— Vous êtes la plus belle ! lui déclara-t-il de sa voix sonore. Ce soir, vous serez la plus grande... et nous serons peut-être amis pour toujours, si vous le voulez ?
— Je suis déjà votre amie, dit-elle en lui tendant la main. Merci de votre accueil qui me réconforte. J’en avais bien besoin !
Ce beau garçon blond, dont la quarantaine n’alourdissait aucunement la silhouette, avait bien une manière un peu trop insistante de la dévisager et d’apprécier son décolleté, mais il était sympathique et il offrait gentiment de l’aider à passer un cap difficile. C’était un appui à ne pas dédaigner. D’ailleurs, il fallait que Marianne prît maintenant l’habitude de ce milieu un peu spécial, très différent de ceux qu’elle avait connus jusque-là, mais dans lequel elle voulait non seulement se faire une place, mais régner.
La loge qu’on lui avait donnée était transformée en jardin tant les fleurs s’y accumulaient. C’était à croire qu’il n’y avait plus une rose, ni un œillet ni une tulipe dans tout Paris, tant ses amis avaient rivalisé pour l’en couvrir. Il y avait d’énormes gerbes envoyées par Talleyrand, par Fortunée et son ami, le banquier Ouvrard, par Fouché aussi, saisi d’une subite et folle prodigalité, par le grand maréchal du Palais et par des inconnus. Un petit bouquet portait le nom du timide M. Fercoc et la grosse touffe de violettes envoyée par Napoléon contenait un autre bouquet, en diamants celui-là, accompagné de deux mots qui en décuplaient la valeur : « Je t’aime, signé N. »
— Vous voyez bien, lui murmura Arcadius. Comment n’auriez-vous pas de courage avec tant d’affection autour de vous ? Songez qu’ « il » sera là. Venez voir !
Tandis qu’Agathe, la femme de chambre, prenait possession de la loge et se frayait un chemin dans les fleurs, Arcadius saisit Marianne par la main, l’entraîna derrière le rideau de scène. Des choristes, des machinistes se croisaient en tous sens, dans l’agitation des derniers préparatifs.
Dans la fosse d’orchestre, les musiciens accordaient leurs instruments, tandis que l’on allumait les quinquets de la rampe. Au-delà de l’immense mur de velours, on entendait bourdonner la salle.
— Regardez ! souffla Arcadius en écartant légèrement les plis.
Sous les innombrables lumières du grand lustre, le théâtre étincelait littéralement. Tous les ambassadeurs étrangers étaient là, tous les dignitaires d’Empire dans les costumes un peu fantastiques ordonnés par Napoléon. Marianne, le cœur battant, aperçut Mme de Talleyrand dans une loge avec quelques amis, Talleyrand dans une autre avec quelques belles dames et l’étroit visage de Dorothée dans une troisième. Le prince Eugène était là, et la reine Hortense, sa sœur. A mi-voix, Arcadius nommait les personnalités présentes : le vieux prince Kourakine, l’archichancelier Cambacérès, la très belle Mme Récamier, vêtue de gaze argentée avec de longs gants roses, Fortunée Hamelin, bien entendu, éclatante et empanachée comme un oiseau de paradis, auprès de la figure de fouine d’Ouvrard. Dans une loge de face trônait Adélaïde d’Asselnat, superbe dans la robe de velours prune et le turban de satin blanc que lui avait offerts Marianne. La vieille demoiselle posait sur tous et sur toutes un regard impérieux et dominateur, au-dessus d’un insolent face-à-main. Elle vivait là son jour de gloire en même temps que son entrée dans la vie parisienne. Un laquais impassible gardait la porte de la loge où elle régnait dans un superbe isolement, tandis qu’autour d’elle les autres loges débordaient.
— Il y a tout l’Empire... ou presque, souffla Arcadius. Et à l’heure encore ! On voit bien que l’Empereur doit venir. Tout à l’heure, tous ces gens seront amoureux de vous !
Mais les yeux de la jeune femme s’arrêtaient maintenant sur la grande loge, encore vide, où Napoléon allait prendre place avec sa sœur Pauline et quelques dignitaires.
— Demain, murmura Marianne comme pour elle-même, avec une poignante tristesse, il part pour Compiègne ! Il va attendre la future impératrice. Que m’importent d’autres amoureux ! Lui seul compte et il me quitte !
— Mais cette nuit il sera à vous ! jeta brutalement Jolival comprenant que si Marianne laissait la mélancolie l’emporter elle était perdue. Allez vite vous préparer maintenant. L’orchestre prélude... Vite !
