— Avant peu, j’ai l’impression, confia Chevreuse à sa femme, que nous allons voir venir une ambassade chargée d’engager des pourparlers auprès du Roi et de son Conseil.

A propos du Conseil, il allait plutôt mal. Mécontent de tout et de tous, Louis XIII ne cessait d’en changer les membres, soit en les renvoyant chez eux, soit en les expédiant tranquillement en prison. Il lui fallait un homme d’Etat digne de ce nom avec lequel, ce qui était primordial, il pût s’entendre. Or il avait en aversion le cardinal de Richelieu dont sa mère – bien inspirée pour une fois mais intéressée au premier chef car elle espérait bien gouverner à travers lui ! – ne cessait de lui rebattre les oreilles. Finalement, alors que la Cour s’en était allée voir éclore le printemps à Compiègne – Marie et son époux y compris –, Louis XIII, un beau matin, pénétra chez sa mère pour lui donner le bonjour comme il le faisait régulièrement mais, ce jour-là, au lieu de s’asseoir un instant pour causer, il ne fit que traverser la chambre, tout botté et le fouet de chasse en main, pour embrasser la vieille dame et lui annoncer que l’après-midi même son cher Richelieu prendrait place au Conseil.

— Ah, mon fils ! Jamais vous ne le regretterez ! s’écria-t-elle sans imaginer une seconde que ce serait elle qui, un jour, le regretterait.

Quelques semaines seulement suffirent au Cardinal pour en devenir le chef après avoir fait une sorte de ménage en envoyant son prédécesseur La Vieuville à la Bastille sous divers chefs d’accusation. La Surintendance des Finances fut supprimée et remplacée par deux directions confiées l’une à Marillac, l’autre à Champigny, mais cela ne se fit qu’après avoir obtenu l’aval du Roi. Richelieu était trop fin diplomate et trop perspicace pour ne pas avoir retenu les leçons du passé. Envers ce jeune roi qui le regardait encore d’un œil méfiant, il se montrerait scrupuleusement respectueux de son autorité et de ses prérogatives royales. Il le tiendrait au courant de tout mais aussi lui faciliterait le travail et même les distractions comme la chasse parce qu’il savait pertinemment que sa santé devait être préservée afin d’effacer au maximum le côté atrabilaire de son caractère. Par nature, Louis XIII était indépendant et autoritaire, et ce serait l’honneur du Cardinal de laisser leur place à ce qu’il considérait comme de vraies qualités royales. Ainsi réussirait-il à trouver la manière d’inspirer à son maître les décisions qu’il souhaitait lui voir prendre cependant que lui-même abattait un ouvrage de titan en dépit d’une santé qui ne serait jamais bonne.

On en était là quand les ambassadeurs annoncés par Chevreuse arrivèrent à Paris avec une suite réduite et naturellement s’en allèrent prendre logis à l’hôtel de Chevreuse à présent terminé et qui passait pour l’une des habitations les plus agréables de la ville.

Le monumental portail d’entrée orné de statues, de pilastres et de trophées présentait de riches vantaux en bois sculpté de médaillons à personnages. Un suisse gigantesque, chamarré sur toutes les coutures, veillait là depuis une petite loge où se trouvait un râtelier abondamment fourni en armes. La cour intérieure était carrée et de style essentiellement français. Métezeau, l’architecte, s’était inspiré du Louvre de Pierre Lescot et, entre les hautes fenêtres de l’habitation, des pilastres encadraient des niches peuplées de statues surmontées de bandeaux plats à entablements. Les fenêtres à frontons de l’étage supérieur se détachaient sur l’ardoise des combles. Noble et magnifique, l’ensemble se complétant d’un vaste jardin où entre les parterres fleuris, on avait aménagé des tonnelles, des bancs de pierre et de petits bosquets où il faisait bon s’isoler – à un ou à deux ! – pour rêver, deviser, se confier et même s’abandonner à des plaisirs plus doux encore.

L’intérieur était superbe. Sous leurs plafonds peints et dorés, les diverses pièces regorgeaient de tentures précieuses, de meubles incrustés de nacre, d’ivoire ou de pierres fines, de sièges aux coussins moelleux de ce rouge corail clair que Marie affectionnait et qui ressortait si bien sur les lambris d’appui des fenêtres de l’habitation, des pilastres encadrant les niches peuplées de statues dont les bois sombres se relevaient d’or et que surmontaient des tentures de damas ou de brocart. Des cheminées monumentales en bois peint et doré réchauffaient l’atmosphère, accompagnées de centaines de bougies parfumées que l’on allumait, le soir venu, dans leurs flambeaux d’argent. Dans ce décor à faire envie à plus d’un Roi, animé par une armée de domestiques en livrée rouge, blanc et or, les Chevreuse recevaient souvent et avec une prodigalité qui laissait loin derrière les autres hôtels, princiers ou non.

