— Taisez-vous, espèce de folle ! Vous allez réveiller tout le château.

Sauvagement, Ivy mordit les doigts appliqués sur ses lèvres, se dégagea d'un brusque coup de reins et grinça :

— Bien sûr, je veux réveiller tout le monde ! Lord Moira va venir, il m'écoutera ! On vous enfermera jusqu'au jugement.

— Mes serviteurs me défendront !

— Pas contre la justice du prince ! Ils sont tous de fidèles Anglais et vous ne serez plus pour eux qu'une étrangère, une sale petite Française, une papiste qui a tué son mari ! C'est moi qu'ils croiront.

L'esprit de Marianne travaillait vite. Elle voulait se rassurer, mais peu à peu la peur se glissait en elle, lui chuchotant qu'Ivy allait avoir raison. C'était vrai ; pour tous ses serviteurs, hormis peut-être pour la vieille Jenkins et pour Dobs, elle ne serait plus que la meurtrière de son époux, tant était grand à Selton le respect des traditions. On ne se souviendrait plus que de son sang français, de son appartenance au catholicisme... Elle était perdue si Ivy appelait. Et celle-ci allait crier... elle criait déjà... !

Affolée, Marianne s'empara du premier objet qui lui tomba sous la main, un long pistolet de duel traînant sur un meuble. Elle le saisit par le canon, frappa de la crosse. Atteinte à la tempe, Ivy St Albans s'effondra sans un soupir. Mais, cette fois, sa rivale ne s'attarda pas à contempler la silhouette étendue dans ses mousselines virginales auprès de la forme immobile de Francis, ni même à s'assurer qu'elle vivait encore. Il fallait fuir... fuir au plus vite ! Déjà, il lui semblait entendre, dans les lointains de la maison, s'éveiller une rumeur... On allait venir, on allait la trouver auprès de deux corps inertes, on venait peut-être déjà... La jeune fille, épouvantée, crut voir l'ombre du gibet s'étendre au-dessus d'elle.

Titubant presque, se cognant aux meubles, elle quitta le boudoir sans savoir comment, grimpa quatre à quatre jusqu'à sa chambre, rafla le collier de perles de sa mère, le médaillon de la duchesse d'Angoulême et un peu d'argent qu'elle avait dans une bourse, puis, s'enveloppant d'un épais manteau noir à capuchon, elle quitta sa chambre sans même un regard en arrière, glissa sans bruit le long de la galerie obscure jusqu'à un petit escalier pris dans une des tours. De là, elle gagna les écuries sans rencontrer âme qui vive...

3

LES VIEILLES RACINES

Le vent s'était levé, amenant une pluie froide et drue qui fouettait désagréablement le visage, mais Marianne ne la sentait même pas. Les yeux lourds de larmes, elle regardait le mausolée silencieux où reposaient ses ancêtres. La nuit était si sombre que le dôme et la blanche colonnade n'en surgissaient qu'à peine, brumeux et imprécis, comme un fantôme. Le tombeau des Selton avait l'air, déjà, de s'éloigner, de reculer au fond de la nuit comme au fond des souvenirs malgré l'effort désespéré de la jeune fille pour en graver chaque ligne dans sa mémoire. Avec une peine amère, elle songeait que c'était là tout ce qui lui restait au monde, cet arpent de terre et de marbre où reposaient les siens.

Poussée par un impérieux besoin de se sentir moins seule et moins misérable, elle poussa la grille grinçante, vint coller sa joue à la pierre humide et froide comme jadis, petite fille avide de tendresse, elle venait se blottir contre une jupe de soie grise.

— Tante Ellis ! gémit-elle. Tante Ellis... pourquoi ?

Qui donc aurait pu répondre à cette question d'enfant perdue ? Pourquoi donc sa vie paisible et protégée s'était-elle tout à coup muée en ce désastre irréparable ? Marianne éprouvait la terreur incrédule Au passager d'un navire qui, brutalement, troque la sécurité douillette de sa cabine pour le tumulte glacé de la tempête et, au sortir d'un lit chaud, se retrouve en plein océan, accroché à une planche.

Mais autant aurait valu, pour la jeune fille, tenter de réchauffer entre ses bras le marbre du mausolée ! Sa pierre demeurait froide et muette. Pourtant, elle éprouvait à s'en arracher une peine affreuse. Lorsqu'elle s'en éloignerait, elle laisserait derrière elle toute son enfance et tout ce qu'elle avait cru être son bonheur...

Hélas ! le temps pressait. Là-bas, vers le château, des cris, des appels se faisaient entendre. On devait déjà chercher la fugitive. Et, soudain, au-dessus des arbres, une épaisse fumée s'éleva, puis une longue flamme qui lécha le ciel. Marianne s'écarta du tombeau.

