En faisant l’amour cette nuit-là avec Claude, Marie ne participa guère. L’époux avait abusé des vins et liqueurs, il en portait les relents sur lui. Son haleine aurait pu tuer des mouches à dix pas et Marie détestait cela. En temps ordinaire elle pouvait s’en accommoder surtout si elle-même s’était laissée aller à boire un peu plus que de raison mais ce soir, elle n’avait autant dire rien avalé dès qu’elle s’était aperçue que Holland ne prenait que de l’eau. Un besoin forcené de lui plaire en toutes choses s’était emparé d’elle. Au milieu du tintamarre du banquet ce détail les avait en quelque sorte isolés et s’ils n’avaient échangé que peu de paroles leurs yeux se parlaient un langage si enflammé que la jeune femme, parfois, se sentait rougir et détournait son regard. Mais alors il lui semblait sentir une brûlure sur sa gorge, sur ses épaules, comme si le lourd collier d’émeraudes et de diamants qui les couvrait en partie s’était changé en autant de minuscules charbons ardents. Jamais un homme ne lui avait fait comprendre aussi clairement qu’il la désirait. Et tandis qu’elle subissait distraitement l’assaut – rapide à vrai dire ! – de son mari, c’était à l’autre qu’elle pensait en une grisante anticipation. N’était-il pas chez elle pour la durée de son ambassade ? Des semaines, des mois peut-être ? Elle s’en promettait de longs enchantements : rien que la chaleur de ses lèvres sur sa main la faisait défaillir…

Le lendemain cependant elle le vit peu. Chevreuse, complètement dégrisé –, il avait cette qualité que l’ivresse chez lui était sans suite ! – conduisait ses invités chez le Roi d’abord, puis chez la Reine-mère, enfin chez la Reine où Mme de Chevreuse attendait modestement parmi les autres dames. Elle fut heureuse de constater que Holland la cherchait souvent des yeux. Le soir il y eut concert et collation dans une ambiance des plus agréable. Le jour suivant les ambassadeurs furent admis en présence de celle dont ils espéraient faire la fiancée du prince Charles et ils s’en déclarèrent séduits. Très jeune – elle avait à peine quatorze ans –, Henriette-Marie était menue, gardant encore des fragilités d’enfance mais elle était fine, gracieuse, vraiment charmante et les deux Anglais convinrent qu’elle n’aurait aucune peine à faire oublier l’Infante. Le lendemain on chassa en forêt de Rouvres ; il y eut réception dans l’appartement de la Reine-mère avec chanteurs et violons comme c’était la règle chez cette passionnée de musique ; enfin, les distractions officielles ayant pris fin, les visiteurs furent remis à leurs hôtes chargés de les occuper pendant les loisirs entre les discussions qui allaient s’ouvrir avec les représentants du Roi en général et en particulier le cardinal de Richelieu. Et ce ne serait pas une mince affaire. La princesse Henriette-Marie était catholique elle aussi, un peu moins que l’Espagnole peut-être puisque fille d’un homme qui avait beaucoup jonglé avec les religions, mais catholique tout de même, fille d’une femme qui n’entendait pas la plaisanterie à ce sujet.

Il ne pouvait être question pour elle d’une quelconque abjuration. Si elle devait régner un jour sur l’Angleterre, ce serait avec la bénédiction du Pape. D’autant que, si les protestants de France se tenaient à peu près tranquilles pour le moment, cela pourrait bien ne pas durer.

— Je crains fort que nous ne vous encombrions encore longtemps, déclara Lord Carlisle à Chevreuse au soir de la première discussion… Cela risque de durer.

— Si c’est le cas nous allons essayer de rendre votre séjour le plus agréable possible. Les lettres gracieuses que m’ont adressées Sa Majesté le Roi et le prince Charles n’ont fait que renforcer mon dévouement à votre cause. Ce dernier ne m’écrit-il pas qu’il ne veut tenir sa fiancée que de moi ? Et je mettrai tout en œuvre pour justifier une confiance qui m’honore plus que je ne saurais dire… La Duchesse et moi-même sommes à vous !

Marie se contenta d’approuver d’un sourire, ce qui allait dans le droit fil de ses vœux secrets. Claude était tellement fier du rôle prépondérant que sa parenté avec les Anglais lui offrait dans ce mariage qu’il ne voyait rien d’autre que sa gloire, ce qui le rendait aveugle aux contingences extérieures. Elle le comprit et en fut heureuse, sachant qu’elle ne résisterait pas une éternité à la passion qu’elle sentait couver en elle. Cette passion encore jamais rencontrée et qui, à présent, la dominait de son impérieuse puissance… Jamais elle n’avait eu envie d’un homme comme elle avait envie de celui-ci !

