L'un derrière l'autre, ils revinrent vers le Bar-bican. Au bout du vieux quai, sous une enseigne effacée, Nathaniel Naas poussa la porte basse d'une petite auberge dont les carreaux sales laissaient filtrer une sombre lueur rouge. Une écœurante bouffée d'alcool, de poisson frit et de sueur humaine s'en échappa, vint envelopper Marianne, en même temps qu'un vacarme de voix avinées, parlant toutes à la fois. Sur tout cela voguait l'écho rocailleux d'une chanson de mer. Effrayée, la jeune fille recula. Jamais elle n'avait pensé devoir entrer un jour dans un endroit pareil. Le vieux lui jeta un regard incertain :

— Alors, j'y vais ? Tu es sûre d'être bien décidée ?

Pour maîtriser le tremblement qui s'emparait d'elle, la jeune fille serra les dents. Elle avait froid, elle avait peur, et elle avait sommeil. Les limites de ses forces n'étaient plus loin. Il fallait en finir.

— Je suis décidée, souffla-t-elle.

— Alors, attends-moi là un instant.

Il entra, la laissant seule dans la nuit. Le quai était désert maintenant. Dans les maisons, des lumières s'étaient allumées, évoquant les familles réunies autour de la table où fumaient le thé et la bière. Une angoisse étreignit le cœur de la jeune fille. Elle se sentait tout à coup si faible et si seule ! Une brusque envie de pleurer lui nouait la gorge et, en même temps, sournois, se glissait en elle le désir de renoncer, de revenir sur ses pas et de s'abandonner à son destin. Elle avait froid jusqu'à l'âme. Il y a des êtres, sans doute, dont la vie brusquement s'effondre et perd toute signification. Peut-être bien que la sienne était de celle-là et ne valait plus la peine d'être vécue... Peut-être qu'il vaudrait mieux se livrer... En tout cas, elle n'avait plus aucune envie de jouer les héroïnes de roman.

Elle enveloppa d'un regard de noyée la forêt de mâts qui bougeaient lentement dans le port et dont quelques-uns portaient un fanal allumé. Ils ponctuaient la nuit d'autant d'étoiles rouges. Un instant, Marianne fut sur le point de prendre son élan, de s'enfuir en courant, mais un bruit de pas la retint. Quelqu'un venait, sur le quai, et l'instinct de conservation la ressaisit. Distinguant les silhouettes noires de deux hommes, elle recula, se tapit dans l'obscurité d'une étroite venelle ouverte au flanc de l'auberge.

La lanterne de fer accrochée à la porte de l'auberge jetait sur les galets ronds du quai une tache lumineuse barrée d'une ombre en forme de croix. Elle permit à la jeune fille de mieux distinguer les deux hommes qui approchaient sans se presser. L'un était beaucoup plus grand que l'autre. Un manteau noir l'enveloppait et il portait de hautes bottes de mer. L'autre ne lui arrivait guère qu'à l'épaule, mais rattrapait en rondeur ce qu'il perdait en hauteur, car il était à peu près aussi large que haut. Pour autant que Marianne pouvait en juger, il était vêtu comme un notaire de province d'une redingote à longs pans et d'un chapeau de castor. La voix sautillante, que Marianne avait entendue tout d'abord, devait lui appartenir. Soudain, une autre voix se fit entendre dure et impérieuse, mais, cette fois,

Marianne en saisit les paroles. Elles lui firent dresser l'oreille aussitôt.

— Vous êtes sûr qu'elle est ici ?

— On l'a vue à l'auberge de l'Ancre et la Couronne, répondit la petite voix grêle. C'était bien elle.

Une sueur glacée courut le long de I'échine de la jeune fille. Ces mots se rapportaient si bien à elle-même qu'elle sentit son cœur chavirer. Qui donc étaient ces hommes ? Etait-ce l'effet d'une illusion ou bien avait-elle déjà entendu la voix grave ? Brûlant soudain du désir de reconnaître son propriétaire, elle faillit sortir de sa cachette, mais, comme s'il avait compris son désir secret, le plus grand des deux hommes s'arrêta sous la lanterne, tira quelque chose de sa poche puis, sautant sur un montoir à chevaux, se pencha vers les flammes qui s'effilochaient dans leur cage de fer pour y allumer, un long cigare. Sa figure fut soudain en pleine lumière et Marianne retint un cri. Elle venait de reconnaître le profil de faucon et les traits tourmentés de Jason Beaufort.