— Le feu ! murmura-t-elle. Il y a le feu à Selton.

Comment cela avait-il pu arriver ? Son premier mouvement fut de s'élancer vers la vieille maison en péril, mais une brusque bouffée de joie sombre l'arrêta. Que brûle donc l'antique et noble demeure plutôt que de la voir aux mains de l'Américain ! C'était mieux ! Ainsi, de ses souvenirs, il ne resterait vraiment rien, rien que la blessure profonde que portait son cœur, rien que ce tombeau de marbre blanc... Essuyant avec rage les larmes qui roulaient sur ses joues, Marianne alla détacher le cheval qu'elle avait laissé un peu plus loin, se remit en selle lourdement. Elle songeait tout à coup à sa fuite du boudoir. Elle ne savait pas bien comment elle en était sortie, mais se souvenait seulement du bruit sourd des meubles renversés. Le chandelier posé sur la table !... L'avait-elle jeté à terre ? Etait-elle la cause involontaire de l'incendie ? La pensée des deux corps abandonnés dans la pièce lui traversa l'esprit, mais elle la repoussa avec colère. Francis était mort ! Qu'importait si son corps était réduit en cendres. Quant à Ivy, Marianne n'éprouvait pour elle qu'une haine farouche !

Debout sur ses étriers, la jeune fille regarda, un moment, par-dessus la cime des arbres le rougeoiement de l'incendie. Les toits de Selton s'y découpaient comme sur une sanglante aurore. On entendait des cris, des appels sans parvenir à distinguer les mots, mais, pour Marianne, la barrière d'arbres, si aisée à traverser, avait pris la valeur d'un symbole et la retranchait à jamais d'un monde en voie d'écroulement. C'était bien ainsi et, jugeant qu'elle avait assez perdu de temps, la fugitive, avec un geste d'adieu vers le mausolée, piqua des deux et s'enfonça au cœur de la forêt. Le vent de la course emplit ses oreilles, dominant le ronflement de l'incendie.

Le seul être qui pût quelque chose, pour elle, dans la terrible situation où elle se trouvait, c'était son parrain. Pour sauver sa tête, il fallait que Marianne quittât l'Angleterre. Or, l'abbé de Chazay était seul capable de l'y aider. Malheureusement, il partait pour longtemps sans doute. Hier au soir, il avait annoncé son intention de gagner Rome où l'appelait le Pape et, en embrassant sa filleule, au moment des adieux, il avait dit qu'il s'embarquerait, à Plymouth, le matin suivant. Le bateau qu'il prendrait, il fallait que Marianne pût le prendre aussi.

Heureusement pour elle, la jeune fille connaissait la région parfaitement. Le moindre chemin, la plus petite crique lui étaient familiers. Elle prit, à travers bois, un raccourci qui la mena aux abords de Totnes. De là, il lui restait près de vingt miles à parcourir pour atteindre le grand port avant la marée, mais son cheval, l'un des meilleurs coureurs de l'écurie, avait de bonnes jambes.

La nuit semblait un peu moins sombre. La pluie, qui redoublait, avait fait tomber la brume et la lune, cachée par d'épais nuages, éclairait tout de même suffisamment pour que Marianne reconnût aisément sa route. Courbée sur l'encolure de son cheval, le capuchon rabattu sur les yeux, elle arrondissait le dos sous l'averse, insensible à l'eau qui déjà alourdissait la bure de son manteau, attentive seulement à la route suivie.

Quand surgirent de la nuit les tours branlantes d'un antique château normand accroupi sur un gros village aux blanches maisons, Marianne prit sur la gauche, à travers les collines, et, de toute la vitesse de son cheval, courut vers la mer.


Le gamin tendit le bras, désignant quelque chose sur la rade :

— Regardez ! Voilà le Fowey. Il vient de doubler la passe et il entre dans le Sound.

Une vague de désespoir envahit Marianne. Trop tard !... L'abbé de Chazay venait de partir quand, épuisée, hors d'haleine, elle était tombée plutôt que descendue de son cheval sur le Barbican, le vieux quai de Plymouth. Là-bas, sur les eaux brillantes que le vent hérissait en courtes .vaguelettes, le lougre portant toute sa toile bondissait joyeusement vers le large, emportant son dernier espoir. Sans conviction, elle demanda au jeune garçon :

— Tu es bien sûr que le prêtre français s'est embarqué sur ce bateau ?

