Toute trace de raillerie avait disparu. Le regard bleu du marin avait pris une dureté de pierre. Il ordonnait et Marianne, machinalement, lui obéit. Elle vint lentement s'asseoir en face de lui comme il le lui prescrivait, s'obligeant au calme. Son instinct lui disait qu'il se passait quelque chose qui exigerait d'elle un plein contrôle de ses réactions. Elle prit une profonde respiration :
— Je vous écoute, dit-elle froidement. Mais soyez bref ! Je suis lasse.
— Il n'y paraît pas. Ecoutez-moi, lady Cranmere – et il appuya intentionnellement sur le nom – ce que j'ai à vous apprendre vous paraîtra peut-être étrange, mais je vous crois capable de faire face sans trembler à certains événements... inattendus !
— Trop aimable ! Où avez-vous pris cette bonne opinion de moi ? persifla Marianne qui tentait de dissimuler, sous une ironie de commande, son inquiétude grandissante.
Où donc cet homme voulait-il en venir ?
— Grâce à la vie sans douceur que je mène, je sais juger la qualité d'un être ! riposta Beaufort sèchement.
— Alors, veuillez abandonner les circonlocutions et aller droit au but. Que cherchez-vous à m'apprendre ?
— Voici. Votre époux et moi, nous avons joué ce soir.
— Au whist ? je sais... et durant des heures, je pense !
— En effet. Nous avons joué et Francis a perdu !
Un léger dédain arqua les belles lèvres de la jeune fille. Elle croyait savoir où l'Américain voulait en venir. Ce n'était que cela ? Une simple question d'argent.
— Je ne vois pas en quoi cela me regarde. Mon époux a perdu... il paiera, voilà tout !
— Il a déjà payé, mais il n'est pas seul en cause. Paierez-vous, vous aussi ?
— Que voulez-vous dire ?
— Que lord Cranmere a non seulement perdu tout ce qu'il possédait, ce qui n'était guère, mais aussi tout ce que vous lui apportiez en dot.
— Quoi ? s'écria Marianne devenue toute pâle.
— Il a perdu votre fortune, vos terres dont il était désormais le dépositaire, ce château lui-même avec ce qu'il contenait... et plus encore ! jeta Beaufort avec une sorte de rage qui frappa la jeune fille.
Elle se leva mais ses jambes vacillèrent et elle dut se retenir aux bras de son fauteuil. Elle avait tout à coup l'impression de plonger en pleine folie, en plein désordre. Les murs de sa chambre, eux-mêmes, semblaient avoir perdu leur stabilité pour se lancer dans une sarabande échevelée.
Certes, elle avait souvent entendu sa tante et l'abbé de Chazay évoquer, à mots couverts et pour la déplorer, la folle passion du jeu qui possédait la jeunesse anglaise, les parties interminables et acharnées au cours desquelles des fortunes changeaient de mains, les paris absurdes sur les choses les plus invraisemblables et pour lesquels on mettait en jeu jusqu'à sa propre vie. Mais il ne lui était jamais venu à l'idée que Francis, avec sa noblesse, son sang-froid et l'extraordinaire maîtrise de lui-même, pût se laisser aller à de telles folies. Ce n'était pas possible ! Cela ne pouvait pas être possible ! A aucun prix !
Elle toisa Beaufort, d'un regard chargé de rancune et de mépris.
— Vous mentez ! articula-t-elle aussi calmement qu'elle put. Mon époux est incapable d'une chose pareille !
— Qu'en savez-vous ? Depuis combien de temps connaissez-vous l'homme que vous avez épousé aujourd'hui ?
— Ma tante le connaissait depuis l'enfance. Cela me suffit !
— Qui peut se vanter de connaître les raisons profondes de l'engouement d'une femme ? Je suppose que lady Selton n'avait jamais entendu parler de la passion du jeu qui habite Francis Cranmere. Quoi qu'il en soit, ajouta l'Américain avec un ton de voix plus dur, je ne vous ai pas menti. Votre époux vient de perdre au jeu tout ce que vous possédiez... et plus encore !
Marianne avait écouté le marin avec une impatience croissante. Sa désinvolture, le regard insistant de ses yeux bleus lui déplaisaient, mais la fin de sa phrase éveilla en elle un souvenir.
— C'est la seconde fois que vous prononcez ces paroles incompréhensibles. Que voulez-vous dire avec votre « et plus encore » ?
Jason Beaufort ne répondit pas tout de suite. Il devinait la jeune fille tendue comme une corde d'arc, peut-être à la limite de tension qui précède la cassure. Mais il reconnaissait qu'elle savait subir un assaut et cela lui plaisait. Il aimait combattre un adversaire de valeur.
