A mi-chemin de Saint-Denis, les gens de la capitale se retirèrent pour laisser place à l’escorte royale, Louis XIII monta auprès de sa petite sœur cependant que la déjà fameuse compagnie des Mousquetaires enveloppait l’attelage. Mal remis de sa maladie mais tenant essentiellement à donner cette ultime marque d’affection à Henriette-Marie, Louis XIII était pâle et triste plus qu’à son habitude, mais il faisait d’héroïques efforts pour sourire à celle qui s’en allait et que, peut-être, il ne reverrait plus.

On coucha à Stains, puis le lendemain à Compiègne où, au matin suivant, les chemins se sépareraient, Louis XIII ayant décidé de se rendre à Fontainebleau. Les Chevreuse, assimilés aux ambassadeurs anglais, furent logés au château. Marie s’appuyant sur une grossesse qui non seulement ne se voyait pas mais ne la tourmentait guère se déclara fatiguée et refusa d’assister au souper, préférant aller « respirer » dans les jardins où elle descendit avec Elen. En fait, elle voulait parler à Gabriel de Malleville qui était de garde avec le baron d’Aramits. Elle alla s’asseoir sur un banc en vue des deux hommes et envoya Elen prier son ancien écuyer de venir lui parler un instant. Ce que la jeune fille obtint facilement puisqu’il ne s’agissait que de s’éloigner de quelques pas.

Quand il fut devant elle, il la salua avec le respect dû à son rang sans sonner mot, attendant visiblement qu’elle parlât, ce qui la fit changer d’humeur :

— Eh bien, fit-elle froissée, est-ce là tout ce que vous avez à me dire ?

— Je pensais, Madame la Duchesse, que tout avait été dit entre nous puisque vous m’avez en quelque sorte chassé.

— C’était votre volonté, non ? Mais ce que je veux savoir, aujourd’hui, c’est la raison pour laquelle à la sortie du palais de la Reine-mère vous avez osé me regarder comme vous l’avez fait ? Vous aurais-je par hasard offensé en une quelconque circonstance ?

— Moi ? Non, Madame la Duchesse !

— Mille tonnerres, Malleville, ne me racontez pas d’histoires ! Je vous connais et je n’ai pas envie que nous soyons ennemis. Si vous avez quelque chose à me reprocher dites-le ! Ce soir-là nous ne nous étions pas vus depuis des mois…

— Madame la Duchesse ne m’a pas vu, rectifia Gabriel, mais moi je l’ai vue… et fort bien et à deux reprises à une fenêtre de La Vigne en Fleur alors que sous la treille, je buvais un pot de vin d’Anjou en compagnie d’un camarade…

Marie s’attendait à tout sauf à cela et se sentit pâlir :

— Que faisiez-vous à cet endroit ? L’hôtel des Mousquetaires est de l’autre côté de la Seine et la rue des Nonnains-d’Yerres loin du Louvre.

— J’y ai habité après mon départ de votre demeure et j’y conserve des habitudes. C’est une auberge agréable mais où l’honneur d’une si noble dame ne devrait jamais s’aventurer ! Surtout en si dangereuse compagnie. Je vous offense, sans doute, mais j’ai toujours eu mon franc-parler et vous le savez.

— Que connaissez-vous de la compagnie en question ? demanda Marie, hautaine. Je vous trouve hardi.

— D’oser dénigrer devant vous ce grand seigneur moi qui ne suis qu’un soldat ? Madame, Madame, quand vous trompiez M. de Luynes avec Monseigneur de Chevreuse, je n’y trouvais rien à redire : votre époux d’alors n’aimait que lui-même et menait l’Etat à sa perte. Mais cette fois…

— Je ne vous savais pas si chaud partisan de M. de Chevreuse, ironisa-t-elle, et comme il semble l’homme du monde le plus heureux, je ne vois pas ce qui peut vous inquiéter !

— Aussi n’est-ce pas pour lui que je m’inquiète mais pour vous. Voulez-vous me permettre de vous poser une question ?

— Au point où nous en sommes, faites toujours !

— Aimez-vous Lord Holland ou n’est-il pour vous qu’un… caprice… un peu trop durable peut-être ?

— Cela fait-il une différence ?

— Enorme. Si votre cœur vous a échappé, reprenez-le vite si vous voulez lui épargner de cruelles blessures ! Depuis qu’il est à Paris et que je le sais votre amant, je me suis renseigné et je l’ai suivi dans les bas quartiers de la ville où il aime à se rendre pour assouvir d’étranges instincts… même pour des Anglais que l’on dit portés à s’encanailler.

