— Entrons dans l’église, dit-elle. Nous pourrons voir et entendre sans être vus nous-mêmes.

Tous deux pénétrèrent dans le petit sanctuaire dont l’air humide et froid, sentant fortement le moisi, tomba sur leurs épaules mouillées comme une chape de plomb.

— Nous allons attraper la mort, là-dedans ! grommela Jolival sans que Marianne jugeât bon de répondre.

Il régnait là une demi-obscurité. L’église était presque à l’abandon. Nombre de vitraux cassés étaient remplacés par du papier huilé. Des débris de statues formaient, dans un coin, un grand tas de décombres et il n’y avait plus que deux ou trois bancs tandis que les toiles d’araignées drapaient en abondance la chaire à prêcher et le banc d’œuvres. Mais, sous la petite tribune, la grande porte, entrouverte, permettait de voir ce qui se passait sous le porche où justement, l’Empereur et son compagnon arrivaient en courant. Une voix mordante, impatiente et trop reconnaissable, troubla le silence du sanctuaire.

— Nous attendrons ici. Crois-tu qu’ils soient encore loin ?

— Certainement pas, répondit l’autre personnage, un grand gaillard brun aux cheveux frisés et à la mise avantageuse qui faisait de son mieux pour abriter sous son grand manteau un gigantesque bicorne empanaché. Mais pourquoi attendre ici, sous cette voûte campagnarde où, en plus de pluie qui nous arrive dessus, nous bénéficions de l’eau des gouttières. Ne pouvons-nous demander asile dans l’une de ces fermes ?

— Le séjour de Naples ne te vaut rien, Murât, ricana l’Empereur. Voilà que tu crains quelques gouttes d’eau à présent ?

— Je ne les crains pas pour moi mais bien pour mon costume. Mes plumes vont être perdues et j’aurai l’honneur de saluer l’Impératrice avec à peu près autant d’allure qu’un palmier découragé !

— Si tu t’habillais plus simplement, cela ne t’arriverait pas. Imite-moi !

— Oh, vous, Sire, je vous l’ai toujours dit, vous vous habillez trop « à la papa » et on ne va pas au-devant d’une archiduchesse d’Autriche habillé comme un bourgeois.

Cette étrange discussion vestimentaire avait eu au moins l’avantage de permettre à Marianne de retrouver le plein contrôle d’elle-même. Son cœur avait cessé de battre à ce rythme étouffant de l’instant précédent et sa jalousie se teintait d’une bien féminine curiosité. Ainsi c’était là le fameux Murat, beau-frère de l’Empereur et roi de Naples ? Malgré le superbe costume bleu et or qui se dissimulait à peine sous le grand manteau noir, et malgré sa haute stature, elle lui trouvait une physionomie assez vulgaire et la mine trop conquérante. C’était peut-être le plus grand cavalier de l’Empire mais, dans ce cas, il n’aurait jamais dû se montrer sans son cheval. Tel que, il semblait incomplet. Cependant, Napoléon expliquait :

— Je veux faire une surprise à l’archiduchesse, je te l’ai déjà dit, et me montrer à elle sans apparat, de même que je veux la voir dans le simple costume du voyage. Nous sortirons sur la route quand le cortège sera en vue.

Un soupir, si fort qu’il parvint jusqu’à Marianne, donna seul la mesure de ce que pensait Murat de ce projet, puis il ajouta résigné :

— Attendons !

— Allons ! Ne fais pas cette mine ! Tout ceci est extrêmement romantique, voyons ! Et je te rappelle que ta femme est auprès de Marie-Louise ! N’es-tu pas heureux de revoir Caroline ?

— Si bien sûr ! Mais nous sommes mariés depuis assez longtemps pour que l’effet de surprise ne joue plus tellement. Et d’ailleurs...

— Tais-toi ! Est-ce que tu n’entends rien ?

Tous les occupants de l’église, observateurs et observés, tendirent l’oreille. En effet, dans le lointain, une sorte de grondement se faisait entendre, pareil à l’approche d’un orage faible et encore très éloigné, mais qui se rapprochait peu à peu.

— En effet, dit Murat avec un visible soulagement. Ce sont sûrement les voitures ! D’ailleurs... (et le roi de Naples quittant courageusement l’abri du porche s’avança sur la route puis revint en courant et en criant :) Voilà les premiers hussards de l’escorte ! Votre épouse arrive, Sire !

