— Sans m’en parler ? Si je comprends bien c’est un complot !

— Absolument pas ! Bassompierre sait évaluer un homme et il a été frappé par les qualités de celui-ci quand il est venu devant Royan. Nous en avons parlé ensemble. N’importe, ajouta-t-il d’un ton plus sérieux, il appartenait à la maison de votre défunt mari et, sauf à rejoindre à Luynes le jeune duc votre fils, il vaut mieux qu’il aille chez le Roi. C’est à mon sens le plus convenable !

— Convenable ? s’insurgea Marie. Ne suis-je plus maîtresse de ma propre maison ?

— Vous êtes duchesse de Chevreuse à présent et il est préférable pour tous que l’on oublie Mme de Luynes… Félicitations, Malleville !

— Merci, Monseigneur.

Sauf pour les dernières paroles, le ton de Claude s’était fait sévère. C’était tellement inhabituel chez lui que Marie ne trouva rien à répondre. En même temps, elle comprenait que son époux souhaitait effacer peut-être les traces d’un passé contestable… Et cela lui donna à réfléchir. Se pourrait-il que, sa passion assouvie, il en soit déjà à regretter leur mariage ? Un mariage auquel Gabriel avait largement participé. Ce qui expliquerait qu’il n’ait plus envie de voir autour d’elle ce rappel vivant de ses hésitations et de sa déconfiture…

— C’est bon, dit-elle. Allez, monsieur de Malleville, je ne vous retiens plus ! D’ailleurs je ne suis pas certaine d’en avoir encore envie !

C’était une vengeance assez mesquine mais elle lui permit de retenir les larmes qu’elle sentait monter. Elle était tellement habituée à s’appuyer sur Gabriel que sa défection la touchait comme un abandon parce qu’elle le croyait plus solidement attaché à elle. Habituée à asservir les hommes, elle découvrait qu’ils pouvaient s’unir contre elle et lui opposer une barrière qu’elle ne pouvait franchir. Et cette barrière, c’était encore au nom du Roi qu’on la dressait devant elle ! Sa rancune y puisa un surcroît d’aliment…

Il était tard pourtant mais Gabriel mit un point d’honneur à vider les lieux sur-le-champ. La façon dont s’était déroulé le dernier entretien ne lui laissait pas le choix. Il grimpa donc chez lui pour opérer son déménagement qui ne prit guère de temps et remit à un moment plus adapté de consoler Pons, désespéré de devoir abandonner un logis commode et des cuisines qui, en dépit de ses critiques, lui donnaient le plus souvent satisfaction.

— Et où allons-nous comme ça, mon maître ? pleurnicha-t-il.

— Tu le verras bien ! Et cesse de gémir ! Tu montes en grade.

— Ah oui ?

— C’est évident ! Tu servais l’écuyer d’une grande dame et maintenant tu deviens le valet d’un mousquetaire du Roi ! Un corps d’élite commis à la garde de sa personne !

— Il y a les gardes du corps pour ce faire !

— Oui, mais ceux-ci veillent sur lui dans ses palais. Nous autres allons le suivre partout où il l’ordonnera.

— Partout ? Ce qui veut dire à la guerre ?

— Naturellement ! Fini de mener une vie de paresseux ! Nous sommes des hommes, que diable !

Pons hésita un instant avant d’émette un « oui » peu convaincu mais qui fit rire son maître :

— Cela nous fera du bien à tous les deux ! A toi en particulier : tu commences à prendre du ventre !

Quelques soupirs encore et l’on descendit dans la cour pour se rendre aux écuries prendre le cheval qui était le bien propre de Malleville même s’il pouvait emprunter les autres quand il le voulait.

Il le chargea de ses peu encombrantes richesses puis, le prenant par la bride, entreprit de traverser la cour d’où l’approche de la nuit chassait les tailleurs de pierre et les sculpteurs chargés de rénover l’hôtel. Cette entreprise coûtait une fortune mais il était de plus en plus évident que Chevreuse voulait effacer jusqu’au souvenir de feu Luynes !

On s’apprêtait à franchir le portail quand une ombre s’en détacha :

— Un mot s’il vous plaît, chevalier !

— Mademoiselle du Latz ? fit l’interpellé en se découvrant. Vous avez quelque chose à me dire ?

— Oui. Où allez-vous loger désormais ?

— Cela vous intéresse ?

— Personnellement non mais pour le service de Madame, je préfère le savoir.

