La conversation n'avait pas été plus loin. Lady Ellis s'était enfermée dans un silence plein de souvenirs que la jeune fille s'était bien gardée de rompre. Elle devait apprendre, plus tard, en interrogeant Jenkins, la vieille housekeeper du château, qu'autrefois sa tante Ellis avait follement, passionnément, aimé Richard Cranmere et avait espéré l'épouser. Mais c'était d'Anne, la mère de Marianne, que le beau lord s'était épris... et Anne aimait déjà un diplomate français. Quand elle s'était promise à Pierre d'Asselnat, lord Cranmere s'était éloigné. Il avait voyagé jusqu'aux Indes. C'était là qu'il s'était marié et que Francis était né. Le jeune homme était revenu au pays, une dizaine d'années plus tôt, afin de recueillir un petit héritage non loin de Selton Hall. A cette occasion, il avait rendu visite à lady Ellis, rapproché d'elle par leur commune passion des chevaux. Puis, il avait vendu ce petit bien qui devait former le plus gros de sa fortune. Londres l'avait attiré. On ne l'avait plus revu...
— Et sans doute ne le reverra-t-on plus avant la prochaine rencontre fortuite... dans dix ans ! avait soupiré Marianne.
Mais elle se trompait. Non seulement Francis était venu visiter sa vieille amie dans la villa de Bath qu'elle avait louée pour la saison, mais encore, en septembre, il était venu à Selton Hall.
Ces visites avaient plongé la jeune fille dans un véritable ravissement. Francis, pour son imagination romanesque, c'était Tristan, c'était Lancelot, c'était le chevalier au cygne, venu des rives lointaines pour rompre l'enchantement qui la tenait captive. Nul héros de légende auquel elle ne put comparer, à son avantage, l'homme qui faisait battre son cœur. Francis était cent fois plus merveilleux que tous les chevaliers de la Table Ronde réunis, y compris Merlin et le roi Arthur. Alors elle se mit à rêver tout éveillée. Avec un sourire, un regard, elle composait une infinité de joies, elle accumulait une réserve de bonheur sur laquelle elle vivait jusqu'à la visite suivante. Francis, d'ailleurs, était charmant pour elle. A sa grande surprise, il s'attardait parfois auprès d'elle pour bavarder. Il la questionnait sur sa vie, ses goûts et, devant lui qui venait de Londres, qui fréquentait ce que le royaume comptait de plus noble et de plus brillant, elle avait honte de ne pouvoir parler que de ses chiens, de ses chevaux et de ses bois. Il l'impressionnait tellement que le jour où lady Ellis l'avait priée de chanter pour Francis elle avait été incapable de sortir une note. Sa gorge serrée lui refusait tout service. Naturellement vive, ardente et pleine de vie, elle devenait devant lui timide, gauche. Il est vrai que, ce soir-là, Ivy accompagnait son cousin et que sa présence parfumée n'était pas faite pour rendre à Marianne son assurance. La belle cousine avec son élégance raffinée et son inaltérable douceur lui donnait sur les nerfs ! Elle ressemblait à la fée Viviane... Mais Marianne n'avait jamais aimé la fée Viviane !
Son jour de triomphe, elle l'avait connu à la chasse au renard où, pendant toute une journée, elle avait galopé aux côtés de Francis à travers les prés humides et les forêts bleues. Ivy, qui n'aimait pas le cheval, avait suivi de loin, en voiture, avec lady Ellis. Marianne avait eu Francis pour elle seule et avait cru mourir de plaisir quand il l'avait complimentée sur son irréprochable équitation.
— Je connais peu d'hommes qui montent aussi bien que vous, lui avait-il dit, et aucune femme !
Il y avait, dans sa voix, dans son regard, une sincérité, une chaleur qui avaient inondé de joie le cœur de la jeune fille. A cet instant, il avait eu réellement le ton d'un amoureux. Elle lui avait souri de tout son cœur.
— J'aime galoper auprès de vous, Francis... Je crois que je pourrais aller comme cela jusqu'au bout de la terre.
— Pensez-vous vraiment ce que vous dites ?
— Mais... naturellement ! Pourquoi le dirais-je si je ne le pense pas ? Je ne sais pas mentir.
Il n'avait rien répondu. Seulement, il s'était penché vers elle pour scruter son visage et, pour la première fois, elle n'avait pas éprouvé de confusion sous le regard de Francis. Il n'avait rien dit, mais en se redressant, il avait eu un bref sourire.
— C'est bien ! avait-il murmuré seulement.
