Pensant qu’elle s’endormait, Corvisart tira doucement les rideaux du lit et se retira accompagné d’Arcadius. Il lui avait fait prendre une potion, prescrit des sinapismes, du repos au chaud, Marianne l’entendit murmurer au seuil de la porte :

— La crise de nerfs est bien calmée et le refroidissement ne sera rien, je pense. Elle sera certainement un peu abattue mais, dans le cas présent, je considère cela comme une bonne chose. Au moins elle se tiendra tranquille.

Du fond de ses couvertures, Marianne se surprit tout à coup à rire tout bas ! Calmée, elle ? Tranquille, alors qu’elle sentait bouillonner en elle de nouvelles forces combatives, aiguisées peut-être par la fièvre ? Elle n’était pas femme à se lamenter longuement sur son sort. Elle aimait la lutte et, dans cette nuit, nuptiale pour une autre, elle découvrait tout à coup, pour elle-même, de nouvelles raisons d’être : l’aversion, d’abord, une aversion amère, violente, bien proche de la haine, qu’elle éprouvait maintenant pour cette Autrichienne blonde et rose comme un grand poupon indolent. Ensuite, et tout naturellement, le besoin d’entrer en lutte avec elle, de mesurer sa puissance sur l’esprit, le cœur et les sens de Napoléon.

Pourquoi donc ne pas essayer de rendre coup pour coup à son amant volage ? Pourquoi ne pas expérimenter sur lui le plus vieux moyen que le Diable ait mis dans l’arsenal féminin : cette jalousie qui, depuis une semaine, l’avait torturée, elle, si férocement. Elle était déjà célèbre. Tout Paris connaissait maintenant son nom, sa voix, son visage même. Elle avait, à sa disposition, tous les moyens de faire parler d’elle, depuis Fouché devenu en quelque sorte son serviteur, jusqu’aux articles de journaux et aux subtils potins de Fortunée. Si l’on associait assez fréquemment son nom à celui d’un autre homme, comment réagirait l’Empereur ? Il serait peut-être intéressant de le savoir.

« Toute la Garde Impériale est amoureuse de toi ! » avait dit Fortunée. Quant à Corvisart, il venait de remarquer qu’à peu près tous les hommes s’intéressaient à sa beauté. Il serait stupide de ne pas se servir de cet engouement pour tenter de voir plus clair dans ce mystère qu’était pour elle le cœur secret de Napoléon. Mais, bien sûr, il ne pouvait être question que d’apparence et non d’une réalité.

Quand Arcadius, sur la pointe des pieds, rentra dans la chambre pour voir si tout allait bien, elle braqua soudain sur lui le feu vert de son regard.

— Cet Autrichien... ce prince, est-ce qu’il est encore là ?

— Mais... oui ! Il m’a prié instamment de remonter voir si vous n’aviez besoin de rien et, pour le moment, il fait subir au docteur un interrogatoire serré. Pourquoi demandez-vous cela ?

— Parce qu’il s’est montré fort aimable et que je ne l’ai pas remercié comme il convenait. Voulez-vous le faire pour moi ce soir, Arcadius, et lui dire que, demain, je serai charmée de le recevoir.

Visiblement, Jolival s’attendait peu à cette demande. Il ouvrit de grands yeux.

— Je le ferai sans doute mais...

Marianne ne lui laissa pas le temps d’achever. Elle s’enfonça plus profondément dans ses draps et se tourna sur le côté, bâillant ostensiblement.

— Bonne nuit, mon ami. Allez vous reposer, vous en avez besoin. Il est très tard.

En effet, minuit sonnait à l’église voisine. Et l’envie de dormir de Marianne n’était pas tout à fait feinte. La fièvre qui battait dans ses veines apportait peu à peu son engourdissement, prélude à l’oubli miséricordieux du sommeil. Demain, elle recevrait cet Autrichien, elle serait aimable avec lui. Peut-être même serait-il trop heureux de lui offrir sa propre voiture pour rentrer à Paris ? A Paris où Marianne se sentirait mieux assurée pour livrer, aux deux hommes qui occupaient sa vie, la bataille qu’elle entendait gagner : bataille de la liberté, sur Francis Cranmere, bataille de l’amour sur Napoléon.