Il y avait bal, ce soir-là à l’hôtel de Chevreuse, et ceux qui comptaient à la cour de France s’y pressaient. Le Roi avait fait une apparition, la Reine-mère aussi accompagnée de son plus jeune fils, Gaston, duc d’Anjou, qui avait ses préférences. Il ne ressemblait en rien à son père : joli garçon si l’on aimait les visages un peu mous, ondoyant, caressant, charmeur lorsque son intérêt était en jeu, il eût fait, selon sa mère, un roi idéal parce qu’il eût assuré la réalité du règne. Jouisseur et cupide, aimant le luxe et le faste, il s’était toujours très bien entendu avec Marie de Chevreuse dont la gaieté et la frivolité s’accordaient avec les siennes. Il lui fit l’honneur de danser à plusieurs reprises avec elle.

Ce fut une soirée mémorable : Chevreuse avait dépensé une fortune et le souper fut somptueux. Tellement qu’au sortir de table un certain nombre d’invités éprouvait quelque peine à marcher droit. Le maître de maison était de ceux-là. Les « Santé ! » qu’il avait portées avec ses amis Bassompierre, Schomberg, Liancourt et Carlisle ne se comptaient plus.

Marie, elle, n’avait rien bu, ayant observé que Holland touchait à peine aux vins. De même il n’avait pas dansé et tant que dura le bal il se contenta du rôle de spectateur, debout dans une embrasure, les bras croisés sur la poitrine, échangeant parfois une parole ou deux avec des invités plus âgés, mais quand Marie évoluait au rythme d’une sarabande, d’une carole, d’une volte de Provence ou d’un passe-pied, il ne la quittait pas des yeux.

Surprise qu’il ne l’invite pas, elle s’en était inquiétée :

— N’aimez-vous pas danser, Mylord ?

— Pas ce soir…

— Pas même avec moi ?

— Surtout avec vous.

— Pourquoi ? demanda-t-elle, froissée…

— Je vous le dirai quand la nuit sera plus avancée. Ici il y a trop de bruit, trop de monde mais si vous voulez me permettre de vous accompagner au jardin tout à l’heure…

— Est-ce donc au jardin que vous préférez danser ? fit-elle, moqueuse.

— Peut-être. La nuit est divine et pour ce que j’attends de vous le parfum des fleurs est un accompagnement plus suave que les relents d’un banquet…

La gorge soudain sèche, Marie sentit un frisson glisser dans son dos. La forme du discours était sans doute poétique mais sous-entendait une réalité brutale. Cet homme était en train de lui dire qu’il la voulait sans même se soucier de ce qu’elle en pensait. Il parlait en maître sûr qu’on ne le refuserait pas et au lieu de se rebeller contre une pareille audace, elle fut heureuse de se sentir prête à toutes les soumissions parce qu’il était celui qu’elle attendait depuis toujours…

— Quand pensez-vous changer d’air ? émit-elle avec un rire qui lui parut sonner horriblement faux.

Imperturbable il répondit :

— Dans une heure. Votre époux n’est pas encore suffisamment ivre…

Elle lui parut interminable, cette heure qu’elle occupa en continuant à jouer son rôle d’hôtesse mais d’une façon machinale. Enfin, elle vit Holland quitter son coin de fenêtre et sortir discrètement de la salle de bal. A cet instant d’ailleurs, Marie donnait des instructions à son majordome pour faire apporter de nouvelles bouteilles et personne ne faisait attention à elle. Alors, ramassant ses jupes de satin azuré, elle s’élança vers le jardin où l’éclairage des plates-bandes commençait à faiblir et, immédiatement, elle vit la haute silhouette de l’Anglais se détachant à peine d’un if taillé et alla vers lui. Mais elle s’aperçut vite qu’ils n’étaient pas seuls et que certains bosquets étaient déjà occupés. Elle voulut le faire remarquer à son compagnon mais il lui fit signe de se taire, prit sa main et l’entraîna en direction d’un petit pavillon dont elle avait demandé la construction afin de pouvoir s’y retirer quand un besoin de solitude lui ferait rechercher le calme odorant d’alentour. Elle voulut résister :

