Elle voulut crier, pour tenter de dominer la terreur qui s’emparait d’elle, mais aucun son ne sortit de sa gorge. C’était comme si elle faisait un mauvais rêve ou si elle était en train de devenir folle. Ce n’était pas possible ? Cette chose affreuse ne pouvait pas arriver ? D’un seul coup elle voyait crouler à ses pieds l’univers merveilleux et fragile qu’elle s’était construit au prix de tant de souffrances. Ses lèvres s’ouvrirent pour chercher l’air, mais l’impression de cauchemar devint affolante, tandis que la salle, la loge impériale et ses roses pourpres, les grands rideaux brodés d’or, les quinquets de la rampe et le visage angoissé du chef d’orchestre se mélangeaient en un kaléidoscope infernal. De toutes ses forces, mais dans un geste dérisoire, Marianne repoussa le spectre qui venait de sortir de la nuit. Mais c’était impossible ! Il ne voulait pas disparaître ! Il la regardait ! Il souriait !...
Alors, avec un gémissement désespéré, Marianne s’abattit sur la scène émaillée de fleurs tandis que, dominant le tumulte qui s’élevait autour de lui, Francis Cranmere, le mari indigne, l’homme qu’elle avait cru tuer, se penchait vers la scène où gisait une mince forme blanche sur laquelle les lumières faisaient fulgurer des étoiles. Il n’avait pas cessé de sourire.
En ouvrant les yeux, quelques minutes plus tard, Marianne, vit, sur un fond de fleurs, une guirlande de visages inquiets, penchés sur elle, et comprit qu’elle était dans sa loge. Il y avait Arcadius et Mlle Adélaïde, Agathe qui lui bassinait les tempes avec quelque chose de frais et Corvisart qui lui tenait la main. Il y avait aussi Elleviou et Fortunée Hamelin puis, dominant le tout, la silhouette surdorée du grand maréchal Duroc, venu sans doute au nom de l’Empereur.
Voyant qu’elle ouvrait les yeux, Fortunée s’empara de la main libre de son amie.
— Que t’est-il arrivé ? demanda-t-elle employant dans son affolement et pour la première fois le tutoiement de l’intimité.
— Francis ! murmura Marianne... Il était là... Je l’ai vu !
— Tu veux dire... ton mari ? Mais c’est impossible ! Il est mort !
Marianne secoua faiblement la tête.
— Je l’ai vu... grand, blond, un costume bleu... dans la loge du prince de Cambacérès.
Son regard, suppliant, s’était arrêté sur Duroc. Le grand maréchal comprit, disparut aussitôt. Marianne, qui s’était redressée, se laissa aller de nouveau sur les coussins, doucement repoussée par Corvisart.
— Il faut vous calmer, mademoiselle. Sa Majesté est dans les plus grandes inquiétudes à votre sujet. Il faut que je puisse la rassurer promptement.
— L’Empereur est bien bon, fit la jeune femme, et j’ai honte de cette faiblesse.
— II n’y a pas de honte à avoir. Comment vous sentez-vous ? Pensez-vous pouvoir reprendre le concert ou vaut-il mieux présenter des excuses au public ?
Le cordial que lui avait fait avaler le médecin impérial agissait peu à peu sur Marianne qui sentait revenir dans son corps la chaleur et un peu de force. Elle n’éprouvait plus qu’une courbature générale et une légère douleur à la tête.
— Je pourrai peut-être reprendre, commença-t-elle avec quelque hésitation.
Elle pensait, en effet, être assez forte pour retourner en scène, mais, en même temps, elle avait peur de retrouver la salle, de revoir le visage qui l’avait tant épouvantée. En l’apercevant, elle avait compris, le temps d’un éclair, pourquoi Jason Beaufort avait tout fait pour l’entraîner avec lui et quel était enfin ce mystérieux danger qu’il n’avait jamais voulu préciser. Il devait savoir que lord Cranmere était vivant... Mais il voulait éviter de le lui dire ! Dans un instant, peut-être, quand Duroc l’aurait trouvé, Francis allait franchir le seuil de cette porte, s’approcher d’elle... Il venait déjà... On entendait des pas dans le couloir. Les pas de deux hommes.
— Ne me quittez pas... à aucun prix !
On frappa. La porte s’ouvrit. Duroc parut, mais celui qui l’accompagnait, ce n’était pas Francis. C’était Fouché. Le ministre de la Police était sombre et soucieux. D’un geste, il écarta ceux qui se pressaient autour de Marianne, hormis Fortunée qui demeura fermement accrochée à la main de son amie.