Le cœur fou, elle se plaqua contre le mur gluant de la maison, ferma les yeux dans un réflexe enfantin, pour ne plus voir ce visage effrayant. Elle était sûre maintenant qu'il avait parlé d'elle, tout à l'heure... Ainsi, non content de l'avoir dépouillée, ruinée, bafouée, l'Américain s'était abaissé jusqu'à un rôle de bas policier en se jetant sur sa trace-

La colère s'empara d'elle, d'autant plus furieuse qu'elle était impuissante. Comme elle regrettait de l'avoir laissé lui échapper, celui-là ! Il avait mérité la mort autant que Francis et cependant il vivait ! Derrière l'écran fragile de ses paupières doses, la jeune fille entendit le claquement des bottes de Beaufort qui sautait à terre puis, à nouveau, la voix que, maintenant, elle ne reconnaissait que trop, avec son léger accent du Sud :

— Alors, elle n'ira pas loin. Elle est trop facile à reconnaître et, si habile qu'elle soit, elle ne pourra pas échapper longtemps. La potence l'attend déjà sur le quai des Exécutions, à Londres.

A cette prédiction sinistre, Marianne crut défaillir. La peur dans sa bouche avait un goût nauséeux. Il lui sembla sentir, autour de sa gorge, le contact rugueux d'une corde et, instinctivement, elle y porta la main en essayant de se faire encore plus petite dans son obscurité. Si seulement ce mur avait pu s'ouvrir et l'engloutir !... Les deux hommes s'étaient remis en marche, dépassaient la venelle, s'éloignaient. Avaient-ils dit autre chose ? Les oreilles bourdonnantes de la fugitive n'avaient rien enregistré que le bruit décroissant de leurs pas. Il avait cessé qu'elle n'avait pas encore osé ouvrir les yeux, tant était forte sa terreur de revoir le visage de Beaufort... Quelqu'un, cependant, l'appelait tout auprès :

— Hep !... Petite ? Où es-tu ?

C'était sans doute le vieux Nathaniel. Prenant une profonde respiration pour calmer les battements désordonnés de son cœur, elle sortit de sa cachette.

— Me voici.

Le vieil homme lui sourit, découvrant quelques restes d'une denture qui ne se souvenait plus d'avoir été blanche. Il se frottait les mains, paraissait très content :

— Viens, chuchota-t-il, je crois que ça va marcher. Justement, Black Fish part cette nuit, avec la marée. Il veut te voir.

La prenant vivement par la main, il l'entraîna dans la taverne. Marianne se laissa emmener sans résistance et, brusquement, se retrouva en pleine lumière, au milieu d'une atmosphère aussi épaisse qu'un brouillard, où se mêlaient l'âpre senteur du rhum et la fumée des longues pipes de terre que fumaient les buveurs entassés sous le plafond bas. Il y avait là des pêcheurs, des matelots en bonnet de laine et quelques bas officiers d'infanterie de marine en uniformes bleus et chapeaux cirés noirs. Tous ces gens buvaient, braillaient à qui mieux mieux ou chantaient avec des filles. Agenouillé dans un coin auprès de la cheminée noire de suie, un gamin lavait dans un grand baquet de bois les gobelets que lui apportait une servante fortement moustachue. L'entrée de la jeune fille remorquée par le vieux Nat déchaîna un ouragan de cris et de grasses plaisanteries. Des appels fusèrent de tous les coins du cabaret.

— Tudieu ! La belle fille ! Hé, mignonne, tu viens vider un pot avec moi ?

— Par les tripes du vieux Noll, voilà le genre de fillette que j'aime ! As-tu vu ses yeux, Sam ? La mer après la tempête, quand elle s'est nettoyée de son sable !

— Ferme ça, Harry ! C'est pas une pêche pour toi ! Regarde-la ! J'parie qu'elle est pucelle.

— On pourrait voir ! Hé, petite, par ici !

Des mains se tendaient, cherchant à pincer sa taille ou à caresser ses hanches. Elle faisait de son mieux pour leur échapper, rouge de honte et saisie d'une peur affreuse que, parmi ces inconnus, quelqu'un .connût son visage. Le vieux Nat repoussait en maugréant les plus hardis, mais il avait fort à faire. Les yeux baissés pour ne pas voir les faces empourprées des hommes et les yeux mauvais des filles, Marianne s'efforçait de ne pas se laisser happer, serrant bien fort contre elle son manteau. Soudain, une voix rude tonna, dominant le tumulte :

— Vos gueules, là-dedans ! Et bas les pattes ! C'est moi qu'on vient voir ! Alors, fichez-lui la paix !