Forte de cette résolution, Marianne ferma les yeux et sombra dans un sommeil agité, coupé de rêves incohérents. Pourtant, chose étrange, ni l’Empereur ni Francis ne s’y montrèrent. Tandis qu’au creux d’un songe étouffant, Marianne se débattait dans l’enfer vert d’une sorte de jungle qui jetait sur elle d’étranges tentacules argentés, de lianes fleuries dont les corolles s’enflaient au point de devenir des gueules monstrueuses, elle voulut crier, mais aucun son ne sortit de ses lèvres. Et plus elle cherchait de l’aide, plus la sensation d’étranglement s’accentuait. En même temps, la jungle verte s’enflait, montait à l’assaut de sa bouche, la submergeait pour se changer l’instant suivant en un océan déchaîné dont les vagues géantes se gonflaient au-dessus de sa tête. Marianne n’avait plus de forces, Marianne allait se noyer quand, des profondeurs glauques, une main surgit qui grandit, grandit et, l’enveloppant d’une chaude étreinte, la ramena soudain dans une grande lumière. Une silhouette d’homme apparut soudain qui paraissait venir d’un horizon fulgurant. Et, tout à coup, Marianne reconnut Jason Beaufort. Elle vit aussi qu’il la regardait avec une pitié mêlée de colère.

— Pourquoi aimez-vous à ce point le malheur ? dit-il. Pourquoi ?... pourquoi ?... pourquoi ?...

La voix baissa de ton, décrut dans le lointain jusqu’à n’être plus qu’un souille tandis que la silhouette, enveloppée d’une cape noire, tourbillonnante, rétrécissait, se changeait en un oiseau filant à travers un ciel pourpre.

Avec un cri d’appel et un sanglot, Marianne se réveilla. La chambre, dont le feu était éteint, n’était plus éclairée que par une veilleuse. Au-dehors, on n’entendait plus rien. Seulement le crépitement rageur d’une pluie torrentielle sur les vitres et sur les pavés. Dans son lit, Marianne frissonna. Elle était trempée de sueur, mais la fièvre semblait tombée.

Incapable de se rendormir dans ce lit mouillé, elle se leva, ôta vivement ses draps humides et la chemise de nuit qui collait à son corps puis, nue, elle s’enroula dans les couvertures et, se glissant sous l’énorme édredon rouge, s’étendit à même le matelas. Elle n’avait même pas tourné la tête vers la forme blanche du palais. L’étrange rêve qu’elle venait de faire l’habitait encore et lui laissait un regret. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pensé à l’Américain. Et il lui semblait, tout à coup, qu’elle eût supporté plus aisément son épreuve actuelle s’il avait été là, car, malgré tout ce qui les avait séparés, elle avait appris à aimer le climat qu’il apportait avec lui : cette force tranquille, ce goût de l’aventure et de la bagarre, jusqu’à cette logique froidement réaliste qui l’avait tant blessée jadis. Avec un sourire amer, elle songea que le seul homme avec lequel elle eût peut-être trouvé un vrai plaisir à éveiller la jalousie de Napoléon, c’était justement Jason. Mais le reverrait-elle jamais ? Qui pouvait dire sur quel point du globe voguait à cette heure son beau navire neuf... un navire dont elle ne savait même pas le nom.

Le mieux était d’essayer de n’y plus penser. D’ailleurs, pour ce qu’elle voulait en faire, le comte autrichien ferait aussi bien l’affaire... ou n’importe lequel de ses admirateurs.

Avec un soupir, Marianne se rendormit. Et, cette fois, elle rêva d’un grand navire qui, toutes ses voiles blanches, fuyait sur une mer grise. Un navire dont la figure de proue avait le profil de faucon de Jason Beaufort.

3

MARIAGE IMPÉRIAL

Le lendemain soir, Marianne rentrait chez elle dans la voiture du prince Clary und Aldringen, laissant en arrière Arcadius de Jolival pour s’occuper des chevaux. Elle était encore mal remise du violent accès de fièvre qui l’avait secouée à la suite de sa chevauchée, mais une hâte fébrile la possédait de fuir Compiègne. La simple vue du palais lui était si insupportable qu’elle fût repartie, au besoin, à cheval et sous la pluie pour échapper à l’atmosphère d’une ville où, dès l’aube, il n’avait été bruit que de l’accroc sans précédent fait par Napoléon au protocole.

Devant son agitation, Arcadius, au petit matin, s’était mis en quête d’une voiture et, à dire vrai, n’avait pas eu à aller plus loin que la cour de l’auberge. Léopold Clary, que l’Empereur avait gardé près de lui jusqu’à l’arrivée de sa nouvelle épouse, devait gagner Paris au plus vite pour remettre à son ambassadeur, le prince de Schwartzenberg, quelques dépêches de son souverain. En apprenant que la belle cantatrice, dont il avait tant admiré la beauté la veille au soir, cherchait une voiture pour rentrer chez elle, le jeune Autrichien avait été transporté de joie.

