Malgré les convictions de sa tante, Marianne avait été élevée dans la religion qui avait été celle de son père. A dire vrai, les cours d'instruction religieuse, comme ce que la fillette appelait les « guerres de religion », n'avaient pas lieu très souvent. L'abbé Gauthier de Chazay ne faisait à Selton Hall que de brèves apparitions, souvent très espacées. On ne savait pas au juste à quoi il occupait son temps, mais une chose était certaine : il voyageait beaucoup en Allemagne, en Pologne et jusqu'en Russie blanche où il effectuait de longs séjours. Il s'arrêtait aussi, parfois, auprès des différentes résidences du comte de Provence, devenu, depuis 1795 et la mort du Dauphin du Temple, le roi Louis XVIII. Il avait séjourné à Vérone, à Mittau, en Suède. De temps en temps, il touchait terre en Angleterre, puis il disparaissait, toujours pressé, toujours discret, sans jamais dire où il allait. Et personne, jamais, ne lui posait de questions.
L'installation du gros souverain sans royaume à Hartwell House, le printemps précédent, avait paru fixer momentanément l'abbé en Angleterre. Il n'avait fait, depuis, qu'un court voyage. Evidemment, toutes ces allées et venues n'allaient pas sans intriguer Marianne et sa tante. Celle-ci, bien souvent, s'écriait :
— Le petit curé serait un agent secret de Rome que je n'en serais pas autrement surprise !
C'était l'abbé, pourtant, qu'au moment de mourir elle avait appelé auprès d'elle, de préférence au pasteur Harris qu'elle détestait de toutes ses forces et appelait un « sacré pompeux imbécile ! ». Une mauvaise grippe, traitée par la malade, selon sa coutume, avec le plus parfait mépris, l'avait menée en une semaine aux portes de la mort. Ellis l'avait vue approcher sans trembler, cette mort, avec calme et lucidité, regrettant seulement qu'elle fût prématurée.
— J'avais encore tellement à faire ! soupira-t-elle. En tout cas, j'entends que, huit jours après mon enterrement, ma petite Marianne soit mariée !
— Si tôt ? Je suis là pour veiller sur elle, objecta l'abbé.
— Vous ? Mon pauvre ami ! Autant la confier à un courant d'air ! Vous allez encore disparaître un jour ou l'autre pour l'une de vos mystérieuses expéditions et l'enfant demeurera seule. Non, elle est fiancée, mariez-la ! J'ai dit : huit jours ! Vous le promettez ?
L'abbé Gauthier avait promis. C'est pourquoi, fidèle à sa parole, il venait de marier, par ce soir pluvieux de novembre 1809, Marianne d'Assel-nat et Francis Cranmere.
Debout devant l'autel, dans une chasuble de soie blanche brodée de lis d'or que lui avait prêtée l'aumônier de Louis XVIII, Alexandre de Talleyrand-Périgord[2], l'abbé Gauthier de Chazay officiait avec solennité. Sa petite taille mince et frêle prenait, dans les vêtements sacerdotaux, une sorte de grandeur qu'accentuait la noblesse des gestes lents. A quarante-cinq ans, il ne portait pas son âge et gardait une allure résolument juvénile. Seuls les fils blancs qui striaient ses épais cheveux noirs, autour de la tonsure, trahissaient le temps passé. Mais ces marques du temps, Marianne les considérait avec tendresse, car elle devinait, obscurément, qu'elles étaient le fruit d'années difficiles et d'un dur labeur accompli au service des autres. Pour ce qu'elle savait de lui et pour ce qu'elle en soupçonnait, Marianne l'aimait beaucoup. Or, son bonheur présent était un peu gâché par le fait que son cher parrain ne paraissait pas le partager. Elle savait qu'il n'approuvait pas ce mariage avec un Anglais protestant, qu'il eût préféré pour elle l'un des jeunes émigrés de l'entourage du duc de Berry, et qu'il se conformait uniquement à la volonté de la morte. Mais elle avait, en outre, l'impression que Francis Cran-mere déplaisait, en tant qu'homme, à l'abbé de Chazay : le prêtre accomplissait là un devoir sacré, et l'accomplissait sans joie.
Quand, la cérémonie terminée, il descendit vers le couple, Marianne lui sourit d'un air encourageant, comme pour l'inciter à partager son bonheur, à effacer ce pli soucieux creusé entre ses sourcils. Son regard, à elle, semblait dire : « Je suis heureuse et je sais que vous m'aimez. Pourquoi ne pas être heureux, vous aussi ? » Et il y avait une angoisse dans sa muette interrogation. Il était tout ce qui lui restait, maintenant que tante Ellis n'était plus. Elle aurait voulu une adhésion pleine et entière à son amour.