Au fond de la salle, un grand diable, assis auprès du bar, avait jailli. A la couleur de ses cheveux et de l'épaisse barbe qui en coulait tout naturellement, Marianne comprit que c'était Black Fish et retint une grimace. Le vieux Nat avait raison : elle n'avait jamais vu d'homme aussi laid. C'était une sorte de géant, noir de peau, noir de poil. Sa face large, avec son nez aplati et ses traits à peine ébauchés, semblait avoir été écrasée par quelque gigantesque coup de poing. Les yeux injectés de sang disaient une longue habitude de la bouteille et n'offraient plus de couleur bien définie. Un maillot rayé sous un habit d'un rouge passé, où demeuraient encore quelques vestiges de galons dorés, habillaient son torse d'ours et, sur sa tignasse, un vieux tricorne en bataille, orné d'une énorme cocarde verte, affectait des airs de couronne. Tel qu'il était, brandissant une interminable pipe, formidable et tonitruant, Black Fish éclatait dans la brume dense de la salle comme une sorte de Neptune grotesque et menaçant. Marianne, en voyant surgir ce monument, se tint à quatre pour ne pas se signer. Mais, déjà, une énorme patte velue l'avait happée par le bras et l'attirait irrésistiblement. Elle se retrouva assise sur un banc, en face du vieux Nat qui riait et se frottait les mains.

— Un fameux gars, je te l'avais bien dit, petite ! Un fameux gars que Black Fish.

Plus effrayée qu'elle ne voulait le montrer, Marianne trouvait à part elle que ledit Black Fish ressemblait furieusement à un de ces pirates dont elle avait jadis dévoré les exploits avec délices. La réalité était tout autre. Celui-là n'avait ni bandeau noir sur un œil ni jambe de bois, mais à ces détails près, il semblait la vivante réincarnation d'un gentilhomme de fortune. Et qu'il était donc laid ! La pensée de se retrouver seule, en mer, avec cet homme affreux, lui donnait le frisson. Sans la conversation inquiétante qu'elle avait surprise entre Jason Beaufort et le petit inconnu, elle eût, sans doute, renoncé à faire plus ample connaissance avec le personnage. Mais la présence dans la ville de l'Américain rendait menaçante encore l'ombre du gibet et il fallait fuir, fuir par n'importe quel moyen et en compagnie de n'importe qui, du Diable lui-même au besoin !

Sous la touffe noire de ses sourcils, Black Fish l'observait, goguenard. Il s'accouda lourdement sur la table pour la regarder sous le nez.

— On a déjà moins envie de courir les mers avec ce vieux Black Fish, hein, fillette ?

Marianne serra les dents et s'obligea à regarder fermement son affreux voisin.

— Il faut que j'aille en France. C'est une question... oui, de vie ou de mort !

— Tu l'aimes donc tant que ça, ton coquin ? ricana le marin -en soufflant au nez de la jeune fille une haleine chargée d'alcool. Faut pas avoir peur pour vouloir passer le Channel fin novembre !

— Je n'ai pas peur de la mer et je veux aller en France. Voulez-vous m'emmener ?

— C'est selon ! Quel prix offres-tu ?

— Une guinée !

— C'est peu pour la peau d'un brave marin. Mais, au moins, montre-la, ta guinée, que je voie si tu ne mens pas.

Pour toute réponse, elle ouvrit la main. Sur la paume, la lourde pièce d'or fit briller un instant sous les quinquets le profil mou de George III. Black Fish se pencha, prit la pièce, la mordit puis cligna de l'œil.

— Elle est bonne ! Tope là ! ma fille, je t'emmène. Tu as de la chance que j'aie affaire chez ces faillis chiens de Français. Je me contenterai de ta guinée.

Aussitôt la fugitive se sentit ranimée. Maintenant qu'il avait accepté de l'emmener, l'espoir revenait avec le courage et elle refusait, de toutes ses forces, les conseils insidieux de la méfiance. Elle ne voulait pas imaginer que cet homme pourrait la trahir, ou bien partir sans elle après avoir pris son argent. D'ailleurs, elle était décidée à ne plus le lâcher d'une semelle.

— Merci, fit-elle seulement. Quand partons-nous ?

— Tu es pressée, on dirait... Où habites-tu ?

— Nulle part ! Si nous partons cette nuit, qu'ai-je besoin d'un logis ?

— Alors, on va rester ici jusqu'à 10 heures. Ensuite, on embarquera.

— La marée n'est qu'à minuit.

— Et savante, avec ça ? Mais trop curieuse ! J'ai à faire avant de prendre le large, ma toute belle ! Tiens, bois ça ! Ta figure a l'air taillée dans un navet.