— D’étranges instincts ? Alors qu’il est un huguenot convaincu voire austère et qu’il a fallu la passion que je lui inspire…

— Désirer une femme comme un forcené est une chose, l’aimer en est une autre. Et cet homme ne vous aime pas, parce qu’il n’aime personne en dehors de lui-même. Ni le feu roi Jacques dont il a été le mignon, ni sa femme épousée pour le titre et la fortune qu’elle lui apportait et qu’il engrosse régulièrement pour avoir la paix…

— Taisez-vous, gronda Marie qui sentait une main de glace se refermer sur son cœur. Vous vous faites l’écho de ragots de cuisine que je me refuse à écouter plus longtemps. Il est impossible que vous ayez pu apprendre ce ramassis de choses écœurantes…

— Impossible non. Il suffit d’être patient et de savoir interroger. Faites-moi confiance, madame, fuyez cet homme quand il en est temps encore ! Et d’abord renoncez à ce voyage en Angleterre où rien ne vous protégera de lui…

— Vous rêvez, ma parole ! Rien ? Et mon époux, qu’en faites-vous ?

— C’est vous qui en faites ce que vous voulez ! En outre, il est tellement heureux d’avoir épousé la Princesse par procuration, qu’il est plus coiffé que jamais de l’Angleterre et de ses chers Anglais. Soyez raisonnable et laissez-le partir seul ! Il vous sera facile de préférer rester avec la Reine quand elle reviendra à Paris.

— Non ! C’est clair, je pense !… Ce qui l’est moins, c’est votre conduite puisque vous prenez tant d’intérêt à mes affaires. Si je ne vous avais pas appelé, vous m’auriez laissée partir sans broncher vers cette Angleterre qui vous fait si peur ?

— A mon tour de dire non…

Il prit, à l’intérieur du crispin d’un de ses gants d’uniforme, un papier soigneusement plié qu’il lui remit :

— J’avais décidé, ma garde terminée, de chercher Mlle du Latz et de lui donner ceci… qui vous supplie de m’accorder quelques instants d’entretien. Vous m’avez facilité la tâche et je vous en remercie puisque j’ai pu vous avertir. C’est fait à présent et même si vous ne me croyez pas, essayez de penser parfois à ce que je vais vous conseiller : cet homme est un démon dont le seul but est de s’approprier la totalité de ce qui le tente ! Essayez d’aimer ailleurs ! Vous n’avez que l’embarras du choix…

Ayant dit, Malleville salua profondément, en reculant comme il l’aurait fait devant la Reine, puis recoiffa son feutre gris empanaché de rouge et rejoignit son compagnon. En même temps Elen revenait vers la Duchesse qui n’avait pas bougé de son banc où elle semblait pétrifiée. La jeune fille aussitôt s’inquiéta :

— Vous êtes souffrante, madame ?

Sans un mot, Marie se leva, lui sourit et reprit le chemin du château illuminé et bruissant de la fête intérieure. Rentrée dans sa chambre elle renvoya son service et se coucha rapidement, faisant semblant de dormir quand son époux la rejoignit, mais elle ne réussit pas à avoir une minute de repos…

Le lendemain, elle vit s’éloigner les Mousquetaires avec un vif soulagement. L’amour ardent qu’elle éprouvait pour Henry lui avait fait balayer avec colère l’avertissement de Malleville ainsi que les années de fidélité qu’il lui avait données. Elle lui en voulait maintenant d’avoir osé surveiller son amant, d’avoir glané jusque dans les ruisseaux les pires ragots. Démolir une réputation était depuis toujours le passe-temps favori des gens de cour. Gabriel y avait vécu longtemps et elle n’essaya pas de trouver une raison convenable à sa sévère mise en garde. C’était trop facile pour elle de l’attribuer à la plus simple jalousie. Déjà quand il avait quitté l’hôtel de Chevreuse l’idée avait effleuré Marie qu’il pouvait être amoureux d’elle, comme nombre d’hommes, et craignait de se trahir un jour ou l’autre. En découvrant sa liaison avec Holland cette jalousie s’était exacerbée voilà tout ! Et pour le moment elle avait d’autres chats à fouetter que s’étendre sur les états d’âme de son ancien écuyer…

Le soir on fut à Montdidier où l’on rejoignit le cortège des deux reines escortées par deux compagnies de gardes du corps. Cette fois la plus grande partie de la Cour était présente. Cela faisait une masse de gens qu’il fallait loger tant bien que mal. Attachée provisoirement à Henriette-Marie, Mme de Chevreuse ne put joindre Anne d’Autriche, la méfiance du Roi ayant fait en sorte que les deux groupes se trouvent éloignés l’un de l’autre. Donc pas question pour Buckingham d’approcher la dame de ses pensées !

