— On dit, cependant, que Votre Majesté a préconisé ce mariage ?

Le bruit, en effet, avait couru que Joséphine s’était occupée personnellement de sa remplaçante.

— De deux maux il faut choisir le moindre. L’Autrichienne valait mieux que la Russe pour le bien de l’Empereur. Et ce bien, je continue à le faire passer avant ma propre joie. Si vous l’aimez vraiment, ma cousine, vous ferez de même.

Longtemps, Marianne avait médité ces paroles de l’abandonnée. Avait-elle le droit, elle, la nouvelle venue, d’élever la moindre protestation et d’alléguer sa souffrance quand cette femme faisait table rase de tant d’années de souvenirs et de gloire ? Joséphine quittait un trône, un époux. Le sacrifice exigé de Marianne semblait bien faible en comparaison, s’il n’était pas moins cruel à ses propres yeux... A elle, au moins, restaient l’avenir et l’espoir de la grande carrière de cantatrice qu’elle voulait faire : c’était énorme !

Brusquement, la jeune femme, qui avait appuyé à la vitre froide son front brûlant pour en calmer la fièvre soudaine, se redressa. Perçant la brume de mélancolie où elle s’enveloppait, elle avait entendu, furtifs mais nets, des pas dans le petit escalier de bois qui joignait l’étage aux soupentes et aux greniers.

Tout de suite en alerte, Marianne retint son souffle, marcha vers la porte. Elle n’avait pas peur. Le sentiment d’être chez elle la soutenait. L’idée lui vint que, peut-être, Gracchus-Hannibal était entré dans la maison, mais pourquoi l’aurait-il fait ? D’ailleurs, si cela avait été lui, elle l’aurait entendu marcher en bas et non au-dessus de sa tête. Non, ce n’était pas Gracchus. Elle pensa, alors, au visiteur mystérieux des premiers temps, à la cache jamais découverte. Le rôdeur inconnu était-il revenu ? Mais alors, comment, par où ? Il ne pouvait sûrement pas avoir vécu dans le réduit jadis habité par l’abbé sans que les ouvriers qui, durant des semaines, avaient travaillé à l’hôtel ne le découvrissent. Très doucement, avec d’infinies précautions, Marianne ouvrit la porte de sa chambre qui donnait sur le large palier du grand escalier de pierre, juste à temps pour voir la lueur d’un chandelier passer la porte du grand salon. Cette fois, le doute n’était plus possible : il y avait quelqu’un !

Des yeux, Marianne chercha autour d’elle quelque chose, une arme quelconque. S’il s’agissait d’un rôdeur, il fallait pouvoir se défendre. Mais elle ne voyait rien si ce n’est une statuette de jade posée sur une commode, ou une potiche, objets peu utilisables dans une lutte. Le mystérieux visiteur était peut-être armé, lui. Soudain, elle se souvint, rentra dans sa chambre et alla jusqu’à un précieux cabinet vénitien que Fortunée avait découvert pour elle et lui avait offert en déclarant qu’il lui fallait absolument un meuble qui fasse « couleur locale ». Elle en tira un coffret long et plat, en bois des îles, incrusté d’argent. Le coffret ouvert révéla deux magnifiques pistolets de duel. C’était Napoléon lui-même qui avait fait à sa maîtresse ce cadeau insolite, parmi bien d’autres.

— Une femme comme toi doit avoir toujours, sous la main, le moyen de se défendre, lui avait-il dit. Je sais que les armes te sont familières. Celles-là, peut-être, te seront utiles un jour. Les temps que nous vivons ne sont pas si sûrs qu’une femme puisse vivre, sans armes, dans sa propre maison.

D’une main ferme, elle saisit l’un des pistolets et le chargea. Puis, glissant l’arme dans les plis de sa robe blanche, elle passa une nouvelle fois sur le palier. La lueur jaune s’y montrait toujours, allant et venant lentement, comme si celui qui la portait cherchait quelque chose. Sans hésiter, Marianne s’engagea dans l’escalier.

Avant de quitter sa chambre, elle s’était déchaussée, envoyant, d’un geste sec, ses mules au pied de son lit. Pieds nus sur le dallage, elle n’en sentait pas le froid et ne faisait pas le moindre bruit. Ce n’était pas de la peur qu’elle ressentait. L’arme qu’elle tenait au creux de sa paume la mettait à égalité avec n’importe quel bandit. C’était plutôt une sorte d’exaltation, une curiosité aiguë, comme en éprouve quelqu’un qui a longtemps côtoyé un mystère et qui, tout à coup, va découvrir la clef. Pour elle, il ne faisait pas le moindre doute que l’inconnu qui promenait à cette heure une bougie dans le salon était celui-là même qui avait ôté le portrait.