Puis il avait rendu la main à son cheval, laissant
Marianne, dont il ne parut plus se soucier, se demander si elle avait, oui ou non, dit quelque chose de stupide.
Il avait disparu pendant quelque temps après ce jour de chasse. La brutale maladie de sa tante l'avait d'ailleurs un peu repoussé hors de l'esprit de la jeune fille. Et puis, un soir, deux jours avant sa mort, lady Ellis avait fait appeler sa nièce.
— Je sais que je vais mourir, petite, lui dit-elle, mais je sais aussi que je peux partir tranquille car je ne te laisse pas seule.
— Que voulez-vous dire ?
— Que Francis m'a demandé ta main et que tu vas l'épouser.
— Moi ? Mais... il ne m'a seulement jamais fait la cour !
— Tais-toi ! J'ai peu de temps... Tu ne peux qu'être heureuse d'épouser un homme tel que lui. Il a vingt-huit ans, il sera pour toi l'appui, le guide dont ta jeunesse a besoin... Enfin, en te donnant à lui, je répare une injustice du sort. Francis n'a pas de fortune, il aura la nôtre... Il sera, avec toi, le maître de Selton... et moi, quand je serai au fond du parc, je serai heureuse en pensant que mon cher domaine est entre vos mains, à tous deux... Je ne vous quitterai jamais tout à fait, ainsi...
Epuisée d'avoir parlé, lady Ellis s'était retournée contre le mur sans rien ajouter. Marianne était sortie de la chambre, envahie par un bizarre sentiment où la joie se mêlait à la crainte. Elle était abasourdie que Francis voulût l'épouser, elle, urre gamine sans éclat, quand, justement, il y avait tant de femmes empressées à lui plaire. Cela lui communiquait une étrange sensation de victoire.
Elle se sentait à la fois pleine d'orgueil et pleine d'inquiétude.
« Jamais je ne saurai me montrer digne de lui, avait-elle songé. Comment tenir mon rôle auprès de lui sans commettre d'impairs, sans le faire sourire ? »
Cette crainte, Marianne la retrouvait, intacte, durant ce dîner de noces. Avec une joie mêlée d'orgueil elle regardait Francis, assis en face d'elle, dans le haut fauteuil, demeuré longtemps vide, du maître de la maison. Il l'occupait avec une aisance, une désinvolture qui emplissaient sa jeune femme d'admiration. En ce qui la concernait, Marianne se sentait fort impressionnée d'occuper la place de la châtelaine où, toute sa vie, elle avait vu sa tante.
La voix douce d'Ivy la tira de sa méditation.
— Je pense qu'il est temps de nous retirer, Marianne, et de laisser ces messieurs fumer et boire en paix.
La jeune fille sursauta. Elle vit que tout le monde la regardait, que déjà les valets avaient posé sur la table les flacons de porto et de brandy. Elle rougit, se leva hâtivement, confuse d'avoir oublié le temps.
— Bien sûr, dit-elle, nous vous laissons... Je vais d'ailleurs remonter chez moi... un peu de lassitude...
Elle perdait déjà pied. Avec une visible nervosité, elle alla saluer l'abbé de Chazay qui, incapable de maîtriser son émotion, l'embrassa sans un mot, et adressa aux autres un signe de tête. Son regard suppliant s'attarda sur Francis comme pour lui demander de ne pas demeurer trop longtemps auprès de ses hôtes. Cette nuit était la nuit de noces, elle lui appartenait tout entière, à elle, Marianne, et personne n'avait le droit de lui en voler même la plus infime partie... Mais Francis se contenta de sourire.
Les deux femmes sortirent, Marianne avec l'impression que la soie de son immense robe faisait un bruit de tempête. Elle avait hâte de s'en débarrasser, hâte de se retrouver elle-même... Arrivée au pied de l'escalier, elle se tourna vers Ivy, rencontra le regard bleu de la jeune femme qui l'observait, un mince sourire au coin de ses jolies lèvres.
— Bonsoir ! fit-elle avec la brusquerie de la gêne. Pardonnez-moi de vous quitter si tôt, mais je suis fatiguée et...
— Et vous souhaitez vous préparer pour la nuit la plus importante de votre vie ! acheva Ivy avec un petit rire qui agaça la jeune mariée. Vous avez raison : Francis est un homme difficile...
A cette allusion directe, le front de Marianne s'empourpra mais elle ne répondit pas. Ramassant ses amples jupes, elle gravit l'escalier en courant, le voile de dentelles flottant derrière elle comme la queue d'une comète. Mais jusqu'à la porte de sa chambre, le rire d'Ivy, léger et moqueur, la poursuivit.
