Bouleversée, Marianne ferma les yeux et se laissa aller contre Napoléon. Sur ses épaules, les mains brûlantes s’étaient animées. Lentement, elles caressaient sa peau nue, descendant vers sa gorge... Un profond silence enveloppa le petit salon intime et tiède, à peine troublé par le soupir tremblant de Marianne :

— Viens ! murmura Napoléon d’une voix rauque. Il nous reste une nuit !


De bonne heure, le lendemain matin, une voiture fermée quitta Trianon au grand galop emmenant Marianne vers Paris. Cette fois, la jeune femme était seule, mais, pour éviter tout risque de voir se reproduire l’aventure du retour de La Celle-Saint-Cloud, un peloton de dragons devait l’escorter, à distance, jusqu’à la barrière de Passy.

Jamais Marianne ne s’était senti le cœur aussi lourd. Emmitouflée dans le grand manteau de velours vert qu’elle portait à son arrivée, elle regardait d’un œil absent défiler le paysage hivernal. Il faisait si froid, ce matin, si gris ! Il semblait que le monde eût épuisé tout ce qu’il contenait de joie. Elle avait beau savoir que rien n’était fini entre Napoléon et elle, il avait eu beau lui jurer qu’entre eux les liens étaient désormais trop forts pour que rien ne pût les atteindre, même le mariage de convenance qu’il devait faire, Marianne ne pouvait s’empêcher de penser que jamais plus les choses ne seraient ce qu’elles avaient été durant ces quelques jours. Son amour, qui, un instant, avait brillé dans la grande lumière de la liberté devrait rentrer dans l’ombre et la clandestinité. Car, quelle que puisse être la force de la passion qui l’unissait à l’Empereur, il y aurait désormais, entre eux, cette silhouette encore vague d’une femme qui aurait officiellement tous les droits et qu’il faudrait se garder d’indisposer. Et Marianne, ravagée d’angoisse et de jalousie, ne pouvait s’empêcher de trembler à la pensée de ce que seraient les choses si Marie-Louise avait seulement la moitié du charme irrésistible de l’infortunée Marie-Antoinette. Si elle allait ressembler à cette tante ravissante, altière et ensorcelante, pour laquelle tant d’hommes avaient souhaité mourir ? S’il allait l’aimer ? Il était si facilement sensible au charme féminin.

Rageusement, Marianne essuya les larmes qui coulaient sur son visage sans qu’elle l’eût permis. Elle avait hâte maintenant de retrouver Fortunée Hamelin et son ami Jolival. Ils étaient, pour le moment, son unique réalité. Et jamais comme à présent, elle ne s’était senti une telle fringale de chaleur et d’affection. En évoquant le petit salon clair de Fortunée où, tout à l’heure, fumerait pour elle l’odorant café du matin que Jonas s’entendait si bien à préparer, Marianne sentit sa peine s’alléger un peu.

La voiture descendait le coteau de Saint-Cloud en direction du pont. Mais, par-delà le ruban de mercure de la Seine, par-delà les arbres du Bois, elle vit moutonner dans la brume les toits bleus de Paris sur lesquels les cheminées mettaient autant de panaches blanchâtres. Pour la première fois, l’immensité de la grande ville la frappa. Paris était étendu à ses pieds comme un gros animal docile. Et, soudain, le désir lui vint, irrésistible, de dompter vraiment ce beau monstre silencieux, de le faire Crier d’enthousiasme plus fort encore qu’il ne crierait sur le passage de sa rivale quand, pour la première fois, elle roulerait dans ses rues.

Vaincre Paris, séduire Paris et, après lui, la France entière et l’énorme empire, n’était-ce pas là une tâche exaltante, capable d’apaiser les plus cruels regrets du cœur ? Dans quelques semaines, Marianne livrerait son premier combat contre la grande ville sensible et farouche où elle sentait bouillonner la vie presque autant que dans ses propres veines. Et cette bataille, elle n’avait plus de temps à perdre avant d’en entreprendre la préparation.

Saisie d’une hâte soudaine, elle se pencha en avant, frappa à la petite glace qui permettait de communiquer avec Je cocher.

— Plus vite, lui jeta-t-elle. Je suis pressée !

Sur le pont de Saint-Cloud, les chevaux, ferrés à glace, partirent au galop et, à la barrière de Passy, tandis que les dragons disparaissaient dans la brume matinale, la voiture aux armes impériales fonça ventre à terre à travers Paris, comme s’il s’agissait déjà de le prendre d’assaut.

