— Soit ! Le temps est doux, les nuits sont magnifiques et plus délicieuses encore dans le jardin de la maison de la Reine…

— Je sais que l’on s’y précipite pour goûter la fraîcheur du soir… grogna-t-il.

— Mille tonnerres, mon ami, contentez-vous de ce que je vous offre ! Je n’ai aucun moyen de vous introduire dans sa chambre. Venez demain soir et j’organiserai une promenade… dont vous pourriez être content.

Ainsi fut fait. Le lendemain soir, alors que la Reine tenait cercle dans les salons, Mme de Chevreuse proposa de descendre au jardin : la nuit était vraiment trop belle pour rester à l’intérieur, même toutes fenêtres ouvertes. La compagnie descendit donc vers le fleuve que l’on voyait briller comme un ruban de satin au-delà des parterres. La Reine avait accepté avec enthousiasme. Buckingham lui offrit sa main avec un beau salut et Putange voulut leur emboîter le pas, mais Mme de Chevreuse l’écarta d’un geste suave et d’un sourire. Elle suivrait Sa Majesté de conserve avec Lord Holland. Lui se joindrait aux autres.

D’un bleu de velours sombre le ciel avait quelque chose de magique et les jardins embaumaient le tilleul et le chèvrefeuille. Buckingham et sa royale compagne suivaient un itinéraire mis au point par Marie. Elle-même, après un temps où elle se maintint si près du couple qu’elle eût pu entendre ce qu’il se disait, ralentit soudain la marche sous le prétexte d’un caillou indiscret dans son soulier. Et naturelle ment, elle retint du même coup la suite des courtisans qui n’osèrent pas les dépasser, elle et Holland. Cela se produisit aux approches d’un bosquet que le chemin contournait et derrière lequel Buckingham et la Reine disparurent. La halte de Marie qui se prétendait blessée au pied et tenait la largeur du chemin assistée de Mme du Vernet – elle était du complot ! – dura quelques instants… Jusqu’à ce que l’on entendît la Reine pousser un cri de douleur suivi d’un appel à ses femmes. Le pied de la Duchesse guérit subitement et elle se précipita avec son amie, toutes deux très inquiètes et sachant bien que le couple n’était pas derrière le bosquet mais dedans, où il y avait un banc. Holland suivit, de même Putange ainsi que La Porte qui de cette façon bouchèrent l’entrée du nid de verdure. Le spectacle qui les attendait fit dresser les cheveux sur la tête des dames. Anne d’Autriche, en larmes, le corsage en désordre et les jupes retroussées, semblait sur le point de perdre connaissance tandis que son amoureux, à genoux devant elle, s’évertuait à la calmer.

Holland bouscula ledit amoureux sans ménagement en lui soufflant de se réajuster parce que sa toilette à lui aussi laissait à désirer. Cependant que Marie et son amie se hâtaient de porter secours à leur maîtresse, rectifiant sa mise avant même de la consoler, Holland se hâta d’emmener Buckingham du côté opposé à celui où était la Cour que Putange et La Porte, s’efforçant de cacher leur affolement, rassuraient en disant que le pied de Sa Majesté lui avait tourné causant une souffrance qui avait manqué lui faire perdre connaissance. Anne d’Autriche fut rapportée plus que ramenée chez elle par Marie et Antoinette du Vernet, aidées par Mme de Conti qui cachait mal son envie de rire. Une fois Anne d’Autriche étendue sur son lit, elle attira sa belle-sœur à part :

— Il n’a tout de même pas essayé de la violer, j’espère ?

— J’ai bien peur que si. Tout à l’heure quand j’ai rabattu ses robes, j’ai remarqué des griffures sur ses cuisses. Cet imbécile a dû se jeter sur elle après l’avoir troussée sans prendre garde à la multitude de broderies d’or et de diamants de ses chausses ! On n’a pas idée d’être aussi inconséquent ! Quel rustre ! Ces Anglais sont vraiment des sauvages !

— Pas tous, ma belle, et vous le savez. En attendant il nous faut faire l’impossible pour éviter le scandale…

C’était plus facile à dire qu’à faire. La première à être mise au courant fut la Reine-mère. Du fond de son lit, elle prit les mesures qui lui semblaient s’imposer : son indisposition l’invalidant encore pour quelques jours, elle décida que sa fille quitterait Amiens dès le lendemain accompagnée seulement de Monsieur son frère. Il importait de débarrasser au plus tôt le royaume d’ambassadeurs aussi dangereux. En fait l’incident l’enchantait assez car elle y voyait un bon moyen de discréditer encore davantage sa belle-fille auprès de son fils.