Parvenue au pied de l’escalier, elle ne vit rien, par les doubles portes ouvertes du grand salon, rien que la lueur du chandelier qui ne bougeait plus et la cheminée où se mouraient les dernières braises, la cheminée rénovée au-dessus de laquelle le grand panneau tendu de damas jaune demeurait vide, parce que, dans l’esprit de Marianne, aucun ornement ne devait remplacer le tableau disparu.

Elle pensa que le voleur, si voleur il y avait, était occupé à faire le tour de la pièce, sans doute pour évaluer les œuvres d’art qui y étaient maintenant disposées, et renonça à entrer par la grande porte. En face d’elle, celle, plus petite, du salon de musique était entrebâillée. Marianne pensa que, de là, elle pourrait peut-être voir, sans être vue, son visiteur nocturne. Tout doucement, elle poussa la porte, entra dans la petite pièce où traînait déjà le parfum de tubéreuse qu’elle avait adopté. La lueur, venue du grand salon, lui permit de se diriger sans risquer de heurter un meuble. Elle aperçut, sur le piano-forte, la musique qu’elle y avait disposée en vue de sa répétition du lendemain, contourna la grande harpe précieusement dorée, atteignit la porte dont les draperies de velours lui offrirent un refuge et regarda dans le salon... Elle retint de justesse une exclamation de surprise : son visiteur était une femme !

D’où elle était placée, Marianne pouvait la voir seulement de dos, mais il n’y avait pas à se tromper à la robe qui devait être grise, au chignon noué à la diable qui la coiffait. C’était une femme petite et frêle mais qui se tenait droite comme une épée. Armée d’un lourd chandelier d’argent, elle faisait, en effet, le tour de la grande pièce et s’arrêta un instant devant la cheminée. Marianne la vit lever son flambeau pour éclairer le dessus vide. Elle entendit un petit rire sec, si moqueur qu’elle ne doutât plus d’être en face de la voleuse. Mais qui était donc cette femme et que voulait-elle ?

Une idée terrible lui vint. Si cette femme appartenait à la bande de Fanchon-Fleur-de-Lys revenue sur sa trace ? Qui pouvait dire si le reste de la bande n’était pas aussi dans l’hôtel, si Marianne n’allait pas voir surgir l’horrible vieille femme avec son rire moqueur et ses deux acolytes, l’affreux Requin et le pâle Pisse-Vinaigre ? Déjà, elle croyait entendre sur les dalles du vestibule le martèlement de la canne.

Mais, soudain, Marianne cessa de réfléchir et bondit en avant, poussée par une impulsion plus forte que n’importe quel raisonnement. La femme avait dépassé la cheminée. Elle s’approchait d’un rideau de damas avec un geste qui ne laissa aucun doute dans l’esprit de la jeune femme épouvantée : elle allait y mettre le feu ! Vivement, Marianne sortit de sa cachette, fit quelques pas dans le salon, dirigeant le canon du pistolet vers l’inconnue. Sa voix froide creva le silence.

— Puis-je vous aider ? fit-elle seulement.

Avec un cri, l’autre se retourna. Marianne vit un visage sans âge et sans beauté, ou plutôt qui eût peut-être été beau sans le grand nez arrogant qui y tenait toute la place. La peau, sèche et foncée, collait à une chair maigre. Les cheveux, épais et grisonnants, semblaient trop lourds pour la petite tête qui les supportait ; mais les yeux, d’un bleu candide, s’arrondissaient avec une telle expression de crainte qu’elle ôta d’un seul coup à Marianne toute appréhension. La mystérieuse aventurière avait exactement l’air d’une poule effarée. Tranquillement, mais sans cesser de la tenir sous la menace de son arme, Marianne s’avança vers elle, mais, à sa grande surprise, l’autre recula avec épouvante, repoussant même, de sa main tremblante, quelque chose qui devait être une vision terrible.

— Pierre ! balbutia-t-elle... Pierre ! Oh... mon Dieu !

— Vous êtes souffrante ? s’enquit Marianne aimablement. Mais posez donc ce chandelier, vous allez mettre le feu à la maison !

La femme paraissait subjuguée. Ses yeux, presque exorbités, rivés à Marianne, elle posa le chandelier sur un meuble d’une main si tremblante que le bois résonna. Ses dents claquaient positivement et Marianne pensa que c’était là un bien étrange comportement pour quelqu’un qui était animé d’idées aussi violentes. Elle considéra l’inconnue avec perplexité. Cette femme devait être folle !

— Me ferez-vous la grâce de me dire qui vous êtes et pourquoi vous vouliez mettre le feu ici ?