Mais le front de l'abbé ne se déridait pas. Il regardait les nouveaux époux d'un air songeur et Marianne aurait juré qu'il y avait, dans ses yeux, un curieux mélange de pitié, de colère et d'inquiétude. Un silence s'établit, devint rapidement si pesant que Gauthier de Chazay en eut conscience. Sa bouche serrée esquissa un sourire sans gaieté. Il prit la main de la jeune mariée.
— Je te souhaite d'être heureuse, mon enfant, autant qu'il est permis de l'être sur cette terre sans offenser Dieu. Lui seul sait quand nous nous reverrons !
— Vous partez ? demanda la jeune femme tout de suite alarmée. Mais vous ne m'en aviez rien dit ?
— Je craignais d'augmenter l'agitation de cette maison et de troubler, même légèrement, ta joie. Oui ! Je vais en Italie où m'appelle le Saint-Père. Mais, maintenant, tu es aux mains de ton époux... J'espère qu'elles te seront douces.
La fin de la phrase s'adressait au jeune homme. Lord Cranmere redressa la tête, cambra son dos et toisa l'abbé :
— J'espère, moi, que vous n'en doutez pas, l'abbé ! lança-t-il avec, dans la voix, une nuance de défi. Marianne est très jeune, elle se montrera docile, j'en suis certain. Pourquoi donc ne serait-elle pas heureuse ?
— La docilité n'est pas tout ! Il y a la tendresse, l'indulgence, la compréhension... l'amour !
Une sourde colère, mal domptée, vibrait imperceptiblement dans la voix des deux hommes et Marianne s'en effraya. Son époux et le prêtre qui venait de bénir leur union n'allaient tout de même pas se disputer au pied même de l'autel ? Elle ne parvenait pas à comprendre l'hostilité à peine déguisée de son parrain envers l'homme choisi par lady Ellis. Obscurément, elle devinait que cette hostilité n'était pas de nature confessionnelle, qu'elle s'adressait à la personne de Francis. Mais alors pourquoi ? Qu'est-ce que l'abbé pouvait bien avoir à lui reprocher ? Est-ce que Lord Cranmere n'était pas l'homme le plus séduisant, le plus brillant, le plus vaillant, le plus intelligent, le plus-Quand Marianne entamait la liste des superlatifs qu'elle appliquait à son fiancé, elle finissait, en général, par s'y perdre. Pourtant, elle n'eut pas à intervenir. L'abbé de Chazay rompait les chiens, se bornant à recommander à Francis :
— Je vous la confie !
— Soygz tranquille ! fut la sèche réponse.
Hâtivement, l'abbé remonta vers l'autel, s'empara du calice et regagna la sacristie de fortune installée dans l'ancien boudoir de lady Ellis. Un boudoir qui n'avait jamais servi à rien, la pièce ni son appellation ne convenant à leur propriétaire. On y voyait plus de fouets de chasse et de cravaches que de coussins et de fragiles bergères.
Comme s'il était soudain délivré d'une contrainte, Francis sourit à sa femme et, courbant légèrement sa haute taille, lui offrit la main :
— Venez-vous, ma chère ?
Côte à côte, ils commencèrent à traverser, très lentement, le grand salon. Hormis le groupe confus des domestiques massés près de la double porte, il n'y avait que peu de monde, comme il convenait à un mariage suivant de si près un deuil. Mais les assistants palliaient au défaut de quantité par la qualité.
La main ferme de Francis guida la jeune femme jusqu'au prince de Galles, dont lord Cranmere était l'un des intimes et qui, avec quelques amis, avait tenu à honorer l'union d'un de ses favoris. Tout en faisant au prince une profonde révérence, Marianne s'étonna de n'être pas plus impressionnée. Le futur roi avait grand air et même une certaine majesté, mais les approches de la cinquantaine et un fantastique appétit l'entraînaient inexorablement vers une obésité de moins en moins combattue, tandis qu'une chaude coloration pourpre avait définitivement pris possession de l'auguste visage. Le nez noble, le regard dominateur et la bouche sensuelle ne sauvaient pas l'Altesse Royale d'un certain comique. Nul en Angleterre, pas même l'innocente Marianne, n'ignorait que le prince menait une vie de débauche, qu'il était, le plus officiellement du monde, bigame, ayant épousé tour à tour sa maîtresse Mary Fitzherbert par inclination et, par force, la princesse Caroline de Brunswick, qu'il haïssait de toute son âme.