Il avait raison. Marianne n’avait plus ni le temps ni le droit de penser à elle seule. A cette minute ultime, elle s’intégrait au théâtre. Elle devenait vraiment une artiste et, comme telle, devait tout faire pour que ceux qui lui avaient fait confiance ne fussent pas déçus ! Marianne d’Asselnat disparaissait. Maria-Stella prenait sa place. Et, cette place, Marianne voulait qu’elle fût éclatante.
Répondant aux saluts amicaux qui lui arrivaient de toutes parts, elle regagna sa loge au seuil de laquelle Agathe l’attendait. Avec une petite révérence, sa soubrette lui tendit un gros bouquet de camélias d’un blanc pur, entouré de dentelle et noué d’un flot de rubans verts.
— Un commissionnaire vient de l’apporter, dit-elle.
Avec une émotion dont elle ne fut pas maîtresse, Marianne lut la petite carte qui l’accompagnait. Elle portait seulement deux mots, un nom « Jason Beaufort ». Rien d’autre.
Ainsi donc, lui aussi avait pensé à elle ? Mais comment ? Mais où ? Etait-il donc revenu à Paris ? Elle avait envie, tout à coup, de retourner sur la scène et de soulever de nouveau le rideau pour chercher si, dans la salle, elle apercevrait le visage brun et la grande silhouette nonchalante de l’Américain... Mais ce n’était pas possible. Là-bas, les violons attaquaient le prélude. Les choristes devaient déjà se masser sur la scène. Dans un instant, le rideau se lèverait. Marianne avait juste le temps de changer de robe. Pourtant, en déposant le bouquet blanc sur sa table de toilette, elle ne pouvait se défendre d’être émue, au point d’en oublier un peu sa peur. Avec son simple nom posé sur quelques fleurs, Jason avait fait entrer dans l’étroite loge encombrée de bouquets sa personnalité violente, le grand vent de mer, son goût âpre de l’aventure et du combat quotidien. Et Marianne découvrait qu’aucun témoignage d’affection n’était plus revigorant pour elle que ces quelques syllabes.
Tandis qu’Agathe retouchait sa coiffure et mêlait quelques étoiles de diamant aux épaisses tresses posées en couronne, Marianne se souvint de la question saugrenue que lui avait posée Adélaïde :
— Vous êtes bien sûre de ne pas l’aimer ?
C’était stupide ! Naturellement, elle en était sûre ! Comment aurait-elle pu hésiter un seul instant entre l’Américain et Napoléon ? Elle reconnaissait honnêtement le charme du marin, mais l’Empereur, c’était tellement autre chose ! Et puis il l’aimait, de tout son cœur et de toute sa puissance, tandis que rien ne venait confirmer ce que pensait Adélaïde. Elle avait décrété, sans jamais l’avoir vu, que Jason l’aimait. Marianne, elle, pensait autrement. Envers elle, l’Américain éprouvait des remords et comme, malgré ce qu’elle avait pu en penser jadis, il était un homme d’honneur, il souhaitait sincèrement effacer le tort qu’il lui avait causé, voilà tout ! Néanmoins, Marianne s’avouait qu’elle éprouverait beaucoup de joie à le revoir. Ce serait si merveilleux s’il était là, ce soir, lui aussi, pour partager son triomphe !
Elle était prête et le miroir lui renvoyait une bien belle image. La fameuse robe de Leroy était, en fait, un chef-d’œuvre de simplicité : un épais satin nacré à longue traîne doublée de drap d’or moulait son corps comme un drap mouillé s’évasant seulement vers le bas, avec une audace que seule pouvait se permettre une femme ayant sa gorge et ses jambes. Avec son vertigineux décolleté qui mettait pleinement en valeur la parure d’émeraude et de diamants que lui avait donnée Napoléon, la robe dévêtait Marianne plus qu’elle ne l’habillait, mais ce qui, sur une autre, eût été indécent, devenait seulement sur elle le comble de l’élégance et de la beauté. Leroy lui avait prédit que, dès demain, une foule de femmes assiégeraient ses salons pour obtenir une robe semblable.
— Mais je refuserai, avait-il assuré. Je tiens à ma réputation et il n’y en a pas une sur mille qui pourrait porter aussi royalement une pareille robe.
Lentement, et sans cesser de se regarder, Marianne enfila de longs gants de dentelle verte. Son image la fascinait ce soir. Elle croyait voir dans sa beauté une promesse de triomphe. Dans ses cheveux noirs, les étoiles de diamant jetaient mille feux.
