— Madame la duchesse de Chevreuse ! Votre noble époux a fait preuve des plus grandes vertus durant cette campagne et je compte qu’à l’avenir vous aurez à cœur de lui faire honneur. Surtout de ne plus donner à parler de vous autrement que pour vanter vos mérites…

L’œil était dur, la voix cassante. Il n’attendait pas de réponse. Pourtant Marie osa :

— Que le Roi veuille croire que je n’aurai plus d’autre but que le bonheur de Sa Majesté la Reine ! Et, bien entendu, celui du Roi !

Il passa son chemin sans dire mot mais, en se relevant, Marie croisa le regard de l’évêque de Luçon qu’elle n’avait jamais eu encore l’occasion de rencontrer. Lorsque à seize ans elle était devenue fille d’honneur de la Reine-mère, il était lui-même secrétaire d’Etat pour l’Intérieur et la Guerre dans le gouvernement de la Régente sur lequel régnait Concini. La chute de ce dernier, suivie du mariage avec Luynes, avait jeté Jean-Armand du Plessis-Richelieu sur les chemins de la disgrâce via Blois.

A présent, il était là presque devant elle, droit et hautain dans ses moires violettes. C’était à cette époque un homme de trente-sept ans, maigre et de haute taille, dont l’allure avait quelque chose de souverain. Le visage aux traits fins s’allongeait encore d’une barbiche et la moustache aux pointes relevées corrigeait peu le pli dédaigneux de la bouche mince. Le regard brun était inoubliable quand les paupières ne le voilaient pas : l’intense reflet d’une intelligence exceptionnelle et d’une froide détermination. Pour l’instant, une légère flamme ironique s’y mêlait à ce qui ressemblait à de l’admiration mais dont Marie ne put déterminer si elle s’adressait à sa beauté ou à son audace. Agacée, elle détourna la tête pour répondre à Mme du Vernet qui la pressait de rejoindre le couple royal dans le bateau pour rentrer à l’Archevêché…

Elle oublia vite cependant M. de Richelieu au bénéfice des événements contradictoires du séjour à Lyon. En effet, le soir même de son arrivée le Roi, après avoir applaudi les Comédiens français, rejoignait sa femme dans la nuit mais deux jours plus tard, il conférait à Richelieu le chapeau de cardinal, ce qui représentait une victoire pour sa mère. Même s’il lui refusait encore de le reprendre au Conseil. En outre, le plaisir de retrouver un époux d’autant plus amoureux qu’il ne l’avait pas vue depuis longtemps effaça momentanément de l’esprit de Marie les problèmes du couple royal. Dans son esprit, le lit était un terrain où l’on ne pouvait que s’accorder. La Reine était jeune, belle et il était de bon augure que Louis XIII n’eût pas attendu davantage pour s’en souvenir…

CHAPITRE IV

DES GENTILSHOMMES ANGLAIS…

Suivie d’un valet destiné à recevoir ses achats, Elen du Latz parcourait lentement la galerie du palais où s’alignaient depuis Saint Louis les alléchantes boutiques des orfèvres, les vendeurs de nombreux objets de luxe indispensables à la vie d’une femme ou d’un homme élégant : dentelles, rubans, gants, éventails, plumes, des librairies enfin où l’on trouvait parfois au milieu d’ouvrages pompeux en latin voire en grec, des libelles, des pamphlets même, fonds de commerce de ces colporteurs de la mauvaise parole qui truffaient les marchés et les rues perpétuellement encombrées, ce qui leur permettait de disparaître aisément quand se montraient les pertuisanes des soldats de la Prévôté.

En principe, la jeune fille se rendait chez Taupin munie d’un échantillon de la dernière robe commandée par Mme de Chevreuse, afin d’y choisir des plumes d’une teinte assortie destinées au grand chapeau de velours qu’elle porterait avec. Elle se donnait cependant le temps de regarder les étals des boutiques, flânant un peu pour son seul plaisir. Soudain, comme si une idée lui avait traversé l’esprit, elle hâta le pas pour gagner la boutique du plumassier, s’acquitta de sa mission, paya puis confia son acquisition au valet en lui ordonnant de rentrer au Louvre afin de ne pas faire attendre la Duchesse. Elle-même voulait aller prier un moment à la Sainte-Chapelle. L’homme objecta qu’il pouvait l’attendre, rentrer seule par les rues de Paris ne présentant aucune sécurité pour une demoiselle de bonne maison, mais elle s’entêta : par la place Dauphine et la partie nord du Pont-Neuf, elle serait vite rendue et n’aurait pas grand-chose à redouter, la mante grise à capuche dont elle était enveloppée recouvrant une robe de couleur semblable évoquait davantage une petite bourgeoise que la noble suivante d’une encore plus noble dame. Le valet savait qu’il perdrait son temps à discuter et n’insista pas. Après tout, la demoiselle du Latz que l’on savait bonne Bretonne donc entêtée était assez grande pour savoir ce qu’elle avait à faire, et sa vêture modeste ne risquait pas d’attirer les tire-laine du Pont-Neuf.