C’est dans cet ensemble chatoyant, joyeux et accueillant qu’au soir de leur arrivée les envoyés anglais furent reçus par le Duc et la Duchesse avec, chez le maître de maison, une cordialité due au fait qu’il les connaissait déjà et chez son épouse une joie si forte qu’elle eut peine à la dissimuler. Le premier était le comte de Carlisle, le second le comte de Holland, tous deux pairs du royaume et proches de la famille royale. Mais ce Holland n’était autre que le beau gentilhomme entrevu le soir du ballet et dont l’image n’avait cessé d’obséder Marie, et, quand il s’inclina sur sa main, soudain froide et tremblante, elle eut un frisson au moment où il posa ses lèvres sur sa peau à peine plus longtemps qu’il ne le fallait. Elle faillit retenir cette main qui les réunissait mais garda assez d’empire sur elle-même pour n’en rien faire. Peut-être était-ce aussi à cause du regard dont il l’enveloppa et qu’elle déchiffra aisément. Lui non plus n’avait pas oublié… Profitant même de l’inattention de Claude qui échangeait des politesses fleuries avec Carlisle, il osa murmurer :

— Enfin, je vous revois après ces longs jours…

Elle lui sourit de tout son cœur, ébloui comme celui d’une adolescente à son premier battement trop rapide et, quand elle parla, sa voix fut d’une douceur exquise :

— Cette demeure est heureuse de vous recevoir, Mylord Holland… et s’il est possible, je le suis plus encore !

Si Chevreuse n’avait rien vu, rien entendu, quelqu’un n’avait manqué ni une parole ni un regard. Elen les avait reçus comme autant de blessures. Elle non plus n’oubliait rien de sa rencontre avec « Henry Rich » ni de l’espoir alors formulé d’une prochaine et tendre réunion. Même le sachant grand seigneur et ami d’un futur roi, elle n’avait pu s’empêcher de rêver encore mais ce qu’elle venait de voir la frappait au plus sensible parce qu’elle pressentait ce qui ne pouvait manquer de suivre si, comme elle le craignait, Marie désirait Henry et Henry désirait Marie.

Incapable d’en supporter davantage et sans réfléchir aux explications qu’il faudrait donner, elle s’enfuit de la salle d’honneur puis de l’hôtel et chercha refuge dans l’église Saint-Thomas-du-Louvre qui se trouvait à proximité. C’était l’heure de vêpres et il y avait là deux ou trois personnes en dehors des chanoines qui, calés chacun dans sa stalle, chantaient l’office avec des voix plus ou moins sûres. Ce n’était guère exaltant pour l’âme et la jeune femme chercha la chapelle de la Vierge que les illuminations du chœur maintenaient dans une semi-obscurité. Là elle se laissa tomber sur le dallage et, le visage enfoui dans ses mains, se mit à pleurer beaucoup plus qu’à prier. Encore la prière se résumait-elle à une seule supplication : que le séjour du séduisant Anglais à l’hôtel de Chevreuse ne se prolonge pas.

— Qu’il s’en aille, je vous en supplie, ô Notre-Dame-de-Pitié ! Qu’il retourne chez lui ! Je préfère ne plus le voir qu’être contrainte d’assister à ce qui ne manquera pas de se produire…

Perdue dans son angoisse et sans en avoir conscience, elle avait quitté la prière intérieure pour le murmure et ne s’en rendit compte qu’au moment où une main se posa sur son épaule tandis qu’une voix basse chuchotait :

— Que va-t-il donc se produire de si affreux, ma fille, qui vous mette dans cet état ?

La main était ferme, chaude, le timbre doux et compatissant. Levant les yeux Elen vit auprès d’elle une soutane noire surmontée de la tache plus claire d’un visage encadré de cheveux raides et d’une courte barbe en pointe, mais sans en distinguer les traits. Elle se releva pour mieux voir mais à cet instant, l’office s’étant achevé, on éteignit les cierges du chœur et la lumière fut encore plus faible :

— Je ne pensais pas avoir prié si haut, balbutia-t-elle, confuse.

— Ce n’est pas une faute mais la réaction normale de l’âme en peine qui, inconsciemment, élève la voix dans l’attente d’être mieux entendue. C’est pourquoi le prêtre que je suis s’est permis de vous questionner dans l’espoir, peut-être, de vous aider ?