— Dites à Mademoiselle Maria-Stella que mes biens et moi-même sommes tout à sa disposition. Qu’elle veuille seulement en user comme il lui plaira.

Une heure plus tard, Marianne quittait Compiègne aux côtés, du jeune diplomate tandis que Jolival s’acheminait avec quelque mélancolie vers les écuries. A dire vrai, le fidèle mentor de Marianne était perplexe. La soudaine amabilité montrée par la jeune femme à cet Autrichien dont, hier encore, elle ignorait jusqu’au nom, ne lui disait rien qui vaille. C’était tellement peu conforme aux réactions habituelles de son amie qu’il ne pouvait s’empêcher de se demander ce que cela cachait au juste.

Pendant ce temps, à travers la forêt humide, la berline de Clary roulait vers Paris à grande allure et de nouveau sous la pluie. Celle-ci avait repris dans la nuit et ne paraissait aucunement décidée à céder la place. Le ciel était bas et pesant, d’un gris-jaune décourageant, mais aucun des occupants de la voiture ne semblait s’en apercevoir. Marianne, lasse encore, s’était enveloppée dans la grande mante noire à capuchon que Jolival lui avait procurée dès le matin et, accotée à l’épais capitonnage de drap rouge, elle regardait la pluie sans la voir, l’esprit occupé par les souvenirs de la veille. Elle revoyait la mine émerveillée de Napoléon quand il avait ouvert la portière de la voiture et découvert les joues rebondies de l’archiduchesse sous ses absurdes plumes d’ara. Elle revoyait aussi cette façon qu’il avait eue de lui tendre les bras pour l’aider à descendre dans la cour de Compiègne. La pluie aussi a ses fantômes. Celle de ce matin en reformait continuellement deux, toujours les mêmes... Quant à Clary, il contemplait en silence le fin profil de sa compagne, pâli par la fatigue, les larges cernes qui marquaient ses yeux verts et sur lesquels ses grands cils noirs mettaient une ombre si émouvante, enfin, la beauté parfaite de ses mains dont l’une dégantée reposait comme une fleur blanche sur le tissu sombre du manteau. Et le diplomate ne pouvait s’empêcher d’être surpris par le caractère si visiblement aristocratique de cette chanteuse. Une Italienne de rien, une simple fille de théâtre, avec cette allure de duchesse, ces mains de reine ? Et si triste, si secrète, comme si elle portait au fond du cœur le poids d’un mystère ? A d’autres !... Ce mystère, pressenti, intriguait Clary autant que la beauté de Marianne l’émouvait. Cela l’incita à garder, envers sa belle compagne, la plus grande discrétion. Pendant les vingt lieues qu’ils parcoururent ainsi l’un près de l’autre, il ne lui parla que pour s’assurer qu’elle n’avait pas froid ou ne souhaitait pas s’arrêter un moment, heureux seulement, et presque au delà de l’absurde, quand elle lui souriait.

En vérité, Marianne appréciait cette attitude et lui en était reconnaissante. Enfermée dans son chagrin nuancé de colère, elle était reconnaissante à Clary de cette extrême discrétion. Elle n’avait d’ailleurs aucun besoin qu’il conversât pour mesurer l’effet qu’elle produisait sur lui. Les yeux gris du jeune homme parlaient éloquemment si sa bouche demeurait muette.

Quand on pénétra dans Paris, par la barrière Saint-Denis, la nuit était tombée depuis longtemps, mais Clary regardait toujours Marianne, alors même que son visage ne formait plus qu’une tache pâle dans l’obscurité de la voiture. Il brûlait de savoir où habitait sa belle compagne, mais, fidèle à son parti pris de discrétion, il se contenta de déclarer :

— Notre chemin passe par l’ambassade. Je vous demanderai, Madame, la permission de vous quitter alors. Ma voiture vous mènera ensuite où vous le souhaiterez.

Le regard disait si bien ce que la bouche taisait que Marianne en comprit le muet langage et sourit avec un brin de malice.

— Je vous rends grâce, Prince, pour tant de courtoisie. J’habite l’hôtel d’Asselnat, rue de Lille... et je serais heureuse de vous y recevoir s’il vous plaît de me rendre visite.

La voiture s’arrêtait devant l’ambassade autrichienne, située à l’angle de la rue du Mont-Blanc[1] et de la rue de Provence. Rouge d’émotion, le diplomate s’inclina sur la main qu’on lui tendait et y posa ses lèvres.