva sur lui un regard plein d’indifférence.
— Oui, signor Damiani, je vous ai fait demander. Vous êtes l’intendant de ce domaine et, à ce titre, je pense qu’aucun des détails qui le concernent ne doit vous être inconnu ?
— Je crois, en effet, le connaître à fond, fit-il avec un demi-sourire.
— Vous allez donc pouvoir me renseigner. Hier après-midi la chaleur était si lourde que les jardins eux-mêmes étaient étouffants. J’ai donc cherché à la fois refuge et fraîcheur dans la grotte de la nymphée...
Elle s’arrêta mais son regard ne lâchait pas l’intendant et elle crut bien voir se pincer légèrement ses épaisses lèvres. Avec une feinte nonchalance, mais n’en distillant pas moins chaque mot, elle poursuivit :
— J’ai pu m’apercevoir que l’une des tentures, légèrement déplacée, laissait passer un courant d’air et j’ai vu l’ouverture qu’elle masquait. Je ne serais pas femme si je n’étais curieuse et j’ai suivi ce passage puis découvert, au bout, les vestiges d’un monument incendié.
Volontairement, elle n’avait pas mentionné la statue mais cette fois, elle en était sûre, Matteo avait pâli sous son hâle. Les yeux soudain assombris, il murmura :
— Je vois ! Puis-je dire à votre Seigneurie que le Prince n’aimerait pas apprendre qu’elle a découvert le petit temple, c’est un sujet interdit pour lui et il vaudrait mieux pour Madame...
— Je suis seule juge de ce qui est préférable pour moi, signor Damiani. Si je vous parle à vous, c’est sans doute parce que je n’ai aucune intention d’aller interroger... mon époux sur cette question, à plus forte raison si elle lui est désagréable. Mais vous, vous allez me répondre.
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