— Je ne pense pas que ce soit possible… à moins de détenir les pouvoirs du Roi…

— Ceux de Dieu ne sont-ils pas plus puissants ? Vous êtes Mlle du Latz, n’est-ce pas, la suivante de Mme de Chevreuse ?

— En effet… et vous-même, mon père ?

— Je viens souvent ici où les bons chanoines m’accueillent en ami et je connais… tout le quartier.

Et comme elle ne répondait pas, partagée entre l’envie de se confier – depuis qu’elle avait vu Henry le soir du ballet royal, sa solitude n’avait fait que grandir ! – et la crainte d’être ridicule, l’inconnu poursuivit :

— Des visiteurs viennent d’arriver chez Monseigneur le Duc. Il était difficile de ne pas les remarquer, leur train encombrait entièrement la rue. De là à conclure que vous souhaiteriez voir repartir l’un d’entre eux il n’y a qu’un pas. Est-ce Mylord Carlisle qui vous occupe ?… Non, ce ne peut être lui ! Par conséquent… Et soudain, comme si l’idée l’en traversait : Voulez-vous que je vous entende en confession ? Ainsi vous pourrez soulager votre âme sans crainte que le secret en soit révélé…

— Je n’aurais pas osé le demander.

— Dans ce cas, venez !

A travers les semi-ténèbres, il la guida vers le plus proche confessionnal, l’y fit agenouiller avant de prendre place lui-même à l’intérieur. Il y faisait tellement sombre que derrière la grille de bois, elle ne distinguait plus rien. Mais l’impression de s’adresser à l’invisible n’en fut que plus forte et la rasséréna. Elle raconta ce qui s’était passé : sa rencontre avec Henry, ses espoirs si vite envolés, sa douleur lorsque enfin elle l’avait reconnu dans l’un des deux ambassadeurs d’Angleterre et surtout le coup de poignard reçu en voyant comment il regardait la Duchesse et comment elle le regardait…

— Je suis persuadée qu’il l’aime déjà et qu’il sera payé de retour. Et moi je vais devoir assister à leurs amours, sans doute même les favoriser. Je ne pourrai pas ! Je ne pourrai jamais ! Demain j’irai demander à un couvent…

— Devenir l’épouse du Seigneur n’est pas un pis-aller ! Quant à ce que vous redoutez cela ne sera et ne se produira certainement pas. Le rang de votre maîtresse, la situation où elle est parvenue dans de telles circonstances l’obligent à la prudence vis-à-vis de son époux… et du Roi ! Et au sujet de Lord Holland : il est marié…

— Comment le savez-vous ? fit-elle, surprise qu’un simple prêtre fût à ce point renseigné.

— Je suis au service d’un haut personnage et au fait de nombre de choses. Rentrez à présent ! Je vais vous donner l’absolution…

Lorsqu’il eut chuchoté sur sa tête courbée les paroles sacramentelles, Elen se sentit mieux :

— Merci, mon père ! J’avais besoin de me confier et vous m’avez entendue. Avec votre permission, je reviendrai vers vous…

— Je ne suis pas là souvent mais si d’aventure, d’autres cas de conscience vous venaient, voyez ici le chanoine Lambert et dites-lui d’en aviser le père Plessis…

Quand elle rentra à l’hôtel, personne ne s’était aperçu de son absence. Le souper battait son plein. Le bruit des conversations et le son des violons sur fond de tintement d’argenterie emplissaient la maison avec le fumet des viandes, mais elle n’avait pas faim et monta se coucher en se contentant de charger une chambrière de l’excuser auprès de Madame. Elle s’était soudain sentie mal…

Elle réussit cependant à dormir quand se fut éteint le brouhaha rituel et jusqu’à ce que Mme de Chevreuse regagne sa chambre et se livre aux mains de ses caméristes pour la déshabiller et la préparer pour la nuit. Elen nota qu’elle semblait bien joyeuse ce soir car, de son lit, elle pouvait l’entendre chantonner. Un flot d’amertume l’envahit : ce soudain besoin d’expansion musicale n’était pas dans les habitudes de Madame. Il fallait qu’elle se sente terriblement heureuse ce soir et, pour la première fois, l’idée vint à Elen qu’elle pourrait se mettre à la détester. Mais subitement les bruits cessèrent, le Duc venait de faire son entrée chez sa femme avec l’intention d’y passer la nuit. Les suivantes se retirèrent, les portes se refermèrent, ainsi sans doute que les rideaux du lit sur l’intimité du couple.