Marianne n'avait encore jamais compris, aussi bien que ce soir, à quel point elle les aimait. Elle aurait voulu, au seuil de cette nuit qui allait la donner à Francis, pouvoir courir encore jusque dans la forêt parce que les arbres savaient lui communiquer une force profonde contre laquelle se brisaient l'inquiétude et la peur. Et, à cette heure troublante, la jeune fille savait bien qu'elle avait peur, affreusement peur de « le » décevoir, d'être jugée trop gauche ou pas assez belle. Si encore Francis l'avait, une fois, une seule fois, prise dans ses bras ! S'il lui avait murmuré ces mots d'amour qui font naître la confiance et mourir la pudeur !... Mais non, il s'était toujours montré courtois, affectueux, certes, mais jamais encore Marianne n'avait vu, dans le regard gris de son fiancé, cet éclair de passion qu'elle désirait tant y allumer. Sans doute, cette nuit allait les lui apporter, les mots qui bouleversent et délivrent, les gestes qui caressent et soumettent en même temps. La jeune fille les attendait avec une fièvre qui lui séchait la bouche, glaçait ses mains et ses pieds. Jamais, certainement, fille n'avait été à ce point prête à devenir l'esclave adorante et soumise d'un époux, car Marianne s'avouait tout bas que pour l'amour de Francis elle était prête à tout !
Evidemment, elle ne savait pas très bien ce que cela voulait dire « appartenir à quelqu'un ». Tante Ellis n'était plus là pour le lui apprendre, en admettant qu'elle l'ait jamais su elle-même, et la vieille Jenkins en était bien incapable, mais elle devinait confusément que, de cet abandon, devait découler une métamorphose si complète que ses pensées mêmes pouvaient s'en trouver modifiées.
Aimerait-elle autant demain la campagne et les arbres, si Francis ne les aimait pas ?
Le léger grincement de la porte qui s'ouvrait la tira de sa rêverie. Jenkins revenait et Marianne, délaissant la fenêtre, se retourna brusquement et lui fit face.
— Alors, demanda-t-elle, où en sont-ils ? Nos invités se sont-ils déjà retirés dans leurs chambres ?
Mrs Jenkins ne répondit pas tout de suite. Elle ôta ses lunettes et se mit à les essuyer avec soin. La jeune fille pensa, aussitôt, que quelque chose n'allait pas. Jenkins faisait toujours cela lorsqu'elle ne savait que répondre et devait choisir ses mots.
— Eh bien ? s'impatienta Marianne.
— Presque tous se sont retirés, milady, articula enfin la femme de charge en rechaussant ses lunettes.
— Presque tous ? Qui donc est encore en bas ?
— Votre époux... et cet étranger, l'homme d'Amérique.
Mécontente, la jeune mariée serra les lèvres. Quel intérêt avait donc cet Américain pour retenir Francis à une heure où il n'aurait dû songer qu'à sa jeune femme ? Jason Beaufort était certainement la dernière personne dont elle souhaitât entendre parler à cet instant.
— Ils s'attardent autour des flacons de porto ?
— Non. Ils sont dans le salon de jeu.
— Ils jouent ? A cette heure-ci ?
Mrs Jenkins écarta les bras en signe d'impuissance devant la mine incrédule de Marianne. Celle-ci ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais se ravisa. Lentement, elle tourna sur ses talons, revint vers la fenêtre. Même à la vieille Jenkins qui l'avait élevée, elle ne voulait pas montrer sa déception. Comment Francis pouvait-il s'attarder à une stupide partie de cartes, alors qu'elle l'attendait, tremblante d'une émotion qui lui serrait l'estomac et lui donnait mal au cœur.
— Il joue ! fit-elle entre ses dents, il joue et moi je l'attends !...
Un début de colère se mêlait à sa déception. Tante Ellis attachait beaucoup de prix à la courtoisie et elle n'eût jamais toléré que Francis allât jouer avec un ami au soir de ses noces, et cela ne se faisait pas non plus dans les romans. C'était un mince incident, bien sûr, mais cet incident accusait le vide laissé par la vieille demoiselle et l'isolement de sa nièce.