Ce soir-là, sur tous les murs de la capitale, une proclamation fut placardée :

« Il y aura mariage entre Sa Majesté l’empereur Napoléon, roy d’Italie, protecteur de la Confédération du Rhin, médiateur de la Confédération suisse, et Son Altesse Impériale et Royale Madame l’archiduchesse Marie-Louise, fille de Sa Majesté l’empereur François, roy de Bohême et de Hongrie. »

Il n’y avait plus à y revenir. Le destin était en marche et, tandis que Marianne, en compagnie de Gossec, répétait longuement un air de Nina ou la Folle d’amour, ceux qui devaient se rendre à Vienne pour y chercher la fiancée : la sœur de Napoléon, Caroline Murat, reine de Naples et grande-duchesse de Berg, et le maréchal Berthier, prince de Neuchâtel et de Wagram, préparaient déjà leurs coffres de voyage.

18

LE TEMPS REVIENT...

Du bout de son pied, chaussé d’une petite mule de satin doré, Marianne repoussa une braise qui avait roulé devant l’âtre. Elle prit les pincettes pour arranger les bûches qui s’écroulaient et revint se pelotonner dans la vaste bergère placée au coin de la cheminée pour y reprendre sa rêverie. Ce jour-là, le mardi 13 mars 1810, elle était entrée en possession de l’hôtel d’Asselnat, rénové en un temps record par un de ces miracles comme seul l’Empereur savait les susciter. Et, ce soir, c’était la première soirée chez elle. Pour la première fois depuis longtemps, Marianne était absolument seule.

Elle l’avait voulu ainsi. Pour ce premier contact intime avec la vieille demeure ressuscitée, elle n’avait pas permis que quiconque se trouvât entre elle et les ombres familiales. Demain, les portes s’ouvriraient en grand pour ses quelques amis, pour Arcadius de Jolival, qui avait pris logis dans une maison voisine, pour Fortunée Hamelin, avec laquelle Marianne voulait fêter dignement son entrée en possession, pour Talleyrand, qui s’était montré, durant toutes ces semaines, un ami discret et plein d’attentions, pour Dorothée de Périgord qui lui avait promis d’amener chez elle la meilleure société, pour son maître Gossec, enfin, qui, comme chaque matin, viendrait la préparer à son prochain contact avec le public parisien, pour des visages connus ou inconnus qui, peu à peu, deviendraient familiers... Mais, ce soir, elle voulait écouter seule le silence de sa maison. Aucun étranger, si amical fût-il, ne devait troubler le rendez-vous qu’elle avait donné à ses souvenirs.

Les domestiques, soigneusement triés sur le volet par Mme Hamelin, n’arriveraient que demain. Mlle Agathe, la jeune femme de chambre, ne prendrait qu’après 8 heures possession de la petite chambre proche de celle de Marianne qu’on lui avait réservée. Seul, le jeune Gracchus-Hannibal Pioche, tout récemment promu au rang de cocher, était dans l’hôtel. Encore était-ce dans son petit logement des communs. Il avait reçu l’ordre de ne déranger Marianne sous aucun prétexte.

Ce n’avait pas été sans difficultés que la jeune femme s’était débarrassée de ses amis. Fortunée, surtout, montrait une nette répugnance à laisser Marianne seule dans cette grande maison.

— Je mourrais de peur, moi ! affirmait-elle.

— De quoi puis-je avoir peur ? avait répondu Marianne. Là, réellement, je suis chez moi.

— Pourtant, souvenez-vous : le portrait, le rôdeur qui venait ici...

— Il faut croire qu’il est parti pour ne plus jamais revenir ! Et puis les serrures ont été changées.

En effet, toutes les recherches effectuées pour retrouver la trace du mystérieux visiteur étaient demeurés vaines. Le portrait du marquis d’Asselnat était demeuré introuvable, malgré l’habile enquête à laquelle s’était livré Arcadius. C’était au point que Marianne se demandait parfois si elle n’avait pas rêvé. Sans la présence de Fortunée et d’Arcadius, elle eût douté de ses souvenirs.

Enveloppée d’une longue robe de chambre en cachemire blanc dont le col étroit et les longues manches s’ornaient d’hermine, Marianne enveloppa du regard la grande pièce claire et intime qui, ce soir, devenait sa chambre.

Son regard se posa tour à tour sur les tentures d’un bleu-vert très doux, les précieuses encoignures de laque, les petits fauteuils couverts d’Aubusson à fleurs vives, le grand lit à la sultane drapé de taffetas changeant, pour s’arrêter enfin sur un large vase de céladon empli de lilas, d’iris et d’énormes tulipes. Elle sourit à ce feu d’artifice de fraîcheur et de couleurs. Ces fleurs, elles étaient à elles seules une présence, « sa » présence, à lui !

