— Non pas. En fait, la Cour était réunie dans le grand salon attendant de passer à table, quand le Grand Maréchal Duroc est venu nous dire que Leurs Majestés s’étaient retirées dans leur appartement... et qu’il n’y aurait pas de souper. Mais je bénis maintenant ce retour inopiné que je maudissais voici un instant puisqu’il me permet, Madame, de vous être bon à quelque chose.
Les derniers mots, bien entendu, s’adressaient à Marianne qui, insensible à leur intention galante, n’eut même pas l’idée de remercier. Dans le discours de l’Autrichien, elle avait seulement retenu une chose et le doute qu’elle soulevait en elle était si impérieux qu’elle ne put se retenir de demander :
— Leurs Majestés se sont retirées ? Cela ne veut pas dire, je pense...
Elle n’osa pas achever. Clary s’était mis à rire de nouveau.
— Je crains que si. Il paraîtrait que l’Empereur, à peine arrivé, a demandé au cardinal Fesch, son oncle, s’il était vraiment marié... ou, tout au moins, si le mariage par procuration de Vienne faisait bien de l’archiduchesse sa femme.
— Et alors ? demanda Marianne la gorge sèche.
— Et alors, l’Empereur a fait dire à... l’Impératrice qu’il aurait l’honneur de lui rendre visite dans sa chambre quelques instants plus tard : juste le temps de prendre un bain.
La brutalité de ce qu’évoquaient ces paroles poliment ironiques fit pâlir Marianne jusqu’aux lèvres.
— De sorte... fit-elle d’une voix si enrouée que l’Autrichien la regarda avec surprise et Arcadius avec inquiétude.
— De sorte... que Leurs Majestés se sont retirées... et que me voilà juste à propos pour vous servir, Madame... Mais, vous êtes bien pâle ! Vous sentez-vous souffrante ? Holà ! Robineau, que votre femme vienne sur l’heure conduire Madame à ma chambre, c’est la meilleure de la maison. Mon Dieu !
Cette dernière exclamation angoissée était justifiée. Brusquement, vidée de ses dernières forces par le coup qu’il venait, sans le vouloir, de lui assener, Marianne avait vacillé sur ses jambes et fût tombée si Jolival ne l’avait retenue à temps. Un instant plus tard, portée par Clary qui avait tenu à décharger Jolival d’un fardeau peut-être trop lourd pour lui et précédée d’une Mme Robineau en robe de soie puce et bonnet de mousseline, armée d’un grand bougeoir de cuivre, Marianne inconsciente escaladait l’escalier bien ciré du Grand Cerf.
Quand elle émergea, une quinzaine de minutes plus tard, de la bienheureuse inconscience qui l’avait terrassée, Marianne vit, côte à côte, la figure de souris moustachue d’Arcadius et un visage de femme haut en couleur surmonté d’une chevelure brune, dont les boucles lâches pendaient quelque peu d’un bonnet aérien. Voyant qu’elle ouvrait les yeux, la dame cessa de lui bassiner les tempes avec du vinaigre et constata avec satisfaction que « ça allait mieux maintenant ».
A vrai dire, Marianne, en dehors du fait qu’elle avait retrouvé ses esprits, ne se sentait pas tellement mieux, au contraire. Elle était glacée jusqu’à la moelle des os avec de grandes bouffées de chaleur, ses dents claquaient et un étau lui serrait les tempes. Néanmoins, retrouvant du même coup le souvenir de ce qu’elle venait d’entendre, elle voulut s’arracher du lit où on l’avait étendue tout habillée.
— Je veux m’en aller ! fit-elle en tremblant si fort que les mots eurent peine à se faire entendre. Je veux rentrer chez moi, tout de suite !
A deux mains, Arcadius pesa sur ses épaules pour l’obliger à s’étendre de nouveau.
— Il n’en est pas question ! Rentrer à Paris, à cheval et par ce temps ? Vous n’arriveriez pas vivante, ma chère. Je ne suis pas grand médecin, mais j’ai quelques connaissances du sujet et, à voir vos pommettes trop rouges, je peux vous dire que vous avez de la fièvre.
— Qu’importe ! Je ne peux pas rester ici ! Est-ce que vous n’entendez pas ?... Ces musiques... ces chants...
Ces pétards qui éclatent ! Est-ce que vous n’entendez pas la joie de cette ville à moitié folle de bonheur parce que l’Empereur a mis dans son lit la fille de son pire ennemi ?
— Marianne ! supplia Arcadius alarmé devant les yeux hagards de son amie. Je vous en supplie...