Dès le matin le cortège d’Henriette-Marie, un peu surprise d’être ainsi expédiée, quittait Amiens avec ses turbulents sujets et, naturellement, les Chevreuse, dont l’époux ne comprenait rien à ce départ brusqué. N’ayant guère de goût pour les promenades nocturnes et sentimentales, il avait passé sa nuit à jouer et à boire chez le Gouverneur avec Carlisle et plusieurs gentilshommes.

Le protocole exigeait que la Reine accompagne Henriette-Marie jusqu’à deux lieues en dehors de la ville. Anne prit donc place dans son carrosse en compagnie de la princesse de Conti à qui d’ailleurs elle n’adressa pas la parole durant le court voyage. Droite, fière, tirée à quatre épingles et le visage immobile, elle était plus infante que jamais et la princesse n’essaya pas de restreindre la distance ainsi établie entre elles. Elle devinait sans peine à quel point la jeune reine se sentait humiliée, frappée d’une blessure intolérable pour un orgueil espagnol. Sans doute à cette heure en voulait-elle à la terre entière.

Quand on fut au point fixé pour la séparation, les deux belles-sœurs descendirent de leurs voitures respectives pour s’embrasser et s’échanger des souhaits de bonheur et, pour la seule Henriette-Marie, de voyage agréable. Puis chacune regagna son carrosse. A ce moment, Buckingham s’approcha de celui d’Anne d’Autriche afin de prendre congé. Il était très pâle et sa voix incertaine était coupée de larmes. La Reine le regarda à peine :

— Adieu, Mylord ! dit-elle seulement en détournant la tête.

Cette froideur le foudroya :

— Madame ! supplia-t-il. Votre Majesté ne consentira-t-elle pas à me dire…

— Rien ! Cela suffit ! laissa-t-elle tomber sans le regarder.

Alors il éclata en sanglots et voulut s’agripper aux rideaux du véhicule comme pour l’empêcher de s’en aller, balbutiant des paroles incompréhensibles. La scène, sous les regards avides des deux cortèges, devint rapidement intolérable et Mme de Conti prit sur elle d’y mettre fin :

— Retirez-vous, Mylord ! ordonna-t-elle d’un ton sec. La Reine souhaite repartir…

Il hocha la tête et s’écarta mais resta planté au milieu de la route tandis que le cocher royal faisait tourner ses chevaux, si évidemment misérable que Holland vint le chercher. Cependant, Louise de Conti, après que l’on eut roulé un moment, ne put s’empêcher de murmurer :

— Je ne savais pas Votre Majesté si cruelle ! Le malheureux fait pitié…

— Il n’a que ce qu’il mérite ! Les hommes en vérité ne sont rien d’autre que des brutes !

La Princesse ne jugea pas utile de discuter une opinion aussi tranchée et s’installa plus commodément dans son coin. Ce faisant, elle rencontra le regard du chevalier de Jars qui galopait à la portière de son côté. Elle lui sourit avec un mouvement fataliste des épaules et il lui répondit en levant les yeux au ciel. Lorsque l’on fut à Amiens la Reine s’enferma aussitôt avec son confesseur. Cependant elle n’en avait pas fini avec Buckingham.

Le cortège d’Henriette-Marie poursuivait son chemin sous des nuages qui n’annonçaient rien de bon. Par Abbeville et Montreuil on gagna Boulogne, cette fois sous une pluie battante charriée par un vent qui se renforçait d’instant en instant. Depuis Montreuil on avait pu voir que la mer était démontée et personne ne fut surpris en constatant qu’aucun des navires anglais chargés de transporter la nouvelle reine et sa suite ne se trouvait dans le port. Tout le monde en fut enchanté : après une fin de voyage aussi pénible, l’idée d’embarquer sur-le-champ ne souriait à personne. Surtout pas à Marie, très contrariée du retentissant échec du joli roman dont elle avait si soigneusement mis au point la scène maîtresse. Avec son franc-parler, elle n’avait pas caché au malencontreux « Steenie » ce qu’elle en pensait :

— On n’a pas idée d’être d’une telle maladresse ! Ne vous avais-je pas recommandé la retenue ? Vous vous êtes conduit comme un soudard vis-à-vis d’une femme, non seulement mal mariée, mais imprégnée d’idées romanesques, d’amours chevaleresques et que sais-je encore ? Même son époux qui n’est pas un chef-d’œuvre de délicatesse ne l’a jamais traitée ainsi !

— Je sais, mon amie, je sais ! Avouez cependant qu’elle m’y a encouragé ! Et je suis un homme, que diable ! Pouvais-je imaginer que ses beaux yeux noyés, ses lèvres tremblantes n’étaient pas autant d’appels à d’autres caresses ? Et nous avions si peu de temps ! Si seulement je pouvais la revoir, lui expliquer…

Le Diable apparemment était pour lui car on vit au matin accoster une chaloupe montée par de hardis marins qui, en dépit du mauvais temps, apportaient du courrier pour la Cour. Marie et Holland sautèrent sur cette occasion inespérée : ils conseillèrent à Buckingham d’aller lui-même porter les dépêches à la Reine-mère, seule habilitée à recevoir des nouvelles d’Angleterre.