— Qu'attendez-vous pour répondre ? lança Marianne avec arrogance. Avez-vous peur, tout à coup, ou bien cherchez-vous quelque mensonge ?
— Je me demandais simplement, dit doucement l'Américain, comment vous alliez prendre la suite de mes... dirai-je, confidences ?
— Dites comme vous voudrez, mais dites vite !
— Quand lord Cranmere eut tout perdu, quand il n'eut plus rien à mettre sur la table, il voulut dans un sursaut de colère reconquérir d'un seul coup tout ce qu'il avait perdu. Il m'offrit, contre tous ces biens envolés, de jouer quelque chose d'infiniment plus précieux encore...
Il s'arrêtait à nouveau, butant sur les derniers mots qui, tout à coup, en face de ces yeux trop clairs, prenaient des proportions monstrueuses et Marianne, étranglée d'angoisse, n'avait même plus de voix pour lui ordonner de poursuivre. Son « quoi ? » ne fut qu'un souffle.
— Vous ! répondit doucement Beaufort.
Une syllabe, une seule, une toute petite syllabe, mais si brûlante qu'elle entra en Marianne comme une balle de pistolet tirée à bout portant. Elle crut, un instant, qu'elle allait s'évanouir, chercha instinctivement du secours, recula, recula encore, ses mains glacées tâtonnant derrière elle jusqu'à ce qu'elles rencontrassent la pierre, chaude encore, et rassurante de la cheminée. Cette fois, elle était persuadée d'être en train de devenir folle... à moins que ce ne fût lui, cet homme insolent, qui ne fût un fou. Mais il semblait si calme, si sûr de lui, tandis qu'elle se sentait couler à pic. Une vague de dégoût l'envahit, écœurante comme une nausée. Heureusement les murs de la maison étaient là, solides sous ses mains, elle pouvait s'y appuyer, sinon elle eût été persuadée d'être en plein cauchemar. Elle jeta sa pensée au visage de Beaufort :
— Si je ne suis pas folle, monsieur, c'est vous qui l'êtes. Suis-je une esclave que l'on vend ou que l'on troque à son gré ? Même si lord Cranmere a été assez vil, ou assez insensé, pour jouer les biens qu'il avait reçus en dépôt aujourd'hui, encore ne pouvait-il perdre que ce qui lui appartient... et je ne lui appartiens pas ! lança-t-elle d'un ton si sauvage qu'il fit sursauter l'Américain.
— Devant la loi, vous lui appartenez, remarqua-t-il avec une douceur croissante. Et ne vous méprenez pas : ce n'est pas vous tout entière, ni votre vie, qu'il a jouée, c'est uniquement cette nuit, cette seule nuit qui maintenant m'appartient. Le dernier enjeu perdu m'a donné le privilège de vous rejoindre ici, au lieu et place de votre mari... et pour en exercer les droits !
Pour le coup, c'en était trop ! Qui avait jamais entendu pareille chose ? Même l'abominable Lovelace, le bourreau de la tendre Clarisse Harlow, dont Marianne, tout récemment, avait lu les aventures, n'aurait jamais osé articuler quelque chose d'aussi inconvenant ! A quel genre de femme cet impudent étranger croyait-il avoir affaire ?
Marianne se redressa de toute sa taille, cherchant avec une rage enfantine à retrouver quelques-unes de ces grosses injures qu'elle entendait parfois échanger aux palefreniers au cours de leurs disputes et qu'elle ne comprenait pas. Mais elle avait l'impression que cela devait apporter un grand soulagement. Ne trouvant rien, bien entendu, elle se contenta de pointer vers la porte un doigt impérieux :
— Sortez, dit-elle seulement.
Au lieu d'obéir, Jason Beaufort saisit une chaise, y appuya un genou. Marianne vit, sur le dossier, blanchir les jointures de ses mains brunes.
— Non ! répondit-il calmement. (Puis, fasciné par cette gracieuse silhouette blanche, par le souvenir troublant qu'il gardait de son corps entrevu tout à l'heure :) Ecoutez-moi... essayez de m'écouter sans fureur. Vous n'aimez pas ce fat solennel et égoïste, vous ne pouviez pas l'aimer ?
— Je n'ai pas à discuter mes sentiments avec vous... et je vous prie, encore une fois, de sortir !
L'Américain serra les mâchoires. Cette gamine essayait de lui en imposer avec ses airs d'impératrice ! Furieux contre lui-même, plus encore que contre elle, il chercha refuge dans la colère.