Quand il se fut éloigné, Elen, au lieu de se diriger vers la chapelle, prit le chemin opposé et sortit du palais par la rue de la Barillerie[9] d’où entre deux ruelles on avait accès au fouillis de menues artères séparant l’ancienne résidence royale de la cathédrale Notre-Dame. De jour cela grouillait d’une intense activité car, autour du marché Palu, on trouvait maintes échoppes de marchands d’onguents ou d’herbes, de ciriers fournissant en luminaires les petites églises et les chanoines de la cathédrale. Pourtant certains « boyaux » – il était difficile de donner le nom de rues à ces passages étroits aux maisons si rapprochées que le soleil n’y pénétrait pas ! – étaient quasi déserts. Elen s’engagea dans l’un d’eux. Là vivait, dans un semblant de boutique en contrebas dont l’unique fenêtre était si sale que lorsqu’il y avait de la lumière on ne l’apercevait même pas de l’extérieur, une femme nommée la Sounion – on ne lui connaissait pas d’autre nom – qui tenait commerce de filtres, poudres, liqueurs ayant peu à voir avec les produits d’une honnête apothicairerie mais qui se révélaient parfois plus efficaces. D’où une réputation de sorcellerie apportant une belle clientèle à celle que l’on disait grecque, ce qui la mettait à l’abri des mauvaises surprises parce que l’on redoutait son pouvoir autant que ses relations. Peut-être aussi parce que auprès d’elle les petites gens, les miséreux et les truands recevaient souvent gratuitement des soins et une aide discrète hors de leur portée dans une officine normale. Chez la Sounion les riches payaient pour les pauvres et tous ensemble formaient autour d’elle une sorte de rempart invisible mais plus efficace peut-être qu’une compagnie de gardes.

C’était chez cette femme qu’Elen voulait se rendre sans témoin importun et bavard, car sa maîtresse ignorait qu’elle ait jamais eu à rencontrer une créature de ce genre. Non qu’elle en eût été choquée. Au contraire, les produits de la Grecque eussent été susceptibles de l’intéresser, mais Elen tenait à garder secrète une partie de sa vie dont elle ne pouvait se souvenir sans honte ni douleur. En fait Mme de Chevreuse ne savait rien du viol dont sa suivante avait été victime peu avant de quitter le château des Montbazon, à Couzières, où à l’âge de douze ans elle avait été placée auprès de la fille d’Hercule qui en avait deux de moins. L’histoire d’Elen était tristement classique : un gentilhomme venu chasser chez le duc Hercule, trop beau pour la paix de l’âme d’une fille de dix-huit ans aussi timide qu’éblouie. Elle l’avait aimé dès le premier regard et quand, un soir, il l’avait rejointe dans sa modeste chambre, elle n’avait su se défendre ni contre lui ni contre elle-même. Le lendemain il repartait et elle ne l’avait jamais revu, ne sachant pas ce qu’il était devenu, n’osant interroger parce qu’elle craignait que le seul prononcé de son nom révélât son secret. Pourtant à la cour de la Reine-mère qu’elle gagnait une semaine plus tard dans le sillage de Marie, il eût été facile d’apprendre des nouvelles mais peu à peu, le rêve d’une nuit se transforma en cauchemar quand Elen comprit qu’il allait avoir une suite et elle mesura sa solitude. Personne à qui se confier, demander au moins conseil. Pas même à Marie occupée uniquement de ses toilettes et de ses plaisirs, toute à la joie d’être à la Cour. La malheureuse s’efforçait de lutter courageusement contre ce que sa foi profonde lui montrait comme un crime majeur – descendre aux rives de la Seine et laisser le fleuve l’emporter ! – quand le secours lui était venu d’où elle n’aurait jamais eu l’idée de l’attendre : les yeux perspicaces de Leonora Concini surent décrypter ce qui se cachait d’angoisse derrière le masque tendu de cette jolie fille trop grave. Elle l’incita à la confidence et à l’occasion d’un bal à la Cour – ces bals auxquels la Florentine n’assistait jamais –, elle la conduisit chez la Sounion qui, avec une habileté inattendue et en la faisant souffrir au minimum, la délivra d’un fœtus d’environ dix semaines avant de la ramener dans son propre appartement du Louvre où Elen put se reposer quelques heures avant d’aller reprendre son service auprès de Mlle de Montbazon. Celle-ci avait tellement dansé qu’elle ne s’aperçut pas de son absence. La Galigaï d’ailleurs s’était fait prêter Elen pour la nuit sous le prétexte d’étudier avec elle, dont les doigts étaient particulièrement adroits, de nouveaux ornements de tête et de nouvelles coiffures pour Marie de Médicis.

