— Vous voilà chez vous, Madame la duchesse de Chevreuse ! Dampierre est à vous et vous pouvez l’orner à votre gré. Certes il n’y a pas de parc mais avec les terres que vous voyez d’ici, il sera facile d’en planter un…
— Rien ne presse ! Tel qu’il est il m’enchante. Je l’aime déjà ! s’écria-t-elle…
— Autant que Lésigny ?
Elle rougit comme si elle venait de commettre une faute. Dans son enthousiasme elle avait complètement oublié que, durant sa nuit médiévale, elle n’avait pas caché à Claude sa ferme intention de ne venir à Chevreuse que le moins possible et d’élire définitivement Lésigny comme résidence estivale où d’ailleurs elle souhaitait retourner sitôt achevée la visite du duché. Mais il fallait répondre. Elle s’en tira avec une demi-mesure :
— De façon différente ! Lésigny, après tout, reviendra à mon fils, et pour les chasses d’hiver il sera peut-être plus commode que celui-ci parce que plus proche du Louvre…
Le Duc saisit la balle au bond :
— A propos du Louvre, il faudrait songer à vous y faire revenir avec les honneurs dus à mon épouse ! Vous n’avez toujours pas reçu réponse du Roi ?
Marie retint un soupir : la question devait bien finir par arriver ! Sûr à présent de pouvoir assouvir à son gré sa passion pour elle, Claude commençait à se faire du souci pour sa position dans l’entourage royal. Comme si elle avait soudain trop chaud, elle prit à sa ceinture un petit éventail d’ivoire et de plumes pour en rafraîchir son visage rougissant. En même temps, elle glissait son bras sous celui de son époux :
— Oh, je suppose qu’elle doit nous attendre à Paris où le chevalier de Malleville est certainement rentré, et comme il ne sait pas où nous sommes…
— C’est vrai, nous nous sommes enfuis comme des amoureux de village à la recherche d’une meule de foin pour s’y cajoler en paix, mais rien n’est plus facile que l’envoyer chercher ! Je vais dépêcher un courrier…
Il avait pris une voix nasillarde que Marie détestait et, en outre, elle n’aimait pas beaucoup la meule de foin accolée à son cher Lésigny, mais ce qu’il proposait était légitime et il n’y avait aucune raison de s’y opposer, d’autant qu’elle aussi souhaitait recevoir des nouvelles.
— Merci d’aller au-devant de mes désirs, mon ami ! J’allais vous le demander… Faites-moi visiter les appartements à présent…
Elle s’en déclara aussi enchantée que des jardins. La grande salle réchauffée de tapisseries de Flandres et de sièges en velours de Gênes, avec sa cheminée monumentale et les six fenêtres qui l’éclairaient, avait de la noblesse. Quant à la chambre conjugale habillée d’un beau damas rouge clair, d’un lit à plumets blancs et de grands tapis d’Orient, elle lui convint en tous points et ce fut avec joie qu’elle s’y installa. Elen non plus ne cachait pas sa satisfaction. Bien que née dans une tour bretonne battue par les vents et les pluies d’hiver, au confort à peine supérieur à celui des maisons du village, elle avait goûté à la douceur d’un tapis sous ses pieds, à la rassurante intimité des rideaux de velours et des tentures murales, aux repas abondants et au divin plaisir d’être servie par une domesticité nombreuse. En revanche Paris boueux et malodorant en dépit de ses magnifiques églises et de ses palais vastes ou étroits ne vaudrait jamais aux yeux de son souvenir la beauté sauvage de sa lande fleurie de bruyères et d’ajoncs, déchiquetée par les assauts d’une mer souvent tumultueuse aux couleurs sans cesse renouvelées. Aussi nourrissait-elle une préférence pour les châteaux champêtres comme Lésigny ou Luynes. Après les austérités de Chevreuse, Dampierre la séduisit : château, dépendances et jardins étaient admirablement surveillés et entretenus par Boispillé, l’intendant :
— C’est un vrai paradis ici, madame, confia-t-elle à la Duchesse en l’aidant à se débarrasser des poussières du voyage. Y viendrons-nous souvent ?
— A la belle saison sans doute. Je sens que je vais beaucoup m’y plaire, mais n’oublie pas que c’est à la Cour et dans les résidences royales que je veux retourner. C’est là ma place et c’est là seulement que je respire même si la Seine charrie des immondices que ne connaît pas cette jolie rivière, ajouta-t-elle en désignant l’Yvette qu’elle apercevait de sa fenêtre.