— Tant pis pour vous ! s'écria-t-il. De toute façon, il vous a perdue ! Une femme ne peut continuer d'aimer un homme qui a osé jouer sa première nuit d'amour... à moins d'être aussi vile que lui. De par son consentement, vous êtes à moi durant toute cette nuit. Alors venez ! venez avec moi... Employez cette nuit qu'il abandonne à vous rendre libre ! Je ne vous toucherai pas, mais je vous emmènerai loin de lui, vers mon pays... Je vous ferai heureuse... Il y a, devant nous, la mer qui vous séparera, pour toujours, d'un homme indigne de vous...
— Et m'unira à un autre, au moins aussi indigne ! riposta Marianne qui, à mesure que l'autre s'enfiévrait, recouvrait peu à peu son sang-froid.
Pour la première fois de sa vie, elle se découvrait un pouvoir sur un homme, au moins celui de faire déraisonner cet Américain antipathique. Elle succomba à la tentation trop naturelle d'en abuser.
— Si vous me portez, monsieur, l'intérêt dont vous faites si chevaleresque étalage, vous avez un moyen bien simple de m'en donner la preuve.
Arrêté brutalement dans l'élan de passion bien inattendue qui l'avait emporté, Jason Beaufort questionna sèchement :
— Lequel ?
— Rendez-moi ce château, ces terres, ces biens que vous vous êtes appropriés par des moyens déloyaux. Ils appartenaient à lord Cranmere depuis trop peu de temps pour qu'il pût en disposer. Alors, oui, je pourrai penser à vous, non seulement sans colère, mais avec amitié. Quant à vous appartenir, même une heure, je pense que vous ne l'avez jamais imaginé ?
Un éclair de colère fit briller les yeux de l'Américain. Son profil de faucon parut se durcir encore. Il tourna brusquement le dos, peut-être pour échapper à la séduction de cette femme-enfant qu'il avait crue naïve et qui, maintenant, faisait preuve d'un étrange sang-froid.
— C'est impossible ! dit-il sourdement. Cette partie de cartes a été pour moi une chance inespérée. Mon navire, la Belle de Savannah, s'est perdu corps et biens sur les rochers de vos Cornouailles. Nous sommes trois, seulement, qui avons échappé au naufrage et tout ce que je possédais y est resté. Avec l'argent que je retirerai de vos terres, j'aurai un navire, un équipage, des vivres, une cargaison. Pourtant...
Et brusquement il fit volte-face, l'enveloppa d'un regard brûlant, hanté d'un désir plus fort que la raison :
— Pourtant, continua-t-il d'une voix enrouée, je vous les rendrai, ces terres, ce château, je serai assez fou pour cela si vous acceptez de payer la dernière dette : donnez-moi cette nuit... et à l'aube j'aurai disparu. Vous garderez tout.
Lentement, tout en parlant, il avançait vers elle, fasciné par le mirage blanc qu'elle représentait, par sa grâce souveraine. Le temps d'un éclair, Marianne eut la vision rapide de ce qui pouvait suivre : une heure dans les bras de cet homme et ensuite il s'enfuirait, la laissant seule dans Selton Hall reconquis... Mais les instants qui venaient de s'écouler lui avaient appris la méfiance et elle savait qu'il faudrait que passât beaucoup de temps pour qu'elle pût, à nouveau, faire confiance à un homme. Qui pouvait l'assurer qu'à l'aube, une fois satisfait le désir brutal qu'il avait d'elle et que même une jeune fille pouvait lire, nu et criant, sur le visage crispé du marin, qui pouvait jurer que cet homme tiendrait sa promesse et abandonnerait ces biens dont il disait cependant avoir si grand besoin ? Tout à l'heure il promettait de ne pas la toucher si elle le suivait et maintenant il osait réclamer sa honteuse créance !
Les pensées tourbillonnaient dans sa tête tandis que Jason avançait toujours. Il allait la toucher quand Marianne eut un sursaut de dégoût.
— Jamais ! cria-t-elle. Prenez tout ce qu'il y a ici puisque vous prétendez que cela vous appartient, mais vous ne me toucherez pas. Ni vous ni personne ! Demain, à l'aube, vous pourrez nous chasser d'ici, lord Cranmere et moi... mais, jusque-là, je resterai seule dans mon lit.
Les mains déjà prêtes à étreindre retombèrent. Jason se raidit en un suprême effort pour recouvrer son sang-froid. Marianne vit le maigre visage, l'instant précédent bouleversé par la passion, se figer en un dédaigneux masque de pierre. Il haussa les épaules.
"Marianne, une étoile pour Napoléon" отзывы
Отзывы читателей о книге "Marianne, une étoile pour Napoléon". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Marianne, une étoile pour Napoléon" друзьям в соцсетях.