L’instant suivant Napoléon l’avait rejoint, tandis que Marianne, poussée par une irrépressible curiosité, s’avançait jusqu’à la porte de l’église. Elle ne courait pas le moindre risque d’être aperçue. Toute l’attention de l’Empereur était tendue vers cette longue file de voitures qui, au bout de la route, s’avançait à vive allure, précédée de cavaliers bleus et mauves et Marianne ressentit cette tension jusqu’au fond du cœur. Elle comprit d’un seul coup avec quelle ardeur il attendait celle dont il espérait un héritier, cette fille des Habsbourg grâce à laquelle, enfin, il atteindrait le sang royal traditionnel. Pour lutter contre le chagrin qui montait, elle s’efforça de se rappeler ses paroles désinvoltes : « J’épouse un ventre... » Ce fut dérisoire. Tout dans le comportement de son amant – ne disait-on pas qu’il avait voulu apprendre à danser en l’honneur de sa fiancée ? – lui criait avec quelle impatience il avait attendu le moment où sa future femme lui serait remise, tout jusqu’à cette escapade de collégien romantique en compagnie de son beau-frère ! Il n’avait pas eu le courage de patienter jusqu’au lendemain et jusqu’à l’entrevue, officiellement réglée, de Pontarcher.

Maintenant, Napoléon était au milieu de la route et les hussards bleus, retenant leurs montures devant cette silhouette si connue, criaient : « L’Empereur ! Voilà l’Empereur ! » Le cri fut repris par le chambellan, M. de Seyssel, qui suivait immédiatement. Mais Napoléon n’écoutait pas, ne voyait pas. Sans se soucier de la pluie qui redoublait, il courut comme un jeune homme jusqu’à une grande voiture, tirée par huit chevaux, ouvrit la portière sans attendre qu’on le fît pour lui. Marianne vit que deux femmes étaient à l’intérieur. L’une s’écria en s’inclinant :

— Sa Majesté l’Empereur !

Mais Napoléon, c’était évident, ne voyait que sa compagne : une grande fille blonde et rose, aux yeux bleus, un peu globuleux et à fleur de tête qui, d’ailleurs, avait l’air passablement effrayée. Ses lèvres, lourdement ourlées, tremblaient bien qu’elle s’efforçât de sourire. Elle était vêtue d’un manteau de velours vert, mais portait sur la tête une affreuse toque garnie de plumes de perroquet multicolores qui lui donnait l’air d’un plumeau.

Marianne, qui, à quelques pas de l’archiduchesse, la dévorait des yeux, éprouva une joie féroce à la découvrir sinon laide, du moins quelconque. Certes, Marie-Louise était fraîche, mais ses yeux bleus étaient sans expression et, sous le nez un peu long, la fameuse lèvre Habsbourg n’avait rien de gracieux. Et qu’elle était donc mal habillée ! Et puis, pour une jeune fille, elle était vraiment un peu trop potelée. Avant dix ans, elle serait grosse, car elle donnait déjà une impression de lourdeur.

Avidement, la jeune femme guettait les réactions de l’Empereur qui, les pieds dans l’eau, contemplait son épouse. Certainement, il devait être déçu, il allait saluer, protocolairement, baiser la main de sa femme et regagner ensuite sa voiture que l’on réparait déjà un peu plus loin... Mais non ! Sa voix joyeuse claironnait :

— Madame, j’éprouve à vous voir un grand plaisir !

Après quoi, escaladant le marchepied, sans se soucier du fait qu’il était mouillé comme un barbet, il prit la grande blonde dans ses bras et l’embrassa à plusieurs reprises avec un enthousiasme qui arracha un sourire crispé à l’autre dame de la voiture, une jolie blonde à la peau nacrée, dodue et charmante, malgré une tête trop grosse et un cou trop court, mais dont l’œil sarcastique démentait la naïveté de l’expression et déplut aussitôt à Marianne. C’était sans doute la fameuse Caroline Murat, sœur de Napoléon, et l’une des plus redoutables chipies du régime. L’homme qui avait accompagné l’Empereur l’embrassait d’ailleurs après avoir baisé la main de l’archiduchesse, mais se retirait aussitôt pour regagner solitaire la berline sans armoiries, tandis que Napoléon radieux s’installait en face des deux femmes et criait au chambellan demeuré debout auprès de la voiture :

— Maintenant, vite à Compiègne ! Et que l’on brûle les étapes.

— Mais, Sire, protesta la reine de Naples, nous sommes attendues à Soissons où les notabilités ont préparé un souper, une réception...

— Ils mangeront leur souper sans nous ! Je désire que Madame soit, dès ce soir, chez elle ! En route !