Le lendemain soir Amiens faisait aux trois reines un accueil triomphal, Louis. XIII ayant exigé que les honneurs dus à une souveraine fussent dès ce moment rendus à sa sœur. Or, le gouverneur de la ville comme de la province n’était autre que l’ex-beau-frère de Marie, cet Honoré d’Albert de Cadenet – l’homme aux cadenettes ! – à qui son épouse avait apporté le comté de Chaulnes, érigé pour lui en duché-pairie et dont la faiblesse du jeune Louis XIII avait fait un maréchal de France. Tenu à distance comme son frère Brantes-Luxembourg depuis le retour de Marie de Médicis qui haïssait en bloc la famille, Chaulnes, qui ne quittait plus guère sa province, s’était jeté avec enthousiasme sur cette occasion de briller et de revenir à la surface de la Cour. Il alla au-devant de l’imposant cortège entouré de la noblesse locale – trois cents cavaliers ! –, de cinq mille bourgeois en armes et des notabilités d’Amiens au complet. Le premier échevin fit un beau discours après quoi, dans une débauche de trompettes, de coups de canon et d’arquebusades, Madame Henriette-Marie pénétra dans la ville et gagna la cathédrale pour entendre un Te Deum.

Elle fut logée à l’Archevêché cependant qu’Anne d’Autriche et Marie de Médicis se voyaient attribuer une belle et grande demeure pourvue de jardins ombreux descendant jusqu’aux bords de la Somme. Peut-être l’atmosphère en était-elle un peu fraîche car, à peine arrivée, la Reine-mère se mit à éternuer et dut se coucher aux prises avec un gros rhume bientôt accompagné de fièvre. On avisa aussitôt le Gouverneur : le séjour dans sa ville serait plus long que prévu, la reine d’Angleterre refusant de poursuivre le voyage tant que sa mère serait malade.

La nouvelle enchanta Buckingham et ses deux complices : ce serait bien le diable si au cours de ces vacances inespérées on ne réussissait pas à ménager le tête-à-tête dont rêvait l’amoureux, agacé au plus haut point de ne pouvoir échanger avec son idole que des paroles conventionnelles, des regards éloquents sans doute mais insuffisants et dont le déchiffrage faisait cependant le bonheur des initiés. En dehors de cela il ne pouvait être question d’obtenir un entretien privé. L’écuyer Putange ne quittait pas la Reine d’une semelle sauf dans sa chambre à l’inviolabilité de laquelle veillait le jeune La Porte.

Au Logis du Roi, une grande et vieille demeure du centre de la ville, Chaulnes donna un bal qui fut le plus fastueux et le plus gai qui soit. On y fit assaut d’élégance et de somptuosité. Marie, satin blanc, velours noir et fabuleuse parure de diamants et de rubis, fut la plus élégante mais, pour une fois peut-être pas la plus belle, éclipsée par une souveraine qui, habitée du feu que donne l’amour partagé, brillait d’un éclat incomparable. Quant à Buckingham, il resplendissait comme un soleil dans un habit tellement cousu de diamants et de perles que l’on n’en distinguait plus la couleur originelle. Et quand Anne fit à son amoureux la faveur de danser avec lui, le couple qu’ils formaient coupa le souffle des assistants qui, d’un accord tacite, s’arrêtèrent d’évoluer au rythme lent de la pavane afin de mieux les admirer. Les yeux du Duc flambaient d’orgueil… Il était persuadé de tenir sa victoire.

— Faites en sorte, je vous en supplie, que je puisse être seul quelques instants avec elle, chuchota-t-il plus tard à Marie. Je sens qu’elle est à moi !…

— Patience ! répondit la Duchesse. Il est certain qu’elle est entièrement sous le charme mais, par grâce, ne brusquez rien ! N’oubliez pas qui elle est et ne brisez pas par une hâte intempestive le rêve que nous vous avons aidé à tisser !

— Quelques minutes ! Juste quelques minutes pour lui faire connaître l’étendue de ma flamme, pour qu’elle accepte… au moins une correspondance et aussi de me recevoir en secret lorsque je viendrai à Paris !

— Vous, venir à Paris en secret ? fit Marie en riant. Mon cher Duc, outre que les Parisiens vous connaissent à présent, vous êtes aussi voyant que le soleil au milieu du ciel !

— Je saurai m’effacer, je vous le jure ! Mais accordez-moi ces instants qui m’aideront à attendre…