Ce matin, les jardiniers de Saint-Cloud les avaient apportées par brassées et elles emplissaient toute la maison, mais les plus belles avaient été disposées dans la chambre de Marianne. Elles lui tenaient compagnie mieux que n’importe quel être humain, parce qu’elle n’avait pas besoin de les regarder pour sentir le meilleur de leur présence.

Marianne ferma les yeux. Les jours de Trianon étaient déjà vieux de plusieurs semaines, mais elle vivait toujours sous leur charme. Et beaucoup de temps passerait avant que le regret s’effaçât de leur brièveté. C’était un instant de paradis qu’elle garderait toujours au plus secret de son cœur, comme une petite plante très fragile et très odorante.

Avec un soupir, Marianne quitta sa bergère, s’étira et marcha vers l’une des fenêtres. Au passage, elle repoussa du pied un journal qui traînait. C’était le dernier numéro du Journal de l’Empire, et Marianne ne savait que trop ce qu’il annonçait. Sous la plume de Fiévée, les Français avaient appris que, ce jour-là, le 13 mars, leur future impératrice, que le maréchal

Berthier, prince de Neuchâtel (et aussi de Wagram, mais on avait préféré escamoter pour la circonstance ce dernier titre), avait épousée diplomatiquement au nom de l’Empereur, quittait Vienne avec toute sa maison. Dans quelques jours, elle serait à Paris ; dans quelques jours, Marianne n’aurait plus le droit de franchir le seuil de la grande chambre des Tuileries où, depuis Trianon, elle était retournée plusieurs fois et où elle avait fini par se sentir chez elle.

Quand elle évoquait la forme vague de cette Marie-Louise qui, demain, s’intégrerait à la vie même de l’Empereur, Marianne tremblait toujours d’une colère et d’une jalousie d’autant plus furieuses qu’elle n’avait ni le droit ni la possibilité de les montrer. Napoléon se mariait dans le seul intérêt dynastique. Il ne voulait rien entendre qui fût contraire à son désir de paternité. Sa jalousie, à lui, était active et vigilante, car plus d’une fois il avait interrogé Marianne sur la réalité de ses relations avec Talleyrand et surtout avec Jason Beaufort dont le souvenir paraissait l’obséder. Mais il n’aurait pas admis la réciproque, tout au moins en ce qui concernait sa future épouse. Et Marianne, peu à peu, s’était prise d’une affection compréhensive pour Joséphine, la répudiée.

Un jour de la mi-février, elle était allée, avec Fortunée Hamelin, rendre visite à l’ex-impératrice. Elle l’avait trouvée toujours aussi triste, encore que résignée, mais les larmes n’étaient jamais bien loin quand le nom de l’Empereur était prononcé.

— Il vient de me donner un nouveau château, avait dit Joséphine tristement. Le château de Navarre, près d’Evreux, et il souhaite que je m’y plaise. Mais je sais bien pourquoi : c’est parce qu’il désire que je sois loin de Paris au moment où elle arrivera... l’autre !

— L’Autrichienne ! rectifia Fortunée avec rancune. Les Français auront tôt fait de lui appliquer ce qualificatif. Ils n’ont pas oublié Marie-Antoinette.

— Je sais. Mais maintenant ils ont des remords. Ils auront à cœur de faire oublier à la nièce le calvaire de la tante.

Avec Marianne, Joséphine s’était montrée particulièrement charmante. Elle avait montré une grande joie en apprenant le faible lien de parenté qui les unissait et avait embrassé la jeune femme avec une affection maternelle.

— J’espère que vous, du moins, resterez mon amie, bien que votre mère se soit sacrifiée pour la reine défunte.

— Vous n’en doutez pas, madame, je pense ? Votre Majesté n’aura pas de servante plus fidèle ni plus affectionnée que moi. Qu’elle use de moi à son gré.

Joséphine avait eu un pâle sourire et, caressant du doigt la joue de Marianne :

— C’est vrai... vous l’aimez, vous aussi ! Et j’ai entendu dire qu’il vous aime. Alors, je vous en prie, veillez sur lui autant qu’il vous sera possible. Je pressens des chagrins, des déceptions ! Comment cette jeune fille, élevée dans le culte des Habsbourg et la haine du vainqueur d’Austerlitz, pourrait-elle aimer, autant que moi, l’homme qui, voici six mois encore, occupait le palais de son père ?