Pendant quarante-huit heures, la jeune fille dut faire appel à son courage pour ne pas s’évanouir à tout bout de champ, mais depuis elle avait gardé une reconnaissance profonde à l’étrange amie de la Reine-mère et quand, après la mort de Concini, Leonora avait été arrêtée, emprisonnée et jugée pour crime de sorcellerie, Elen en avait éprouvé une peine accrue par l’impuissance où elle se trouvait de venir en aide à la malheureuse. Prier, seulement prier et de cela elle s’était d’autant moins privée que Marie, un peu honteuse secrètement d’avoir tant hérité de la condamnée, avait fait dire plusieurs messes pour elle sans que son époux le sût.

Quant à la Grecque, s’il arrivait à Mlle du Latz de retourner chez elle, c’était afin de s’y procurer une pommade d’herbes apaisantes pour certaines douleurs intimes qu’il lui arrivait de ressentir, et comme la Grecque en gardait toujours une provision, ses visites étaient généralement rapides.

Elle en sortait ce jour-là, et se hâtait de revenir au palais quand en franchissant un passage obscur ménagé sous une maison, elle vit surgir de nulle part un homme dont elle ne put voir le visage parce qu’il portait un masque grotesque sous l’ombre d’un chapeau à large bord. Avant qu’elle ait compris ce qui lui arrivait, il la plaqua contre le mur si violemment qu’elle en fut étourdie et ne cria que sous la douleur lorsqu’il se mit à fouiller son corsage et sa jupe avec les gantelets de fer qui protégeaient ses mains. Elle comprit, terrorisée, qu’elle venait de tomber au pouvoir d’un bandit que redoutaient toutes les femmes dès que le jour commençait à baisser. Il leur infligeait, en les insultant, des blessures parfois graves pouvant aller jusqu’à la mutilation. Insaisissable comme le Diable dont certaines juraient qu’il était l’incarnation, nul ne savait d’où venait ni qui était ce gredin que la rumeur publique surnommait « le Tâteur[10] ».

Les seins à la torture, Elen hurla mais il lui appliqua sa figure de carton sur la bouche, l’étouffant à demi. Et puis, soudain, ce fut lui qui cria et la lâcha avant de s’enfuir, laissant la jeune femme s’écrouler au pied du mur où il l’avait quasiment clouée… Au bord de la syncope, elle cherchait sa respiration quand elle entendit une voix teintée d’un léger accent d’outre-Manche :

— Je n’ai pas pu l’embrocher par crainte de vous atteindre, disait-elle, mais j’espère l’avoir blessé assez gravement pour qu’il n’aille pas bien loin !

Elen vit alors se pencher sur elle un personnage qui lui parut immense mais dont l’obscurité du passage et le feutre noir à large bord qui le coiffait empêchaient de distinguer les traits. Il l’aida à se relever et la soutint pour l’amener à la lumière tandis qu’elle refermait en hâte la mante sur sa robe déchirée et tachée de sang. Elle s’aperçut que son sauveur était peut-être le plus bel homme qu’elle ait jamais vu quand il se découvrit d’une main rapide en une sorte de salut : de très haute taille avec des épaules carrées mais un corps mince sous un pourpoint de daim noir éclairé d’un col de guipure blanche, il penchait sur elle un visage de dieu grec sauvé d’une trop grande pureté par le pli ironique de la bouche aux lèvres fermes et finement dessinées. D’épais cheveux blonds dont les pointes bouclaient légèrement étaient rejetés en arrière du cou puissant. Des paupières lourdes voilaient en partie des yeux profonds, d’un bleu qui rappela à Elen ceux de Marie. Les vêtements, les hautes bottes cuissardes, les gants à crispin, le chapeau et sa plume frisée étaient sans fioritures aucune mais annonçaient le gentilhomme, et sa protégée, émerveillée, pensait que peu de princes possédaient autant d’allure.