Un instant, elle hésita entre les deux bouquets déposés devant elle : les violettes, les camélias ? Elle fut tentée de choisir les derniers qui auraient mieux accompagné sa robe, mais pouvait-elle abandonner les fleurs de l’homme qu’elle aimait pour un souci d’harmonie ? Vivement, avec un dernier regard aux délicates fleurs blanches, elle prit les violettes et se dirigea vers la porte, tandis que, dans le couloir, le régisseur criait :
— En scène, mademoiselle Maria-Stella !
Le duo de La Vestale venait de s’achever sous une tempête d’applaudissements dont Napoléon avait donné le signal avec un enthousiasme inhabituel. Sa main tremblante fermement serrée dans celle d’Elleviou rouge d’orgueil, Marianne saluait avec un sentiment de triomphe si violent qu’il lui tournait presque la tête. Mais, plus qu’à la salle debout, qui les acclamait, elle adressait sa révérence à l’homme en uniforme de colonel de chasseur qui là-haut, dans sa grande loge fleurie, lui souriait si tendrement auprès d’une très jolie femme brune au profil de médaille : la princesse Pauline, sa plus jeune sœur, la préférée, vers laquelle il se penchait de temps en temps comme pour lui demander son avis.
— C’est gagné ! souffla Elleviou. Maintenant, tout ira bien. Vous les tenez ! Courage ! C’est à vous seule...
Elle l’entendit à peine. La musique triomphale des applaudissements emplissait ses oreilles de son merveilleux bruit d’orage. Existait-il au monde plus grisant vacarme ? Les yeux fixés sur l’homme qui, là-haut, la regardait, elle ne voyait plus que lui et lui dédiait de tout son cœur cet éclatant succès qu’il avait prédit, voulu. Il dominait l’énorme trou sombre qui, tout à l’heure, à son entrée en scène, avait failli la faire défaillir. Mais le vertige était passé. Elle se sentait bien. Elle n’avait plus peur. Elleviou avait raison : plus rien ne pouvait l’atteindre.
Le silence revint plus vivant peut-être encore que les bravos de tout à l’heure parce qu’il était plein d’attente. C’était comme si la salle tout entière retenait son souffle... Serrant entre ses mains le bouquet de violettes, Marianne commença à chanter l’air du Calife de Bagdad. Jamais sa voix, rompue maintenant aux pires difficultés de la musique, ne lui avait si bien obéi. Elle s’envolait sur la salle, souple, chaude, roulant dans ses notes pures toutes les perles et tous les joyaux de l’Orient, le parfum brûlant des déserts et la joie exubérante des enfants qui jouent dans l’éclaboussure des fontaines. Et Marianne, tendue comme une corde d’arc vers la grande loge, ne chantait que pour un seul, oubliant tous les autres que, cependant, elle entraînait à sa suite sur la route enchantée de la musique.
De nouveau, ce fut le triomphe, bruyant, violent, indescriptible. Le théâtre parut éclater en vivats frénétiques tandis que, sur la scène, des fleurs commençaient à pleuvoir en tempête odorante. Derrière l’orchestre, Marianne, radieuse, pouvait voir les spectateurs debout qui applaudissaient à tout rompre.
— Encore ! criait-on de toutes parts. Bis ! bis !...
Elle fit quelques pas pour venir sur le devant de la scène. Quittant la loge impériale qu’il n’avait pas cessé de regarder, son regard vert vint se poser calmement sur celui du chef d’orchestre et lui fit signe qu’elle allait recommencer le grand air. Elle baissa les yeux tandis que la salle, peu à peu, s’apaisait et que les musiciens reprenaient. La musique, de nouveau, déroula son ruban chatoyant.
Mais, soudain, dans une loge d’avant-scène, il y eut un mouvement qui attira l’attention de Marianne. Un homme entrait et sa silhouette accrocha aussitôt le regard de la jeune femme. Elle crut, un instant, que c’était Jason Beaufort qu’elle avait, en vain, cherché parmi tous ces visages tendus. Ce n’était pas lui, mais bien un autre dont la vue figea dans ses veines tout le sang de Marianne. Très grand, les épaules larges dans un habit de velours bleu sombre, il érigeait, sur une haute cravate de mousseline immaculée un visage dédaigneux aux épais cheveux blonds coiffés à la dernière mode. Cet homme était beau malgré la mince balafre qui lui fendait la joue de la lèvre à l’oreille, et Marianne le regarda avec l’incrédulité puis l’épouvante que l’on réserve aux fantômes.
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