En un instant, le silence du château vola en éclats. Les valets accoururent. L'un reçut l'ordre d'aller chercher une certaine Mrs Jenkins, les autres d'apporter à l'instant un souper confortable, du thé chaud et du vieux whisky. Parry, enfin, s'entendit ordonner de faire préparer une chambre pour l'hôte venu de France. Le tout s'exécuta avec une prodigieuse rapidité. Parry disparut, les valets apportèrent une table abondamment garnie et Mrs Jenkins fit l'entrée solennelle que commandaient ses fonctions dehousekeeper[1], son ample personne et son âge déjà mûr. Mais toute cette majesté fondit comme beurre au soleil quand lady Selton lui mit le bébé dans les bras.

— Tenez, ma bonne Jenkins... c'est tout ce qui nous reste de lady Anne. Ces maudits buveurs de sang l'ont tuée pour avoir voulu sauver la malheureuse reine. Il faut prendre soin d'elle, car elle n'a plus que nous... et moi, je n'ai plus qu'elle !

Quand tout le monde fut sorti, elle se retourna et l'abbé de Chazay vit que des larmes roulaient encore sur ses joues, mais elle fit un effort pour lui sourire, désigna la table servie :

— Installez-vous... Mangez, puis... vous me direz tout.

Longtemps, l'abbé parla, racontant sa fuite de Paris avec le bébé qu'il avait découvert, abandonné, dans l'hôtel d'Asselnat dévasté par les sectionnaires.

Cependant, au premier étage du château, dans une grande chambre tendue de velours bleu, Marianne, lavée et bien repue de lait chaud, s'endormait paisiblement, bercée par la vieille Jenkins. Fondue de tendresse, la digne femme balançait doucement le fragile petit corps, tendrement revêtu par elle de batistes et de dentelles qui avaient jadis servi à sa mère, et chantonnait pour elle une vieille ballade retrouvée au fond de sa mémoire :

O mistress mine, where are you roaming...

O mistress mine, where are you roaming

O stay and hear your true love's coming,

That causing both high and low...

Etait-ce à l'ombre fugitive d'Anne Selton que s'adressait l'antique chanson qu'avait rimée Shakespeare ou bien à l'enfant qui venait de trouver refuge au cœur de la campagne anglaise ? Il y avait des larmes dans les yeux de Mrs Jenkins tandis qu'en fredonnant elle souriait au bébé.

C'est ainsi que Marianne d'Asselnat entra, pour y vivre son enfance, dans le vieux domaine de ses pères et prit pied dans la vieille Angleterre.

1809 - LA MARIÉE DE SELTON HALL

1

UN SOIR DE NOCES...

La main du prêtre traça dans l'air une large bénédiction tandis qu'il prononçait les paroles rituelles et que les têtes s'inclinaient. Marianne comprit qu'elle était mariée. Une bouffée de joie l'inonda, presque sauvage dans sa violence, en même temps qu'un sentiment d'-irréversibilité absolue. A partir de cette minute, elle cessait de s'appartenir pour s'intégrer, corps et âme, à l'homme qu'on lui avait choisi, imposé, mais que, pour rien au monde, elle n'eût voulu différent. A l'instant même où, pour la première fois, il s'était incliné devant elle, Marianne avait su qu'elle l'aimait. Et, depuis, elle s'était fondue en lui avec la passion qu'elle mettait dans tout ce qu'elle faisait, avec toute l'ardeur d'un premier amour.

Sa main, ornée d'un anneau tout neuf, trembla dans celle de Francis. Elle leva sur lui un regard émerveillé.

— Pour toujours ! murmura-t-elle. Jusqu'à ce que la mort nous sépare.

Il lui sourit avec l'indulgence légèrement condescendante d'un adulte aux propos excessifs d'un enfant, pressa légèrement les doigts fins, puis les lâcha pour aider Marianne à se rasseoir. La messe allait commencer.