« Je n'ai plus que lui, songea-t-elle amèrement. Comment ne le comprend-il pas ? J'ai tellement... tellement besoin de lui ! »
Rageusement, elle serra ses paupières pour retenir les larmes qui montaient. La patience n'étant pas sa vertu dominante, elle dut lutter contre l'envie soudaine de courir en bas et d'arracher son époux à la compagnie de Beaufort, tant l'irritait la pensée qu'il perdait son temps avec lui. Il était déjà bien assez pénible que l'Américain eût été invité à passer la nuit au château. Marianne avait l'impression qu'il faisait peser sur la maison, sinon une menace, du moins une gêne. Cela pouvait venir, peut-être, de l'antipathie qu'il lui inspirait, mais, bien qu'elle essayât de se raisonner, la sensation d'une ombre sur Selton Hall demeurait.
— Voulez-vous que je vous aide à vous coucher ? demanda derrière elle la voix timide de Mrs Jenkins. Il serait mieux... plus convenable, que vous soyez au lit quand lord Francis viendra.
— Quand il viendra ? lança rageusement Marianne, viendra-t-il seulement ?
Elle souffrait à la fois dans son orgueil et dans son amour.
Fallait-il qu'elle comptât bien peu aux yeux de Francis ! Peut-être, après tout, avait-il une autre conception de l'amour très différente de celle d'une fille de dix-sept ans... Mais elle eut pitié de Jenkins qui la regardait avec tristesse.
— Je n'ai pas envie de dormir, ajouta-t-elle avec une assurance qu'elle était bien loin d'éprouver. J'aime mieux rester debout. Mais, vous, ma bonne Jenkins, allez vous coucher. Moi, je vais... je vais lire un peu...
A l'appui de ses paroles, elle prit, au hasard, un livre dans une petite bibliothèque, s'installa dans un fauteuil et adressa à Mrs Jenkins un sourire, dont celle-ci ne fut pas dupe. Elle connaissait trop Marianne pour ne pas la deviner lorsqu'elle tentait ainsi de donner le change à elle-même, comme aux autres. Mais il était bon que la petite lady fît preuve de dignité à un moment où, selon Mrs Jenkins, son époux en manquait quelque peu. Elle n'insista donc pas, fit une révérence et après un solennel « bonne nuit, milady », accompagné d'un bon sourire, se retira.
A peine eut-elle disparu que Marianne lançait le livre dans un coin et se mettait à pleurer à chaudes larmes.
Une partie de cartes pouvait-elle vraiment durer aussi longtemps ? Deux heures plus tard, Marianne avait fait tout ce que la déception et un énerve-ment grandissant pouvaient lui inspirer. Elle avait arpenté sa chambre jusqu'à ce que ses jambes en tremblent, déchiqueté son mouchoir entre ses dents, pleuré longtemps aussi, ce qui l'avait obligée à se bassiner le visage pour effacer la trace de ses larmes. Maintenant, les yeux secs, mais les joues brûlantes, elle s'avouait qu'elle avait peur, simplement peur...
C'était inexplicable, ce retard ! Aucune partie de cartes ne pouvait le justifier un soir de noces. Peut-être était-il arrivé quelque chose à Francis et, dans l'imagination de la jeune fille, les plus folles suppositions vinrent s'échafauder, l'une après l'autre... Il était malade, peut-être ? Une folle envie de courir en bas voir ce qu'il en était s'empara d'elle, enfantine, impérieuse. Mais au seuil de la porte, un reste d'amour-propre la retint. Si réellement Francis était tout bêtement dans le salon, à jouer au whist, elle se couvrirait de ridicule.
S'efforçant de raisonner froidement, la jeune fille se décida à faire la seule chose qui lui parût compatible avec sa dignité en apaisant un peu son humiliation : fermer sa porte à clef, se coucher, éteindre les chandelles et dormir... ou du moins faire semblant, car elle savait bien que sa colère comptait une grande part de chagrin et que ce chagrin ne lui permettrait guère de sommeil.
Tout autour d'elle, la maison était silencieuse. Par la fenêtre entrouverte, les bruits de la campagne endormie parvenaient jusqu'à elle. Le cri d'un engoulevent attardé se fit entendre dans la profondeur des forêts. Marianne marcha vers la porte, poussa le verrou et, arrachant sa robe de chambre, courut se jeter dans son lit. Mais elle avait à peine reposé sa tête brune sur l'oreiller de dentelles – après avoir jeté à terre d'un geste plein de rancune celui qui avait été destiné à Francis – qu'on gratta doucement à la porte.
Son cœur sauta dans sa poitrine et elle se figea sur place, incapable de décider aussitôt de ce qu'elle allait faire. Elle était partagée entre la rancune qui lui soufflait de faire semblant de dormir et de laisser la porte close et l'amour qui la poussait à courir, les bras ouverts, au-devant de celui qu'elle avait tant attendu. Le grattement reprit, accompagné d'un léger tapotement. Marianne n'y tint plus. Se laissant glisser à bas de son lit, elle courut, pieds nus, jusqu'à la porte, l'ouvrit... et recula avec une exclamation de surprise. Sur le seuil se tenait, non pas Francis, mais Jason Beaufort.