La jeune femme éclata d’un rire discordant qui faisait mal à entendre. Malgré Arcadius, elle se jeta à bas du lit, courut jusqu’à une fenêtre à laquelle elle s’agrippa, rejetant les rideaux avec rage. Au delà de la place mouillée et vide, le palais illuminé se dressait en face d’elle comme un défi, ce palais au cœur duquel Napoléon tenait l’Autrichienne dans ses bras, la possédait comme il avait possédé Marianne, lui murmurait peut-être les mêmes mots d’amour... Dans la tête brûlante de la jeune femme, la fureur et la jalousie se mêlaient à la fièvre et faisaient jaillir les flammes même de l’enfer. L’impitoyable mémoire lui restituait chacun des gestes de son amant dans l’amour, chacune de ses expressions... Oh ! pouvoir percer le secret de ces blanches murailles insolentes ! Savoir derrière laquelle de ces fenêtres closes se perpétrait le crime d’amour dans lequel le cœur de Marianne jouait la victime expiatoire !
— Mio dolce amore !... gronda-t-elle entre ses dents serrées. Mio dolce amore !... Est-ce qu’il lui dit cela à elle aussi ?
Arcadius, qui, craignant que du fond de sa folie Marianne ne se mît à hurler, n’avait pas osé s’approcher, ni la toucher, ordonna tout bas à l’hôtelière abasourdie :
— Elle est très malade ! Trouvez un médecin... vite !
Sans se le faire répéter, la femme s’engouffra dans le couloir dans un grand bruit de jupons amidonnés tandis que doucement, un pas après l’autre, Jolival s’avançait vers Marianne. Elle ne le voyait même pas. Tendue comme une corde d’arc, dévorant de ses prunelles dilatées l’énorme et blanche demeure, il lui semblait tout à coup que ces murs étaient devenus de verre, qu’elle pouvait voir, avec cette terrible clairvoyance de la jalousie poussée au paroxysme, jusqu’au fond d’une chambre où, sous le velours pour-pie et or d’un immense ciel de lit, un corps couleur d’ivoire en étreignait un autre, dont la chair dodue avait des tons d’aurore. Et Marianne, déchirée, crucifiée, avait tout oublié de ce qui l’entourait pour ne plus voir que la scène d’amour trop facilement imaginée pour l’avoir trop souvent vécue. Tout proche, maintenant, à la toucher, Arcadius l’entendit murmurer :
— Comment peux-tu lui donner les mêmes baisers qu’à moi ?... Ce sont tes lèvres, pourtant ! Est-ce que lu ne te souviens de rien, dis ?... Tu ne peux pas... tu ne peux pas l’aimer comme tu m’aimais ! Oh ! non... je t’en supplie... ne la tiens pas comme cela !... Rejette-la... Elle te portera malheur ! Je le sais... je le sens ! Rappelle-toi la roue brisée aux marches du calvaire ! Tu ne peux pas l’aimer... Non, non... NON !
Elle avait poussé un cri bref, un seul, mais c’était un cri d’agonie. Et, brusquement, elle se laissa glisser à genoux contre la fenêtre, secouée de sanglots désespérés qui, malgré tout, relâchaient la dangereuse tension nerveuse dont Arcadius, un instant épouvanté, tremblait encore.
Il sentit qu’alors il pouvait la toucher, qu’elle ne se défendrait plus. Il se pencha vers elle et, avec des gestes d’une infinie douceur, presque des gestes de miséricorde, il la releva, osant à peine serrer le mince corps tremblant qui s’appuyait à lui et, à très petits pas, la ramena jusqu’au lit. Elle se laissait faire, sans plus de résistance qu’un enfant épuisé, trop absorbée dans sa douleur pour garder encore conscience de son être. Bien près de pleurer lui-même sur cette souffrance imméritée quoique trop cherchée, Jolival achevait d’étendre Marianne sur le lit quand la porte se rouvrit devant Mme Robineau ramenant le médecin. En constatant que ledit médecin n’était autre que Corvisart lui-même, le médecin de l’Empereur, Arcadius ne fut qu’à peine surpris. Une journée comme celle-là était capable de mettre un homme au delà de toute surprise et, après tout, qu’y avait-il d’étonnant que le médecin impérial fût lui aussi dans cette auberge bourrée de grands personnages. Ce n’en était pas moins un fameux soulagement.
— J’étais en bas, dit-il, à boire un punch avec des camarades quand j’ai entendu notre hôtesse réclamer un médecin à cor et à cri. Le prince de Clary qui la suivait pas à pas l’accablait de questions. C’est lui qui m’a appris qui était la malade. Voulez-vous me dire ce que fait ici et dans cet état la signorina Maria-Stella ?
Examinant d’un œil sévère Marianne qui sanglotait toujours, le médecin, les bras croisés, dominait Arcadius de sa lourde silhouette vêtue de noir. C’était une force de la nature que cet homme et Jolival était trop las pour une discussion. Il se contenta d’un geste d’impuissance.
— Elle est votre patiente, fit-il avec un haussement d’épaules, vous deviez déjà la connaître un peu, docteur. Elle a voulu venir à tout prix.
— Il ne fallait pas la laisser faire.
— J’aurais voulu vous y voir. Savez-vous que nous avons suivi le cortège de l’archiduchesse depuis bien au delà de Soissons ? Quand Marianne a appris ce qui se passait au palais, elle a fait une crise de nerfs.