Sagement, la nouvelle épouse en écouta les premières paroles, puis son esprit s'évada du rituel familier, revint irrésistiblement à Francis. Son regard glissa sous le nuage de dentelles qui la voilait, s'attacha complaisamment au profil net de son mari. A trente ans, Francis Cranmere était un magnifique spécimen humain. De haute taille, il possédait une grâce aristocratique et nonchalante, qui eût été un rien féminine sans la vigueur d'un corps entraîné aux sports. De même le front têtu et le menton puissant, posé sur la cravate de mousseline, corrigeaient la trop grande beauté des traits purs, nobles, mais figés dans une expression de perpétuel ennui. Les mains qui sortaient, très blanches, des manchettes de dentelles, étaient dignes d'un cardinal, mais le torse moulé dans un frac bleu foncé était celui d'un lutteur. Tout était contraste en lord Cranmere : tête d'ange et corps de flibustier. Mais l'ensemble avait un charme certain auquel bien peu de femmes se montraient insensibles. Pour Marianne et ses dix-sept ans, en tout cas, il représentait la pure perfection.

Elle ferma les yeux un instant pour mieux savourer son bonheur, les rouvrit sur l'autel, garni de fleurs tardives et de feuillages d'automne parmi lesquels brûlaient quelques cierges. On l'avait dressé dans le grand salon de Selton Hall parce qu'il n'y avait pas de chapelle catholique à plusieurs lieues à la ronde, et encore moins de prêtres. L'Angleterre du roi George III traversait alors une de ces crises violentes d'antipapisme dont elle était coutumière et il avait fallu rien moins que la protection du prince de Galles pour que ce mariage d'une catholique et d'un protestant pût avoir lieu, sous le double rite. Une heure plus tôt, un pasteur avait béni le couple et, maintenant, c'était l'abbé Gauthier de Chazay qui officiait par faveur spéciale. Nulle force humaine n'aurait pu lui interdire de bénir le mariage de sa filleule.

Etrange mariage, d'ailleurs, sans autre faste que ces quelques fleurs, ces quelques flammes, seule concession à la solennité du jour. Au-dessus de l'autel insolite, le décor familier se dressait, immuable : le haut plafond blanc et or à caissons hexagonaux, les tentures de velours de Gênes pourpre et blanc, les lourds meubles XVIIe opulents et surdorés, les grandes toiles, enfin, où s'érigeaient les pompeuses silhouettes des Selton passés. Tout cela donnait à la cérémonie un caractère irréel, hors du temps, que renforçait encore la robe que portait la mariée.

Cette toilette, la mère de Marianne l'avait portée à Versailles, devant le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette, au jour de son mariage avec Pierre-Louis d'Asselnat, marquis de Villeneuve. C'était un grand habit de satin blanc, mousseux de roses et de dentelles, porté sur une énorme jupe de toile d'argent que gonflaient des paniers et une foule de jupons. Le large décolleté carré découvrait la gorge juvénile entre le corsage impitoyablement sanglé et un collier à multiples rangs de perles, tandis que, de la haute perruque poudrée et diamantée, un grand voile de dentelles coulait, comme la queue d'une comète. Robe fastueuse ; anachronique, jadis envoyée par Anne Selton à sa sœur Ellis, en souvenir, et pieusement gardée depuis.

Bien souvent, quand Marianne était petite, tante Ellis lui avait montré cette robe. Elle avait toujours peine à retenir ses larmes en la sortant de son coffre en bois des îles, mais elle aimait voir s'émerveiller la frimousse de l'enfant.

— Un jour, lui disait-elle, tu porteras, toi aussi, cette belle robe. Et, ce jour-là, tu seras heureuse. Oui, par Dieu, tu seras heureuse !... affirma-t-elle en frappant le sol de sa canne, comme si elle mettait le destin en demeure de lui obéir.

Et, de fait, Marianne était heureuse.

Le martèlement dont Ellis Selton ponctuait ses volontés ne résonnait plus que dans le souvenir de sa nièce. Depuis une semaine, la vieille fille autoritaire et généreuse reposait au fond du parc, dans le mausolée palladien où dormaient ses ancêtres. Et, ce mariage, c'était le fruit de sa volonté formelle, la dernière, celle que l'on ne refuse pas.

Depuis ce soir d'automne où un homme exténué avait déposé dans ses bras un bébé de quelques mois qui pleurait de faim, Ellis Selton avait découvert un sens à sa vie solitaire. Sans effort, la demoiselle montée en graine, hautaine, absolue et emportée, s'était muée, pour l'orpheline, en une mère admirable, envahie parfois de violentes bouffées de tendresse qui l'éveillaient, en pleine nuit, haletante et trempée de sueur, à la seule pensée des dangers jadis courus par la petite fille.