Ils avaient à peine fini leur discours que le Duc était en selle et galopait en direction d’Amiens. Là, il se fit annoncer chez Marie de Médicis.

Celle-ci encore mal remise gardait le lit mais elle ne l’en reçut pas moins, prit les lettres, l’en remercia et l’écouta d’une oreille bénigne quand il lui exprima son désir d’être reçu par sa belle-fille aux pieds de laquelle il souhaitait s’humilier. Le propos lui semblant d’autant plus louable qu’elle cultivait, pour sa part, un faible pour le beau ministre, elle lui conseilla de s’y rendre sur-le-champ.

Anne d’Autriche qui s’était fait saigner le matin gardait le lit elle aussi, dolente de sa récente aventure. Quand elle sut que son amoureux demandait audience, elle s’exclama :

— Encore revenu ? Je pensais que nous en étions délivrés !

Et chargea sa dame d’honneur, Mme de Lannoy, de dire qu’elle ne recevait pas. Celle-ci s’acquitta de la commission avec un maximum de raideur :

— Il ne plairait pas au Roi, expliqua-t-elle au duc, que la Reine permît l’entrée de sa chambre à des hommes dans le temps où elle est au lit !

Et Buckingham retourna chez Marie de Médicis, l’implorant avec tant d’insistance qu’elle finit par répondre :

— Pourquoi donc ? Je le fais bien moi-même.

Il fallut évidemment que Mme de Lannoy en passe par cette espèce de consensus, mais elle prit ses précautions : lorsque le Duc fut introduit la chambre était pleine de monde et deux princesses du sang, Mmes de Condé et de Conti, étaient assises au chevet de la Reine. Buckingham s’approcha du lit, se mit à genoux, prit la main d’Anne… et éclata en sanglots. Mme de Lannoy se précipita :

— Il n’est pas d’usage à la cour de France de parler à genoux à la Reine. Veuillez vous asseoir !

Et lui fit donner un siège. Qu’il refusa avec colère :

— N’étant pas français je n’ai pas à observer les lois de ce pays. Veuillez me laisser en paix !

Et il voulut se lancer dans un plaidoyer qui eut le don d’irriter Anne. Après lui avoir arraché sa main, elle resta de glace, ne l’honorant même pas d’un regard. Ce que voyant, Mme de Conti pria courtoisement Sa Grâce de ne pas insister afin de ne pas incommoder Sa Majesté qui était souffrante et avait besoin de repos.

— De repos ? Vraiment ? Et au milieu de cette foule ! gronda l’Anglais furieux. Rassurez-vous, madame, je pars mais vous apprendrez que l’on ne se moque pas de moi impunément.

— Nul ne songerait à se moquer de vous, Mylord, si vous consentiez à agir de façon sensée, riposta la Princesse. C’est manquer de respect à une souveraine que l’importuner.

Il lui lança un coup d’œil exaspéré, recoiffa son chapeau et sortit en bousculant les laquais et en annonçant qu’il reviendrait…

Quelques heures plus tard, Mme de Chevreuse, assez inquiète tout de même, apprit de quelle façon il entendait revenir si on ne lui faisait pas meilleur accueil : par la force des armes !

DEUXIÈME PARTIE

L’ÉCHAFAUD DE NANTES

CHAPITRE VII

DEUX FERRETS DE DIAMANTS

La mer ayant enfin consenti à se calmer, la flotte anglaise put jeter l’ancre devant Boulogne et, le 22 juin à midi Henriette-Marie et sa suite embarquaient à bord du Prince, l’un des plus grands navires qui eussent jamais été construits. L’un des plus luxueux aussi puisqu’il offrait trois salles de plain-pied tendues de tapisseries de haute lice rehaussées d’or dont le capitaine Phinéas Pett fit les honneurs à sa jeune reine et à son imposante suite française : outre les Chevreuse et l’ambassadeur de France à Londres, le comte Le Veneur de Tillières et sa femme, il y avait l’évêque de Mende, Mgr de La Mothe-Houdancourt, chapelain de la Reine… et cousin de Richelieu, qu’il allait tenir fidèlement au courant de tout ce qui se passerait à Londres, la comtesse de Saint Georges[18] et la comtesse de Sipierre, le comte d’Effiat plus une quarantaine d’ecclésiastiques, secrétaires, gentilshommes, écuyers, valets, médecins et musiciens – comme sa mère, Henriette-Marie adorait la musique –, et une bonne dizaine de femmes de chambre. Presque personne ne parlait anglais, cela allait donner pas mal de fil à retordre à sir Toby Matthew, traducteur officiel. Mais les proches étaient sans conteste Mmes de Chevreuse et de Saint Georges.