— Tout ce chemin, et sous une pluie battante ! Mais c’est de la démence. Quant à ce qui se passe au palais, il n’y a pas de quoi en faire une maladie ! Juste ciel ! Une crise de nerfs parce que Sa Majesté a voulu juger sans tarder du marché conclu ?
Pendant que les deux hommes échangeaient ces propos, Mme Robineau, avec l’aide d’une servante, avait prestement déshabillé une Marianne aussi docile qu’un bébé et l’avait installée dans le grand lit que la servante avait hâtivement réchauffé à l’aide d’une grande bassinoire de cuivre. Les sanglots s’étaient calmés progressivement, mais la fièvre qui brûlait maintenant la jeune femme semblait croître de minute en minute. Pourtant, son esprit était plus calme. La violente crise de désespoir qui l’avait secouée avait apaisé la trop grande tension de son esprit et ce fut avec une sorte d’indifférence et les yeux mi-clos qu’elle écouta la grosse voix de Corvisart la tancer d’importance sur ce que l’on risque à courir les routes pendant des heures sous une averse glaciale.
— Vous avez une voiture, il me semble, et d’excellents chevaux ? Quelle mouche vous a piquée de faire tout ce trajet à cheval par un temps pareil ?
— J’aime le cheval ! fit Marianne butée et bien décidée à ne rien donner de ses raisons profondes.
— Mais voyons ! ricana le médecin. Que croyez-vous que dira l’Empereur quand il aura connaissance de votre exploit et que...
Vivement, la main de Marianne jaillit de sous le drap et se posa sur celle de Corvisart.
— Mais il ne le saura pas ! Docteur, je vous demande de ne rien lui dire ! D’ailleurs... il est probable que cela n’intéresserait nullement Sa Majesté.
Du coup, Corvisart éclata d’un rire homérique.
— Je vois : vous ne voulez pas que l’Empereur sache, mais, si vous étiez certaine qu’il piquerait une bonne colère en apprenant ce que vous avez fait, vous m’enverriez le lui dire tout de suite ? Eh bien, rassurez-vous, je le lui dirai et il sera furieux.
— Je n’en crois rien ! fit Marianne avec agacement. L’Empereur est...
— ... occupé à essayer de se donner un héritier ! coupa le médecin brutalement. Ma chère amie, je ne vous comprends pas : vous saviez pourtant que ce genre... d’activité était inéluctable puisque l’Empereur ne s’est marié que pour cela.
— Il aurait pu être moins pressé ! Pourquoi, dès ce soir...
— ... avoir mis l’archiduchesse dans son lit ? ajouta Corvisart qui semblait décidé à jouer aux propos interrompus. Mais parce qu’il est pressé, tout simplement. Il est marié, il veut un héritier, il se met tout de suite à la besogne. Rien de plus naturel !
— Mais il n’est pas vraiment marié ! Le vrai mariage doit avoir lieu dans quelques jours, à Paris. Pour cette nuit, l’Empereur aurait dû...
— ... aller coucher à la Chancellerie, je sais ! C’est un simple coup de canif au contrat. Et il n’y a aucune raison de vous mettre dans un état pareil. Bon sang ! Regardez-vous dans une glace, même en ce moment où vous ressemblez plus à un barbet qu’à une cantatrice adulée, et jetez un coup d’œil à cette bonne grosse fille, bien fraîche, il est vrai, qui va devoir nous donner un prince héritier. Vous avez à vos pieds tous les hommes, ou presque tous ! Tenez, jusqu’à cet Autrichien qui, à peine débarqué, trépigne au bas de l’escalier dans l’attente de vos nouvelles ! Alors, laissez donc l’Empereur faire son métier de mari. Cela ne nuira nullement à votre amant, si vous me permettez cette brutalité.
Marianne ne répondit pas. A quoi bon ? Aucun homme n’était capable de la comprendre à cette minute et, en vérité, c’était demander l’impossible car cela tenait à la nature profonde des hommes. Elle n’était pas assez sotte, et Fortunée Hamelin pas assez discrète, pour s’imaginer qu’elle était la première femme à avoir su émouvoir le maître de l’Europe. Napoléon avait adoré sa première épouse et l’avait abondamment trompée. C’était cela l’essence même de l’homme : ce besoin de changement, cette irrésistible tendance à la polygamie, même lorsqu’il était profondément amoureux. Pourtant, alors même qu’elle s’efforçait de philosopher ainsi, Marianne n’arrivait pas à calmer la sourde douleur de son cœur. La forme physique de la femme qu’il étreignait avait-elle donc si peu d’importance à ses yeux ? En ce cas, pourquoi l’avait-il choisie, elle, Marianne ? Jusqu’à quel point avait-elle su toucher les fibres profondes de son âme ? Quelle place y tenait-elle entre le souvenir de Joséphine, celui de la blonde Marie Walewska dont, à ce que l’on disait, il avait été si follement épris à Varsovie et les autres maîtresses ?
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