Ainsi rabrouée, Caroline pinça les lèvres et se réfugia dans son coin tandis que la voiture s’ébranlait. Marianne, les yeux pleins de larmes, put voir encore le sourire ravi dont Napoléon enveloppait sa fiancée. Un bref commandement claqua et remit au trot les chevaux de l’escorte. L’une après l’autre, les quatre-vingt-trois voitures du cortège commencèrent à défiler devant l’église. Appuyée d’une épaule à la pierre humide du porche gothique, Marianne les regardait passer sans même les voir, emportée dans une rêverie si douloureuse qu’il fallut qu’Arcadius la secouât doucement pour qu’elle parût s’éveiller.

— Que faisons-nous maintenant ? demanda-t-il. Nous devrions retourner à l’auberge. Vous êtes trempée... et moi aussi.

Mais la jeune femme l’enveloppa d’un regard farouche.

— Nous allons à Compiègne, nous aussi.

— Mais... pour quoi faire ? s’étonna Jolival. J’ai peur que vous ne méditiez une folie. Qu’avez-vous à voir avec ce cortège ?

— Je veux aller à Compiègne vous dis-je, insista la jeune femme en frappant du pied. Et ne me demandez pas pourquoi, je n’en sais rien. Ce que je sais seulement, c’est qu’il faut que j’y aille.

Elle était si pâle qu’Arcadius fronça les sourcils. Toute vie paraissait s’être retirée d’elle pour ne laisser qu’un automate. Tout doucement, pour l’arracher à cette douleur glacée et comme paralysante, il objecta :

— Et... le rendez-vous de ce soir ?

— Il ne m’intéresse plus puisque ce n’est pas lui qui me l’a donné. Vous l’avez entendu ? Il rentre à Compiègne. Ce n’est pas pour revenir ici. A quelle distance sommes-nous de Compiègne.

— Une quinzaine de lieues !

— Vous voyez bien ! A cheval maintenant et coupons au plus court ! Je veux être à Compiègne avant eux.

Elle courait déjà vers les arbres où étaient attachés les chevaux. Sur ses talons, Arcadius tentait encore de la raisonner.

— Ne soyez pas folle, Marianne ! Rentrons à Braine et laissez-moi aller voir qui vous attend ce soir.

— Cela ne m’intéresse pas, vous dis-je ! Quand donc aurez-vous compris qu’il n’y a qu’un être au monde qui importe ? D’ailleurs, ce rendez-vous ne pouvait être qu’un piège ! Maintenant j’en suis sûre... Mais je ne vous oblige pas à me suivre ! lança-t-elle cruellement. Je peux très bien aller seule.

— Ne dites donc pas de sottises ! fit Arcadius avec un haussement d’épaules.

Se penchant calmement, il offrit à la jeune femme ses mains croisées afin qu’elle y posât le bout de sa botte pour remonter en selle. Il ne lui en voulait pas de son humeur noire parce qu’il comprenait ce qu’elle endurait à cette minute. Simplement, il déplorait de la voir se meurtrir à plaisir au contact d’une fatalité contre laquelle ni elle ni personne ne pouvaient rien.

— Allons, puisque vous y tenez ! fit-il seulement en reprenant sa propre monture.

Sans répondre, Marianne serra des talons les flancs de son cheval. L’animal partit à un train d’enfer en direction du chemin au bord de l’eau. Courcelles, où seulement quelques visages s’étaient montrés, retomba au silence et à l’abandon. La berline accidentée, pourvue d’une roue neuve prise dans un fourgon, avait, elle aussi, disparu.


Malgré le retard qu’ils avaient pris sur la tête du cortège, Marianne et Arcadius arrivèrent à la sortie de Soissons juste à temps pour voir passer la voiture impériale qui, brûlant l’étape, avait traversé la ville en trombe sous l’œil ébahi et quelque peu scandalisé du Sous-préfet, du Conseil Municipal et des autorités militaires qui avaient attendu des heures sous la pluie pour le seul plaisir de voir leur empereur leur filer sous le nez.

— Mais pourquoi donc est-il si pressé ? fit Marianne entre ses dents. Qu’est-ce qui l’oblige à être à Compiègne ce soir ?

Incapable de donner une réponse valable à cette question, elle allait reprendre sa course après avoir relayé à l’hôtel des Postes, quand elle vit soudain s’arrêter la voiture impériale. La portière s’ouvrit et la reine de Naples, que Marianne reconnut aux plumes d’autruche mauves et roses qui ornaient sa capote de velours gris perle, sauta sur la route. D’un pas énergique et la mine offensée, elle marcha vers la seconde voiture. Le chambellan, trottant sur ses talons, s’en fit abaisser le marchepied et, avec la mine d’une reine en exil, Caroline Murat disparut dans l’intérieur, tandis que le cortège reprenait sa route.