— Je ne suis plus au service de Madame…

— Sans doute, cependant je refuse de croire que vous lui refuseriez une aide si le besoin s’en faisait sentir.

— Ai-je dit quelque chose de semblable ? Naturellement elle pourrait compter sur moi… sauf si elle se mettait en tête de s’en prendre au Roi… et quelque chose me dit que cela pourrait venir, que vous le savez et que, c’est vous, alors, qui pourriez avoir besoin de secours.

— Donnez-moi tout de même votre adresse…

— Dans l’immédiat l’auberge La Vigne en Fleur des Nonnains-d’Yerres près l’hôtel de Sens. J’espère par la suite trouver un logis aux alentours de l’hôtel de Tréville. Et maintenant si vous le permettez je vous tire ma révérence. Si nous arrivons trop tard, Pons et moi, nous risquons de ne plus trouver à souper. Alors je vous baise les mains, mademoiselle du Latz. Veillez sur votre maîtresse. Quoi que vous pensiez, je l’aime bien… mais je crois sincèrement que je ne lui suis plus utile. Et je m’ennuyais vraiment !

L’inquiétude de Gabriel concernant le repas du soir était sans fondement. Enchantée de voir son amant venir s’installer chez elle, la belle Eglantine eût tué le veau gras s’il l’avait fallu. Ce qui n’était pas le cas. Elle lui offrit le meilleur de sa cuisine et de sa cave sans compter sa chambre où il eut droit à un festival de mignardises et autres échauffements bien propres à lui faire oublier sa triste condition de sans domicile fixe. Elle s’était toujours méfiée de la « Chevreuse » qu’elle jugeait beaucoup trop séduisante pour la paix de son cœur aimant. Ce soir qui amenait son « chevalier » sous son toit était le plus beau de sa vie et, farouchement décidée à le garder, elle lui offrit dès le lendemain une chambre personnelle pour lui et son valet. Et si celui-ci consentait à donner de temps en temps un coup de main, l’arrangement financier entre eux pourrait être aussi satisfaisant pour la bourse de Malleville que pour sa dignité. Pons, lui, se déclara enchanté : il avait eu un bon souper, même si cette première nuit, il avait dû la passer couché sur une couverture devant la pierre de l’âtre, et son séjour à l’hôtel de Chevreuse lui avait donné le goût du confort.

Les choses ainsi réglées, Gabriel s’en alla rue du Cherche-Midi se mettre à la disposition de son capitaine.

Quelques jours plus tard, le duc Claude partait pour Londres rendre une visite amicale à son cousin le roi Jacques dont la santé laissait à désirer. Livrée à elle-même, Marie ne tarda pas à se morfondre entre son hôtel en travaux et le Louvre où la Reine n’avait toujours pas le droit de recevoir des hommes. Anne d’Autriche finit par tomber malade ce qui n’arrangea ni son humeur ni l’atmosphère de son appartement où l’habituel élément distrayant – Mmes de Chevreuse, de Conti et du Vernet ! – perdait son temps à essayer d’améliorer l’ambiance. Le Roi, lui, était quasiment invisible.

Laissant les affaires de l’Etat à des ministres plus ou moins incapables, voire à sa mère dont les incessantes cajoleries cachaient mal l’intérêt et l’avidité, Louis XIII, cherchant en vain l’homme d’Etat – qu’il n’était pas mais dont il savait que la France avait besoin –, se réfugiait de plus en plus fréquemment dans ses forêts où il chassait dès que c’était possible. Les pas de son cheval moreau favori l’entraînaient le plus souvent vers Versailles, un maigre village à l’écart des grandes routes, une poignée de chaumières au bord du chemin qui menait à Montfort-l’Amaury, avec des étangs, quelques vignes et pommiers mais autour des bois immenses, drus, giboyeux. Et le Roi se plaisait de plus en plus dans cet endroit où il se sentait comme nulle part ailleurs. Non loin de là deux hostelleries, A la Corne de Cerf et A l’Image de Notre-Dame de Versailles, pouvaient recevoir des voyageurs à condition de ne pas être difficiles. Et plus Louis allait là-bas, plus il sentait le besoin d’y revenir. Alors sur la butte où s’égrenaient les quelques habitations, il décida de se faire construire une maison à lui, trop petite pour contenir plus de monde que son entourage immédiat et ses domestiques. Pas un château : une gentilhommière plutôt, vouée à la chasse et à la vie entre hommes dans laquelle rien ne devait être prévu pour sa femme et sa mère – seulement les indispensables servantes. Le fulgurant Bassompierre parlera avec un peu de dédain du « chétif château de Versailles » mais Louis y sera chez lui et interdira à quiconque de venir l’y troubler à moins d’une invitation formelle ou dans un cas grave. Ce qui ne se produira guère qu’une seule fois…

Enfin le duc de Chevreuse revint d’Angleterre avec des nouvelles des plus satisfaisantes : Jacques Ier l’avait confidentiellement chargé de tâter le terrain du Louvre en vue de la reprise du vieux projet de mariage entre son fils, le prince de Galles, et la dernière fille d’Henri IV, après quoi des ambassadeurs seraient accrédités pour entreprendre les pourparlers.