Tel qu'il était, « Georgie » laissa, tomber sur la jeune femme un regard bienveillant, sourit et daigna courber sa corpulence pour l'aider à se relever.
— Exquise ! articula-t-il. Vous êtes positivement exquise, lady Cranmere, et si je n'étais déjà si bien pourvu en matière d'épouses, je crois, par George, que je vous eusse disputée à mon ami Francis ! Tous mes vœux !
— Merci, Votre Altesse, balbutia Marianne qui écoutait encore, avec ravissement, rouler dans son oreille son nouveau nom.
Cependant, sa plaisanterie avait fait partir le prince d'un rire énorme, repris en chœur par Francis et les trois gentilshommes qui entouraient l'héritier royal. Ceux-là, Marianne les avait déjà vus plusieurs fois. Ils étaient les habituels commensaux du prince et les compagnons ordinaires de Francis. C'était lord Moira, M. Orlando Brid-geman et le roi des dandies, George Bryan Brum-mel, qui portait sur une vertigineuse cravate un visage trop joli, à l'insolent nez retroussé sous de longs et soyeux cheveux blonds ondulés.
Cependant, la voix profonde de lord Cranmere s'élevait pour remercier le prince de sa présence et pour espérer que Son Altesse Royale honorerait encore Selton Hall en présidant le dîner.
— Ma foi, non ! répondit le prince. J'ai promis à lady Jersey de l'escorter chez Hatchett pour y choisir avec elle sa nouvelle voiture ! C'est très important une nouvelle voiture, et Londres est loin ! Je pars donc.
— Vous me quittez ? Ce soir ?...
Marianne, avec étonnement, nota la crispation de colère qui contractait la mâchoire de son époux. Etait-il tellement déçu de ne point garder l'hôte royal ? En ce qui la concernait, elle souhaitait, au contraire, éperdument, que tous ces gens s'en allassent pour la laisser, enfin et merveilleusement, seule avec son bien-aimé... Dans tous les romans qu'elle avait lus, les jeunes époux ne désiraient rien tant que le départ des invités.
Le rire agréable, mais un peu niais du prince, retentit de nouveau :
— Craindrais-tu la solitude à ce point, au soir de tes noces ? En vérité, Francis, tu as beaucoup changé... Mais, rassure-toi, je ne pars pas tout entier. Je te laisse le meilleur de moi-même. Moira reste ainsi que notre Américain. Et puis n'as-tu pas ta belle cousine ?
Cette fois, ce fut au tour de Marianne de réprimer une grimace de déception. Lord Moira, fat, féru d'élégance et d'une nonchalance qui frisait la somnolence, lui était indifférent ; mais il ne lui avait fallu qu'un seul regard échangé avec celui que le prince appelait l'Américain pour savoir qu'il lui déplaisait... sans parler de la « belle cousine », cette Ivy aux allures hautaines qui, d'emblée, l'avait traitée en gamine et en campagnarde et qui affichait une provocante intimité « familiale » avec Francis.
Détournant la tête pour cacher son ennui, tandis que son mari, au contraire, se rassérénait, Marianne croisa le regard amusé de l'Américain en question. Il se tenait à quelques pas du groupe princier, près d'une des fenêtres. Les mains nouées au dos, les jambes légèrement écartées, il semblait n'être là que par hasard, en passant et, d'ailleurs, tranchait vigoureusement sur tous les autres hommes. C'était ce contraste qui avait le plus frappé la jeune fille quand on le lui avait présenté. Pour s'en irriter, d'ailleurs, comme si l'allure désinvolte de l'étranger, sa mise frisant le négligé eussent été une insulte à l'irréprochable élégance des autres. Il n'était jusqu'à sa peau hâlée, tannée par le soleil et les intempéries qui ne l'offusquât auprès des teints clairs, roses et bien nourris des Anglais. Ils étaient des seigneurs, de grands propriétaires terriens pour la plupart ; lui était un marin qui ne devait guère posséder autre chose que son navire, un coureur des mers, « un pirate ! » avait aussitôt décrété Marianne. Et elle ne parvenait pas à comprendre comment le fils d'un roi d'Angleterre, un futur souverain, pouvait trouver quelque plaisir dans la compagnie d'un homme qui osait venir en bottes à un mariage. Malgré son antipathie, elle avait cependant retenu son nom. Il se nommait Jason Beaufort. Francis avait signalé, du ton négligent qui lui était habituel, que ce Jason était d'une bonne famille des Carolines, descendant de huguenots français chassés par la Révocation de l'édit de Nantes, mais Marianne soupçonnait son fiancé d'être rempli d'indulgence pour ceux qui gravitaient autour du prince.
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