Majestueusement, le gamin étendit la main et cracha :

— Aussi sûr que j'm'appelle Tom Mawes ! Même que c'est moi qui ai porté son bagage depuis l'Ancre et la Couronne ! Vous voulez que je vous y mène ? C'est la meilleure auberge de la ville, tout près de l'église Saint-Andrew.

D'un mouvement de tête, Marianne refusa et le gamin s'éloigna en haussant les épaules et en marmonnant des choses indistinctes à propos des « sacrées femmes » qui ne savent jamais reconnaître convenablement les bonnes volontés. Tirant son cheval après elle, la jeune fille fit quelques pas et alla s'asseoir sur l'un des gros piliers de pierre qui servaient à amarrer les bateaux. Elle était vidée de tout courage, comme de toute force physique. Là-bas, sur l'eau verte, le petit bateau disparaissait peu à peu dans le soleil pâle de cette matinée hivernale qui mettait une brume bleutée sur les collines de la baie. C'était fini ! Sur le sol anglais, il ne lui restait plus aucun ami, aucun secours à attendre de qui que ce soit !

Elle ne devait plus compter que sur elle-même. Et il fallait fuir, fuir au plus vite... mais où ?

Peu à peu, le Barbican, naguère désert, s'animait. Des bateaux de pêche accostaient, jetaient à pleins paniers sur la pierre du quai les soles et les plies encore brillantes d'eau, les casiers où les crabes aux couleurs de granit agitaient leurs pinces noires, les paquets d'algues vertes où s'accrochaient de grosses moules violettes. Des ménagères accouraient sous les ailes de leurs coiffes empesées, un grand panier au bras. Elles jetaient en passant un regard curieux à cette jolie fille vêtue en garçon, si manifestement lasse et qui tenait en bride un cheval de race.

Leur curiosité silencieuse rendit conscience d'elle-même à Marianne qui se leva, incapable de demeurer plus longtemps sous les feux croisés de tous ces regards. En même temps, elle s'aperçut d'une chose toute simple : elle mourait de faim. C'était peut-être la vue de ces poissons, l'odeur grisante de la mer, le vent vif. Quoi qu'il en fût, son estomac criait famine, comme sait crier famine un estomac de dix-sept ans. L'émotion l'avait empêchée de manger à l'absurde dîner de noces de la veille et elle n'avait rien pris depuis.

La veille ? C'était hier seulement qu'elle avait épousé Francis ? Elle avait l'impression qu'une éternité avait coulé depuis la cérémonie. Ainsi quelques heures avaient suffi à faire d'elle une épouse outragée, une veuve, une criminelle et une fugitive que l'on rechercherait bientôt si l'on n'était pas déjà sur sa trace ! Mais aucun remords ne troublait son esprit lorsque s'y présentait l'image de ceux qui l'avaient si cruellement blessée. Ils avaient mérité leur châtiment et, en les frappant, elle n'avait rien fait d'autre que venger son honneur outragé, comme l'aurait vengé n'importe quel homme de sa famille. Seulement, lorsqu'elle pensait à Francis, elle éprouvait, au fond de son cœur, une sorte de vertige comme on en ressent au bord d'un précipice avec, dans la bouche, un goût de cendres amères.

Un effort de sa volonté chassa les pensées funestes. De toutes ses forces, de toute la vigueur de sa jeunesse, Marianne voulait vaincre le sort qui s'acharnait sur elle et, pour cela, il fallait vivre. Et, tout d'abord, manger, se reposer un peu, réfléchir. Des yeux, elle chercha autour d'elle le gamin de tout à l'heure, mais il avait disparu. Elle se souvint alors de ce qu'il lui avait dit : l'auberge de l'Ancre et de la Couronne, la meilleure de Plymouth, était située près de l'église St. Andrew. Justement, elle apercevait, au-dessus des toits pointus des maisons, une tour gothique qui appartenait sans doute à l'ancienne cathédrale catholique. Une étroite et tortueuse ruelle l'y mena et, bientôt, elle découvrit les colombages vénérables, les petits carreaux étincelants et l'enseigne majestueuse d'une vieille hostellerie de belle apparence. Jetant la bride de son cheval aux mains d'un valet d'écurie apparu comme par enchantement, Marianne pénétra dans l'auberge, descendit quelques marches et se trouva dans une vaste et accueillante salle commune, décorée de cuivres et d'étains brillants, où, autour d'une grande table d'hôte, plusieurs petites tables étaient disposées, couvertes de nappes bien blanches. Dans la cheminée brûlait un grand feu de tourbe et une troupe de servantes vigoureuses, aux belles joues rouges, vernies par le feu, voltigeait à travers la pièce, portant de lourds plateaux.