En effet l’équipée espagnole du prince Charles et du cher Buckingham – « Steenie » dans l’intimité ! – se soldait par un échec retentissant en dépit de l’accueil courtois du roi Philippe IV et de la reine Elisabeth de France[13]. Des réceptions avaient été données mais la sévère Espagne plus catholique que le Pape et son étiquette encore plus rigide voyaient d’un mauvais œil le comportement extravagant de ces Anglais protestants qu’elle considérait plus ou moins comme des suppôts du Diable. Le comble fut atteint dans une aventure décidée par Buckingham pour que l’infante Maria, sœur du Roi, pût apprécier par elle-même la galanterie et le charme de son prétendant qu’elle n’avait pas eu l’occasion de voir.

Ayant appris que l’Infante avait pour habitude de se promener le matin dans le jardin d’un agréable pavillon d’été, la Casa de Campo, l’industrieux « Steenie » tira son maître de son lit aux aurores et l’emmena jusqu’à la Casa où il réussit à l’introduire dans la partie la plus extérieure des parterres. Le verger où l’Infante venait respirer la fraîcheur de l’air matinal en était séparé par un mur de clôture et une porte fermée à double verrou. Il en aurait fallu bien davantage pour décourager l’envahisseur. Buckingham fit la courte échelle à son maître et Charles se retrouva à califourchon sur le mur d’où il put apercevoir, en effet, la charmante Maria – elle était aussi blonde que ravissante ! – errant sous les arbres escortée de sa gouvernante Doña Margarita de Tavara et d’un vieux gentilhomme chargé de veiller à ce qu’aucun incident ne vînt troubler la promenade. Ce que voyant, Charles se laissa tomber de l’autre côté, se reçut sans mal et se précipita vers l’Infante avec l’intention évidente de la prendre dans ses bras. L’effet fut immédiat : Doña Maria poussa un grand cri, ramassa ses jupes et prit la fuite en courant. Charles voulut la suivre mais il trouva devant lui le vieux gentilhomme qui, l’ayant reconnu, tomba à genoux en le suppliant de s’en tenir là et de repartir d’où il venait. Si l’on découvrait qu’il avait laissé un homme approcher la princesse, sa tête tomberait…

Il fallut bien se résigner, mais repartir par le même chemin paraissait impossible puisqu’il n’y avait plus la haute stature de Buckingham pour l’aider à grimper : Charles obtint donc de ressortir par cette porte même qu’il n’avait pu franchir et retrouva son ami de l’autre côté. Non seulement c’était raté mais il dut répondre de ses agissements devant le roi Philippe et aussi devant son redoutable ministre, Gaspar de Guzman, duc d’Olivares, qui n’avait pas pour habitude de donner dans la dentelle. Ce que le Prince entendit ce fut un ultimatum : s’il voulait l’épouser il serait d’abord obligé de se convertir au catholicisme et de jurer que les enfants à venir seraient tous reçus dans le sein de l’Eglise. L’impossible pour un prince anglais qui, s’il passait outre, mettrait en danger le trône de son père !…

Il ne restait qu’à repartir, bredouille évidemment. Cependant lors de la dernière audience qui lui fut accordée, le prince Charles entendit la reine Elisabeth lui murmurer :

— Que n’épousez-vous plutôt ma petite sœur Henriette ?

— N’est-elle pas catholique elle aussi ?

— Sans doute ! N’oubliez pas cependant qu’elle est la fille de celui qui a dit « Paris vaut bien une messe ». En outre elle est tout à fait charmante…

Ce fut la fin de l’aventure. Les héros malheureux repartirent, par mer cette fois, pour l’Angleterre où le bon roi Jacques ouvrit grand ses bras pour accueillir ceux qu’il appelait ses « chers babies » et s’efforça de les consoler. « Steenie » devint duc et pair et l’on se mit à considérer d’un œil nouveau un mariage avec la France.