— Je crains, mademoiselle, dit-il en détachant bien ses mots, que vous n’ayez été victime d’une hallucination. A la demande du grand maréchal, je me suis rendu personnellement dans la loge du prince-archichancelier. Il n’y a personne correspondant au signalement que vous avez donné.
— Mais enfin, je l’ai vu ! Je vous jure que je ne suis pas folle ! Il était vêtu de velours bleu... Il me suffit de fermer les yeux pour le voir encore. Il n’est pas possible que les occupants de la loge ne l’aient point vu.
Fouché leva un sourcil et eut un geste d’impuissance.
— La duchesse de Bassano, qui se trouve dans la loge du prince de Cambacérès, prétend que le seul habit bleu qu’elle y ait cru voir peu après l’entracte est celui du vicomte d’Aubecourt, un jeune Flamand arrivé depuis peu à Paris.
— Il faut chercher ce vicomte. Francis Cranmere n’aurait pas le front, lui, Anglais, de venir à Paris sous son propre nom. Je veux voir cet homme.
— Malheureusement, il est introuvable. Mes hommes fouillent le théâtre à sa recherche et, jusqu’ici...
Trois coups rapides frappés à la porte interrompirent le ministre. Il alla ouvrir lui-même et l’on vit apparaître un homme en tenue de soirée qui salua brièvement.
— Monsieur le Ministre, dit-il, personne dans le théâtre n’a su nous dire où se trouve le vicomte d’Aubecourt. Il semble qu’il se soit volatilisé pendant le tumulte causé par le malaise de Mademoiselle.
Le silence qui suivit était si profond que l’on n’entendait même plus une seule respiration. Marianne avait pâli de nouveau.
— Introuvable !... Volatilisé ! dit-elle enfin... Mais ce n’est pas possible ! Ce n’est pas un fantôme...
— Je ne peux rien vous dire de plus, coupa Fouché sèchement. Hormis la duchesse qui croit l’avoir aperçu, personne, vous m’entendez, personne n’a vu ce personnage ! Voulez-vous me dire maintenant ce que je dois rapporter à l’Empereur ? Sa Majesté attend !
— L’Empereur a assez attendu. Veuillez lui dire que je suis à ses ordres.
Péniblement, mais avec décision, Marianne se leva et, abandonnant l’écharpe de laine dont on l’avait enveloppée, alla s’asseoir à sa coiffeuse pour qu’Agathe pût arranger un peu sa coiffure. Elle s’efforçait de ne plus penser au spectre qui avait surgi du passé et qui venait d’apparaître si brusquement sur le fond de velours rouge d’une avant-scène de théâtre. Napoléon attendait. Rien ni personne ne l’empêcherait jamais d’aller à lui lorsqu’il attendrait. Son amour était son seul véritable bien au monde !
L’un après l’autre, ses amis quittèrent la loge ; Duroc et Fouché les premiers, puis les chanteurs, puis Arcadius, non sans une hésitation marquée. Seules, Adélaïde d’Asselnat et Fortunée Hamelin demeurèrent jusqu’à ce que Marianne fût prête.
Quelques minutes plus tard, une tempête d’applaudissements secouait le vieux théâtre jusque dans ses fondations : Marianne rentrait en scène...
Notes
[1]. Housekeeper : femme de charge
[2]. L'oncle du fameux ministre de Napoléon 1 », demeuré fidèle à la royauté
[3]. Madame Royale, fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette
[4]. Le duc d'Avaray devait mourir l'année suivante à Madère
[5]. Poisson noir
[6]. Le bâton dont aucun Breton n'aurait eu l'idée de se séparer
[7]. Actuelle rue Bonaparte
[8]. Actuelle rue de Richelieu.
[9]. Célèbre conspirateur.
[10]. Place de l’Alma actuelle.
[11]. Ce n’était pas l’église actuelle qui ne date que de 1836. L’ancienne église Notre-Dame-de-Lorette ayant été détruite, on avait donné son nom à la chapelle Saint-Jean-Porte-Latine qui tenait au cimetière des Porcherons.
[12]. Marie-Étoile.
[13]. A cette époque, les colonnes du Grand Trianon avaient été réunies par des vitrages sur l’ordre de l’Empereur.
[14]. Il mesurait un peu plus de 1,66 m.
[15]. Un page, un aide de camp, un maréchal des logis el un brigadier des Ecuries.
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