— Prenez garde ! Il doit y avoir quelqu’un là aussi…

— Non. Le pavillon est fermé à clef et j’ai volé cette clef hier au soir…

Un moment plus tard, il refermait sur eux la porte vitrée par laquelle arrivait un peu de lumière et sans dire un mot il la prit dans ses bras, la renversa sur les coussins de velours du lit de repos qu’elle avait fait placer là et se mit à couvrir sa gorge, son cou et ses épaules de baisers furieux. Il s’était laissé tomber sur elle comme un homme mourant de soif se jette sur de l’eau fraîche. En même temps, il ouvrait son corsage, cherchait ses seins qu’il froissa avant de remonter jusqu’à sa bouche dont il s’empara avec la même violence. Jamais Marie n’avait subi pareil traitement. La brutalité des caresses lui arrachait des gémissements mais – chose étrange ! – elle n’avait ni l’envie ni la possibilité de s’en défendre. Il la traitait comme un reître traite une femme après l’assaut d’une ville. Il lui griffa les cuisses en retroussant sa jupe et l’instant suivant il était en elle, lui arrachant cette fois un cri de douleur qu’il étouffa sous ses lèvres… et pourtant ! Quasiment violée, écartelée, Marie sentit monter du fond de son corps une sensation inouïe, telle qu’elle n’en avait jamais ressenti de sa vie et qui la fit se pâmer…

Quand elle reprit ses esprits, il était étendu contre elle, nu, et il achevait de la déshabiller. Voyant s’ouvrir ses yeux, il se mit à rire :

— Pardonnez-moi mais je ne pouvais plus attendre. Jamais je n’ai désiré une femme comme je vous désirais…

— Et… maintenant ? murmura-t-elle en essayant de se relever.

— Plus encore qu’auparavant mais nous allons, à présent, nous donner du temps. Je peux être tendre… vous savez ?

Il entreprit aussitôt de le lui démontrer et Marie, éblouie, découvrit qu’elle ne savait rien de l’amour, ou si peu parce que avant ce merveilleux amant qui savait si bien jouer de son corps, son cœur, lui, n’était pas engagé.

L’aube était proche quand il la quitta avec l’intention de sortir discrètement de l’hôtel pour revenir un moment plus tard en homme qui éprouve le besoin dune promenade. Cependant Marie resterait dans le pavillon jusque dans la matinée comme si elle y avait cherché refuge contre le vacarme de la fête…

Avant de s’éloigner, Henry l’avait étreinte une dernière fois :

— Comment allons-nous faire dans les jours à venir ? Passe pour cette nuit mais nous ne pouvons plus utiliser ce pavillon… et la faim que j’ai de vous n’est pas près d’être assouvie…

D’une voix ensommeillée elle promit d’y penser. Elle se sentait à la fois lasse à mourir… et merveilleusement bien, comblée au-delà de ses espérances et, pour l’instant, elle ne souhaitait que dormir. Avec un petit rire, Holland la reposa au milieu des coussins en désordre, la rhabilla sommairement en évitant le contact direct de ce corps ravissant dont il éprouvait déjà tant de peine à se séparer…

Ce fut Elen qui découvrit Marie endormie dans sa retraite après l’avoir cherchée partout. Un instant elle contempla le joli spectacle qu’elle offrait avec une fureur grandissante. Les marques sur la peau délicate n’étaient que trop explicites ainsi que les lèvres gonflées et l’expression de béatitude du visage aux yeux clos. Un instant elle fut tentée d’aller chercher Chevreuse, mais elle réussit à se dominer. Si elle dénonçait sa maîtresse elle ferait sans doute les premiers frais de la colère du Duc. On la chasserait et elle ne saurait plus rien des faits et gestes d’une femme qu’elle détestait à présent d’une jalousie dévorante…

Au lieu de cela, elle la secoua en répétant qu’il fallait se hâter, l’aida à remettre sa robe, fourrant les jupons sous le lit de repos dans l’intention de revenir les récupérer plus tard, puis courut prendre une cape pour cacher les traces révélatrices du décolleté, la chaussa et l’entraîna en la portant presque à travers les jardins. Marie se laissait faire comme une petite fille, se contentant de sourire aux anges quand Elen lui parlait. Grâce à Dieu l’hôtel était livré au grand ménage obligatoire après une fête de cette importance, et comme la suivante choisit d’emprunter l’escalier dérobé menant directement à l’appartement de la Duchesse, elles ne rencontrèrent personne. Arrivée dans la chambre de Marie, elle entendit celle-ci lui dire :