Elle se levait alors, incapable de maîtriser l'impulsion qui la jetait à bas de son lit et, pieds nus, ses nattes rousses dansant sur son dos, elle prenait sa canne et se hâtait jusqu'à la grande chambre, toute proche de la sienne, où Marianne dormait. Elle restait un long moment auprès du petit lit, contemplant la fillette qui était devenue son unique raison de vivre. Puis, quand l'angoisse née d'un cauchemar s'était apaisée, quand son cœur avait retrouvé son rythme normal, Ellis Selton retournait se coucher, non pour dormir mais pour remercier interminablement le Seigneur d'avoir offert à une vieille fille ce merveilleux miracle : un enfant pour elle seule.

L'histoire de son sauvetage, Marianne la connaissait par cœur pour l'avoir entendu raconter cent fois par sa tante. Ellis Selton était une huguenote farouche, fermement ancrée dans ses principes religieux, mais elle savait reconnaître et apprécier le courage. L'exploit de l'abbé de Chazay lui avait valu la considération de l'Anglaise.

— C'est un homme, ce petit curé papiste ! s'exclamait-elle invariablement en conclusion de l'histoire. Je n'aurais pas fait mieux !

Son activité, en effet, était dévorante, son énergie inlassable. Elle adorait les chevaux et, avant son accident, avait passé en selle la plus grande partie de son temps, parcourant le vaste domaine d'un bout à l'autre et posant sur toutes choses son œil bleu auquel bien peu de détails échappaient.

Aussi, dès qu'elle avait été capable de se déplacer seule à travers la maison, Marianne avait été hissée sur un poney, habituée à l'eau froide, aussi bien celle des pots pour la toilette que celle de la rivière où elle avait appris à nager. A peine plus couverte en hiver qu'en été, sortant tête nue par tous les temps, chassant son premier renard à huit ans, Marianne avait reçu une éducation qui eût fait honneur à n'importe quel garçon, mais qui, pour une fille, et surtout pour une fille de son temps, était assez peu orthodoxe. Le vieux Dobs, le chef des palefreniers, lui avait même appris le maniement des armes. A quinze ans, Marianne tirait l'épée comme saint Georges et perçait un as à vingt pas.

Cependant, l'esprit n'avait pas été négligé. Elle parlait plusieurs langues ; elle avait eu des maîtres d'histoire, de géographie, de littérature, de musique, de danse, mais surtout de chant, car la nature l'avait douée d'une voix au timbre chaud et pur qui n'était pas son moindre charme. Plus cultivée que la plupart de ses contemporaines, Marianne était devenue l'orgueil de sa tante, malgré une regrettable propension à dévorer tous les romans qui passaient à portée de sa main.

— Elle pourrait s'asseoir sans embarras sur n'importe quel trône ! aimait à déclarer la vieille fille en ponctuant ses paroles d'un vigoureux coup de canne sur le sol.

— Les trônes n'ont jamais été des sièges bien confortables, répondait l'abbé de Chazay, habituel confident des rêves glorieux de lady Ellis, mais depuis quelque temps ils sont devenus parfaitement intenables !

Ses relations avec Ellis étaient chaotiques, agitées. Marianne ne pouvait les évoquer sans une nostalgie teintée d'amusement maintenant qu'elles avaient pris fin. Protestante dans l'âme, lady Selton considérait les catholiques avec une invincible méfiance et leurs prêtres avec une sorte de terreur superstitieuse. Remplie d'horreur par les exploits de l'Inquisition, elle les en tenait pour responsables et leur trouvait toujours un léger fumet de fagot. Entre elle et l'abbé Gauthier, les joutes oratoires étaient ardentes, interminables, chacun des adversaires cherchant à convaincre l'autre, sans pour cela conserver le moindre espoir d'y parvenir. Ellis brandissait la bannière verte de Torquemada et Gauthier fulminait contre les bûchers d'Henry VIII, les fureurs du fanatique John Knox et, rappelant le martyre de la catholique Marie Stuart, partait à l'assaut de la citadelle anglicane. En général, le combat se terminait par épuisement. Lady Ellis faisait servir le thé que l'on flanquait, en l'honneur du visiteur, d'un flacon de vieux whisky, puis, la paix revenue, les deux lutteurs s'affrontaient plus pacifiquement, les cartes en main, autour de la marqueterie d'une table de trictrac, chacun d'eux content de soi-même et content de l'autre, toute estime mutuelle intacte, sinon renforcée. Et l'enfant retournait à ses jeux avec le sentiment que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, puisque ceux qu'elle aimait étaient d'accord.