Au lieu de répondre, l’autre questionna à son tour, mais d’une voix si tremblante qu’elle en était presque inaudible.

— Pour... l’amour du ciel ! Qui... qui êtes-vous, vous-même ?

— La propriétaire de cette maison.

L’inconnue haussa les épaules, les yeux toujours rivés au visage de Marianne.

— Ce n’est pas possible ! Votre nom ?

— Vous n’avez pas l’impression d’intervertir un peu les rôles ? Il me semble que c’est plutôt à moi d’interroger ? Mais je veux bien vous répondre. On m’appelle Maria-Stella. Je suis cantatrice et, dans quelques jours, je me ferai entendre à l’Opéra. Vous êtes satisfaite ? Ne bougez pas.

Mais, sans plus prêter la moindre attention au pistolet braqué sur elle, l’étrange femme ferma les yeux et passa sur son front une main qui tremblait :

— Je suis folle ! murmura-t-elle... J’ai dû rêver ! J’ai cru... mais ce n’est qu’une fille d’Opéra !

Le ton, inexprimablement méprisant, réveilla la colère de Marianne.

— Vous dépassez les bornes ! Une dernière fois, je vous prie de me dire qui vous êtes et ce que vous venez chercher ici. Il n’y a plus de portrait à voler.

Un sourire dédaigneux passa sur les lèvres minces de l’inconnue, si pâles et si étroites qu’elles semblaient inexistantes.

— Comment savez-vous que c’est moi ?

— Ce ne peut être que vous ! Où l’avez-vous mis ?

— Cela ne vous regarde pas. Ce portrait m’appartient. C’est un souvenir de famille !

— De famille ? (Cette fois, c’était au tour de Marianne d’être surprise :) De quelle famille ?

— De la mienne, bien sûr ! Je ne vois pas bien en quoi cela peut intéresser une chanteuse italienne, mais cet hôtel est celui de ma famille. Je dis « est » car vous pourriez bien ne pas le garder longtemps. On dit qu’en l’honneur de son prochain mariage avec la nièce de Marie-Antoinette, Napoléon songerait à faire rendre gorge à ceux qui ont acheté des biens d’émigrés.

— C’est pour cela sans doute que vous souhaitiez mettre le feu à cette maison ?

— Je ne voulais pas qu’une demeure où les Asselnat ont vécu et souffert servît de cadre aux ébats d’une fille de théâtre ! Quant à mon nom...

— Je vais vous le dire, coupa Marianne qui avait enfin compris qui était devant elle : vous vous appelez Adélaïde d’Asselnat. Et je vais vous dire autre chose encore : tout à l’heure, quand je suis entrée, vous m’avez regardée avec une sorte de terreur parce que vous avez été frappée par une ressemblance.

— Peut-être, mais c’était une illusion.

— Allons donc ! Regardez-moi mieux ! (Et Marianne, saisissant à son tour le chandelier d’argent, l’approcha de son visage :) Regardez ma figure, mes lèvres, mon teint ! Allez chercher le portrait que vous avez enlevé et mettez-le auprès de moi. Vous verrez bien que je suis sa fille !

— Sa fille ? Mais comment...

— Sa fille, vous dis-je, la fille de Pierre d’Asselnat, marquis de Villeneuve, et d’Anne Selton ! Je ne m’appelle pas Maria-Stella, ce n’est qu’un nom de guerre. Je m’appelle Marianne-Elisabeth d’As...

Elle n’eut pas le temps d’en dire plus. Mlle Adélaïde avait sans doute eu, pour la journée, plus que son compte d’émotion. Avec un petit soupir, elle venait de glisser sur le tapis du salon, sans connaissance.


Non sans peine, Marianne était parvenue à hisser la vieille fille sur l’un des canapés près de la cheminée. Après quoi, elle avait secoué le feu de son mieux, allumé quelques bouquets de bougie afin d’y voir plus clair et s’était rendue à la cuisine, au sous-sol, pour y chercher de quoi ranimer sa cousine. La mélancolie de la soirée s’était envolée comme par miracle. A tout prendre, c’en était un que la découverte de cette extraordinaire Adelaïde qu’elle croyait confinée dans les profondeurs de l’Auvergne sous l’œil de la police impériale, un œil qui semblait manquer de vigilance. Elle s’était d’ailleurs promis de plaider la cause de sa cousine auprès de l’Empereur, mais, égoïste comme toutes les amoureuses, elle l’avait un peu oubliée dans les jours enchantés du Trianon. Cependant, elle était heureuse tout à coup, comme d’un cadeau de fête, de cette Asselnat, grise et poussiéreuse comme une araignée, qui lui tombait du ciel.