— Mais… n’êtes-vous pas encore heureuse ? Le danger est écarté et vous avez épousé l’homme que vous aimez !
Un éclair traversa le regard bleu de la jeune femme. Elle réfléchit un instant, prit un peu de parfum au bout du doigt pour en toucher son cou et les lobes de ses oreilles, puis sourit à l’image que lui renvoyait son miroir :
— Je suis… satisfaite, Elen ! Heureuse est un trop grand mot pour ce que je vis…
— Mais enfin… vous aimez Monseigneur le Duc ?
— Je l’aime bien comme j’aimais bien mon défunt époux.
— Sans plus ?
— Sans plus ! La première fois j’ai été mariée sans que l’on me consulte, la seconde j’ai presque obligé Chevreuse à m’épouser. Même si j’ai vécu et vis encore des moments agréables où mon corps trouve son compte, trop d’intérêts sont entrés en jeu et ce n’est pas ainsi que je conçois l’Amour ! D’ailleurs, ajouta-t-elle avec un haussement d’épaules, je ne suis pas certaine qu’il existe autre part que dans les griffonnages fiévreux des poètes. J’ai cru un moment l’éprouver quand le Roi était mon ami déclaré, me venait voir sans cesse et me faisait plus reine que ne l’était sa pauvre infante. Mon cœur battait si fort quand il m’approchait !
— L’orgueil, madame, de voir un si éminent prince à vos pieds, y était-il pour quelque chose ? L’amour ne supporte aucun alliage.
— Tu as peut-être raison !… Pourtant j’ai souffert… et souffre encore de ce qu’il m’a fait ! Et dont il faudra bien que je me venge !
La jeune fille ne répondit pas… A quoi bon discuter ? Dire surtout que c’était d’orgueil blessé que Marie souffrait ? Elle ne l’admettrait jamais.
Quelques jours plus tard, Malleville arrivait à Dampierre, ramené par le messager qui l’avait attendu quarante-huit heures à Paris. Il rapportait une lettre de M. de Bassompierre pour Chevreuse et, au fond de ses yeux, le souvenir de ce qu’il venait de voir et qu’il n’avait pas quitté sans regrets… L’odeur de la poudre lui tenait encore aux narines et il n’accorda au nouveau domaine de Marie qu’un regard distrait. Tandis que son époux lisait le message de son cousin, celle-ci voulut en savoir davantage :
— Mille tonnerres, Malleville, n’avez-vous rien à me dire ? Vous restez là planté comme un piquet à regarder devant vous comme si je n’existais pas ! Avez-vous vu le Roi ?
— De loin, Madame la Duchesse, seulement de loin ! Il était uniquement occupé de la ville de Royan qu’il assiégeait ! Jamais je n’ai vu souverain se donner avec une telle ardeur à sa tâche militaire. Il n’avait pas le temps de me recevoir. Nous avons décidément un grand roi, madame !
Marie sentit la moutarde lui monter au nez :
— C’est possible, mais essayez de vous souvenir que ce n’est pas pour me rapporter cette splendide nouvelle que je vous ai demandé de parcourir quelque trois cents lieues aller et retour. Qu’avez-vous fait de ma lettre ?
— M. de Bassompierre a eu l’obligeance de s’en charger et même m’a fort recommandé de ne pas chercher à approcher Sa Majesté qui, entre parenthèses, était déjà au fait de votre mariage par un billet que Mme la princesse de Conti avait fait tenir à M. de Bassompierre qui, forcément…
— N’a rien eu de plus pressé que d’aller conter la nouvelle à notre sire ! Mais quel âne bâté !… Ne pouvait-il tenir sa langue jusqu’à ce que… je l’annonce moi-même ? Et comment a-t-elle été reçue ?…
— Fort mal ! bougonna Chevreuse qui avait fini sa lecture. Bassompierre m’écrit que le Roi était en colère et que lui-même, M. de Schomberg et le jeune La Valette ont eu du mal à le calmer en lui rappelant quelques-unes des actions que j’ai eu le bonheur d’accomplir sous ses ordres. Bassompierre dit aussi que le Roi venait de soulever l’enthousiasme de l’armée en opérant une reconnaissance sur la banquette d’une tranchée et d’y rester à découvert sans se soucier des balles qui pleuvaient autour de lui. Pas une seule fois il n’a baissé la tête. Cet éclat a fait diversion de la mauvaise humeur royale mais je vais devoir vous quitter, ma chère.
— Que dites-vous ? balbutia la jeune femme en pâlissant devant l’horizon menaçant que son imagination lui montrait. Il veut que… vous m’abandonniez ?