— Puis-je entrer un instant ? fit l'Américain avec un bref sourire qui fit briller un instant ses fortes dents blanches. Il faut que je vous parle.
Prenant brutalement conscience de l'extrême minceur de sa chemise de nuit qui ne cachait pratiquement rien de son corps, Marianne fondit sur sa robe de chambre avec un cri d'horreur et s'en drapa précipitamment. Quand elle eut disparu sous les flots de dentelles et de batiste, elle se rassura suffisamment pour faire face à cette visite inattendue. Elle était si furieuse d'avoir été surprise ainsi que sa voix trembla de colère en demandant :
— Apparemment, l'inconvenance d'une visite à pareille heure ne vous apparaît guère, monsieur, sinon vous n'auriez pas osé frapper à ma porte.
Que pourriez-vous avoir à dire qui soit assez intéressant pour vous justifier ? J'attends mon époux et...
— Justement, je suis venu vous dire qu'il ne viendrait pas... du moins pas ce soir !
D'un seul coup toutes les angoisses de Marianne lui revinrent et elle se reprocha aussitôt, comme un crime, de les avoir repoussées. Il était arrivé quelque chose à son Francis ! Mais elle n'eut pas le temps de formuler ses craintes : l'Américain avait lu dans ses yeux.
— Non ! fit-il, il ne lui est rien arrivé de grave.
— Alors, vous l'avez fait boire plus que de raison et il est ivre ?
Sans attendre plus longtemps une permission qui ne venait pas, Jason entra et referma soigneusement la porte derrière lui sans prendre garde au froncement de sourcils de Marianne. Il fut dans la chambre avant même qu'elle se fût aperçue qu'il était entré. Ensuite, il lui fit face et se mit à rire.
— Quel genre d'éducation avez-vous donc reçue, madame ? Selon vous, la seule chose qui puisse retenir un mari au seuil de la chambre nuptiale c'est l'ivrognerie ? Où diable vous a-t-on appris les bonnes manières ?
— Qu'est-ce que mon éducation peut bien vous faire ? s'écria la jeune fille exaspérée par le rire de l'Américain. Dites-moi seulement ce qui est arrivé à Francis et allez-vous-en !
Jason fit la grimace et se mordit les lèvres.
— L'hospitalité non plus n'est pas votre fort apparemment ! Pourtant, ce que j'ai à vous dire est assez long... et un peu difficile. Vous permettez ?
Avec un petit salut ironique, il alla s'asseoir dans un grand fauteuil de tapisserie placé au coin de la cheminée, étendit devant lui avec satisfaction ses longues jambes bottées, puis leva les yeux sur la jeune fille.
Debout au pied du lit, frémissante et les bras croisés sur sa poitrine, elle luttait visiblement contre une fureur grandissante qui faisait de ses yeux de vertes pierreries. Un instant l'intrus la considéra, songeur, ému malgré lui par tant de jeunesse, peut-être aussi par quelque chose de plus trouble et de plus secret. Cette fille avait la grâce animale d'un pur-sang, mais avec une féminité chaude qui atteignait certaines fibres profondes de l'Américain. Il se souvenait aussi, non sans plaisir, du spectacle charmant et si fugitif qu'elle lui avait offert tout à l'heure, lorsque la porte s'était ouverte. Mais à mesure qu'il la contemplait, une sorte de rage se levait en lui, rage contre Francis Cranmere, contre lui-même aussi qui se trouvait, par sa propre faute, autant que par celle de l'Anglais, dans une situation impossible.
Cependant, son muet examen était venu à bout de la patience de Marianne qui éclatait.
— Monsieur, lança-t-elle impétueusement, je vous avertis que si vous ne quittez pas ma chambre immédiatement je vous fais jeter dehors, sinon par mon époux, puisque vous m'annoncez qu'il ne viendra pas, mais par mes gens !
— A votre place, je n'en ferais rien. Nous sommes déjà, votre époux, vous-même et votre serviteur, dans une situation assez délicate sans que vous y ajoutiez le scandale d'un esclandre nocturne. Laissez donc vos gens dormir en paix et écoutez-moi. Venez vous asseoir là, dans ce fauteuil. Je vous l'ai dit, il faut que je vous parle très sérieusement et je vous demande de m'écouter avec patience.
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