2
LE DUEL
La chambre avait l'air d'un archipel en réduction. Les paniers de dentelles, l'énorme jupe de satin, les cages d'osier et les multiples jupons la ponctuaient de leurs îles blanches. Vêtue simplement d'un déshabillé de batiste garni de Valenciennes et de minces rubans de satin vert, Marianne retrouvait, dans le miroir qui lui faisait face, son image familière : celle d'une grande fille, regrettablement brune pour une éDoque uniquement attirée par les blondes, et encore un peu trop mince. Elle avait de longues jambes nerveuses, des hanches étroites et la taille la plus fine de tout le Royaume-Uni. Son visage, porté par un long cou souple, était étrange, en forme de cœur avec de hautes pommettes, des traits hardis et fiers. Les yeux, dont les coins se retroussaient légèrement sous l'aile arrogante des fins sourcils, étaient d'un vert de mer, changeant et moiré d'or. Leur nuance étrange offusquait presque autant que leur expression frondeuse, volontaire. Pourtant, malgré son étrangeté, Marianne eût aimé son visage s'il n'y avait eu cette grande bouche pulpeuse et drue et cette peau mate, couleur d'ambre clair, qui lui donnait un peu l'air d'une bohémienne et qui, selon elle, gâchait tout. Les canons de la beauté voulaient que l'on eût alors sur les joues plus de lis et de roses que dans un jardin de couvent et son teint de gitane désolait Marianne, reléguant au second plan ses mains parfaites et même cette lourde chevelure noire épaisse et soyeuse qui lui tombait jusqu'aux reins... C'est de son père que Marianne tenait son aspect physique. Sa mère avait été toute blondeur, mais, dans le sang de la jeune fille, la vieille sève d'Auvergne, où se relevait parfois le souvenir des cavaliers maures d'Abder-Rhaman, rejoignait le sang d'une aïeule florentine pour combattre victorieusement l'apport britannique de la douce Anne Selton.
Les yeux encore emplis des grâces languides d'Ivy St Albans, Marianne soupira de regret. Elle s'efforçait de retrouver un peu d'assurance en se disant que Francis l'avait choisie, demandée, qu'il fallait y voir le signe certain qu'elle lui plaisait. Seulement, il ne lui avait encore jamais dit qu'il l'aimait, il n'avait eu encore aucun élan de passion vers elle. Il est vrai qu'il n'en avait guère eu le temps... Tout avait été si vite ! Cependant, Marianne était au seuil de cette nuit troublante comme au bord d'un pays inconnu, plein d'embûches à demi devinées, appréhendées. Les livres qu'elle aimait étaient plutôt discrets sur le chapitre des nuits de noces ! La jeune épousée en sortait rougissante, les yeux modestement baissés, mais avec une immuable lumière intérieure, dont, pour le moment, Marianne cherchait vainement la provenance.
Elle se détourna du miroir, sourit à Mrs Jenkins qui n'avait laissé à personne le soin de préparer sa « petite » pour cette grande nuit et ramassait maintenant les vêtements épars. Celle-ci lui rendit son sourire.
— Vous êtes très belle, miss Marianne, fit-elle d'un air encourageant, et vous allez sûrement être très heureuse. Il ne faut pas être si triste !
— Je ne suis pas triste, Jenkins... seulement nerveuse ! Savez-vous si ces messieurs ont quitté la salle à manger ?
— Je vais voir !
Les bras chargés de jupons et de dentelles, Mrs Jenkins sortit tandis que Marianne allait machinalement jusqu'à la fenêtre. La nuit était noire, sans une étoile au ciel. De longues écharpes de brume traînaient comme des fantômes à travers le parc. On ne voyait à peu près rien, mais la jeune fille n'avait pas besoin de voir pour reconstituer les pelouses de Selton Hall, leur immensité bleu-vert que l'automne n'avait qu'à peine touchée. Elle savait qu'elles se perdaient au loin, dans l'ombre épaisse des chênes séculaires. Au-delà, c'étaient les collines calmes, les profondes forêts du Devon où il faisait si bon galoper à la queue du renard ou sur la trace du cerf. Marianne aimait ce temps brumeux qui annonçait l'hiver, les veillées autour des feux de bois où l'on grillait des châtaignes, les courses folles, chaussées de lames d'argent, sur les étangs glacés, entre les roseaux tout blancs de givre, tout ce qui avait été son simple bonheur d'enfant et de jeune fille. Ce vieux domaine, cette campagne anglaise aux douces collines de terre rouge, qui s'étaient refermés comme deux bras vigoureux sur son enfance orpheline,
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