— Qu’allez-vous chercher ? L’Eglise nous a bénis, que je sache… Non, Bassompierre pense que Sa Majesté pardonnera de meilleur cœur si je vais moi-même plaider votre cause.
— Ma cause ? s’insurgea Marie. N’est-elle plus vôtre ?
— Si, sans doute, mais Bassompierre assure que le Roi sera content de me voir. Aussi vais-je partir sur-le-champ. En attendant mon arrivée nos amis s’efforceront de préparer ma venue…
— Et moi que vais-je faire ?… J’aimerais vous accompagner ! lança-t-elle avec un feu soudain.
— Que ferais-je de vous au milieu d’une armée ? Et je ne crois pas que votre présence serait agréable…
La remarque était brutale et Marie considéra son époux avec un vague mépris :
— Pas même à vous apparemment ! Vous ressemblez à un vieux cheval de bataille qui entend la trompette ! Maintenant que vous me tenez en votre maison, vous brûlez de rejoindre votre maître et de respirer l’odeur de la poudre.
— Je ne dis pas non. Je suis un homme de guerre. Je croyais que vous le saviez. En outre, je pensais que vous aviez hâte de reprendre votre place auprès de la Reine ?
Elle avait tort et s’en rendait compte. C’était stupide de lui chercher querelle simplement parce qu’il venait d’exprimer l’intention d’échapper pour un temps à son emprise mais elle était ainsi faite : qui se mêlait de l’aimer et voyait sa flamme exaucée lui devait de demeurer sous son joug parfumé aussi longtemps qu’elle le voudrait. Claude méritait une punition, elle ne lui fit pas attendre :
— Certes j’y tiens plus que vous ne sauriez le penser ! fit-elle avec un sourire radieux. N’allez pas vous faire tuer au moins !… Tout serait à recommencer et je ne vois pas qui je pourrais bien épouser à présent !
— Madame ! protesta-t-il blessé. Je croyais que vous m’aimiez…
— Mais je vous aime, Monseigneur ! Que cela cependant ne vous retarde pas. Au fond j’aurai tant à faire ici que je n’aurai pas le temps de m’ennuyer. Il se peut d’ailleurs que j’aille à Luynes chercher mes enfants ! Ils me manquent plus que je ne saurais dire…
Muet et impuissant, Gabriel avait assisté à l’escarmouche sans oser broncher mais en souhaitant éperdument être ailleurs. Il avait songé à demander au Duc la permission de l’accompagner mais il n’était pas difficile de deviner comment la Duchesse réagirait. Il sut très vite comment l’heureux époux aurait reçu sa demande quand il l’entendit déclarer qu’il était charmé de son retour et qu’il confiait Marie à ses soins. Le rêve qu’il avait caressé au long de la route n’était pas près de se réaliser…
En effet, à l’affût de nouvelles armes, le Roi venait d’adopter le mousquet et de créer du même coup la première compagnie de mousquetaires à cheval : une centaine de gentilshommes choisis et placés sous le commandement d’Armand-Jean de Peyre, comte de Tréville. Voué à la garde rapprochée de la personne royale, ce nouveau régiment promettait d’être le plus recherché. Et Gabriel de Malleville souhaitait ardemment, à présent, pouvoir porter un jour la casaque bleue à la croix fleurdelisée… Hélas, pour l’instant il lui fallait rester là où le sort l’avait mis…
Un mois jour pour jour après son mariage, Claude de Chevreuse rejoignait, à Saint-Emilion, le Roi qui arrivait juste après la reddition de Royan. Un peu inquiet tout de même sur l’accueil qu’il allait recevoir… Or tout se passa le mieux du monde. Heureux d’une victoire augurant bien de la suite de sa campagne, Louis XIII reçut son « cousin » comme s’il l’avait quitté la veille et même l’embrassa. En dépit d’un physique austère dont sa gravité naturelle augmentait l’effet, le jeune roi de vingt et un ans pouvait se montrer charmant et ses rares sourires possédaient un charme inattendu.
— Nos armes font merveille, mon cousin, lui dit-il, mais grâce à Dieu il reste encore beaucoup à faire et vous arrivez à point nommé pour en prendre votre belle part.
Pas un mot sur le malencontreux mariage, pas un mot sur Marie !
— Dois-je lui en parler ? Présenter des excuses ? demanda Chevreuse à Bassompierre qu’il retrouvait avec un réel soulagement. Les deux hommes en effet étaient à peu près du même âge et se connaissaient depuis leur enfance lorraine.
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